L’Hiver minimal, 24

Publié le par Louis Racine

L’Hiver minimal, 24

 

V

 

« Par où vais-je commencer ? » demandai-je à mes hôtes. Devant mon indécision, Rossi proposa que je narrasse d’abord les événements de mon enfance qui me paraissaient avoir le plus nettement déterminé la suite de ma vie. J’acceptai de bon cœur cette *planche de salut et parlai de mon pays, de ma famille, de mon père ; je décrivis l’école où je fis mes classes, le cadre bucolique dans lequel je fus élevé ; j’évoquai mes querelles enfantines avec Willy.

Constatant, à mesure que je progressais dans mon récit, que je savais captiver mes auditeurs, je m’empressai d’en arriver au temps de mes premiers grands voyages, à Shanghai, le jour de mes dix-neuf ans, au Japon, à la Jamaïque (mais je ne leur parlai pas d’Odile), à Madagascar, en Australie. Sans nommer le groupe Manuela ni préciser davantage la nature de ses activités, je ne laissai pas de signaler mon appartenance à une organisation secrète d’envergure internationale. L’attention de mes hôtes s’en trouva renforcée. Mon calme, mon assurance, ma pondération les impressionnaient. Parfois ils échangeaient un regard complice, en souriant, transportés d’allégresse et assoiffés d’aventure. Ils étaient jeunes. Ma peau burinée par le soleil des Tropiques, l’éclat de ces yeux que Monique avait tant aimés, un rien d’exotisme enfin suffisait à les bouleverser ; et ils redisaient à mi-voix ces formules magiques : Atuana, Tuléar, Moroni, Mataura...

L’espace d’un instant, je craignis malgré moi qu’ils ne doutassent de la véracité de mes propos ; mais non : leurs visages, tout entiers tournés vers moi, m’eurent bientôt persuadé de la confiance qu’ils m’accordaient. Encouragé, je leur contai mes histoires de serpents, en commençant par la moins glorieuse, et qui avait l’Inde pour décor.

 

J’étais parti de Rājñāndgaon au lever du soleil, dans une jeep de location, car la voie ferrée ne passait pas par Bhandāra, où je devais retrouver Roland à sept heures précises. Ayant appris qu’on avait désigné Jakobsen pour me seconder, j’avais obtenu de mes chefs qu’il fût remplacé par ce vieil ami ; Jakobsen reçut l’ordre de gagner Le Cap, où il fut confié à Jubeuf pour un travail de routine. Je n’avais pas oublié certaine mission en Grèce, quelques années auparavant, dans laquelle on avait jugé utile de m’adjoindre cet incapable.

Je roulais depuis une heure, l’esprit absorbé par ces souvenirs, quand je dépassai une haute borne plantée au bord de la piste. Je quittais le Madhya Pradesh pour entrer dans le Mahārāshtra. J’étais donc à mi-distance de Rājñāndgaon et de Bhandāra. La route était déserte. Brusquement, le moteur s’arrêta ; la jeep parcourut encore quelques dizaines de mètres puis s’immobilisa.

La veille, au bureau de location, on m’avait assuré que le plein d’essence avait été fait, ce que confirmait la jauge. Encore eût-il fallu que celle-ci fût fiable. Or l’aiguille semblait bloquée, n’ayant pas bougé depuis mon départ.

Je descendis, inspectai le réservoir. Il sonnait creux. Une fuite, peut-être ?

« Il doit y avoir quelque part un bidon de secours », me dis-je. Il y en avait même deux, couchés à l’arrière sur une bâche moisie ; toutefois il n’était pas question pour moi de m’en emparer tant que, sommeillant tranquillement sur le métal chauffé par les premiers rayons du soleil, le naja dont je venais de constater la présence défendrait cet accès providentiel.

Les tempes bourdonnantes, je demeurai un instant paralysé par l’apparition ; puis je cherchai un moyen. Malheureusement, mon pistolet était resté dans la jeep. Si j’avançais la main pour le prendre, je risquais d’éveiller l’attention du serpent et de me faire mordre. Mais je ne pouvais me passer d’outils. Allais-je attendre que l’indésirable veuille bien se retirer ? Ou bien essaierais-je de lui écraser la tête pendant son sommeil, à l’aide d’un objet lourd ? Je n’étais pas sûr de réussir à le tuer du premier coup.

Calculant mes moindres gestes, je me dirigeai vers les arbres qui bordaient la route et cassai une longue branche. Je revins à la jeep, tendis ma pique vers le reptile et d’un mouvement sec le soulevai dans les airs. Le naja irrité lova en sifflant son corps autour du bâton et coula vers moi sa tête effrayante. Engourdi par ce regard, j’eus cependant la force de lancer mon caducée le plus loin possible de la route. Sans plus attendre, je me ruai sur les bidons. Ils étaient vides.

Par une belle matinée de septembre, sur la route qui mène de Rājñāndgaon à Bhandāra, passé la frontière qui sépare le Madhya Pradesh du Mahārāshtra, une jeep était arrêtée, en panne d’essence. À son bord un homme grillait une cigarette, laissant courir ses doigts sur la courbe du volant. Parfois il jetait derrière lui un regard en direction des fourrés, d’où, lui semblait-il, un naja pouvait surgir à tout moment. Sur cette route il ne passait pas grand monde, et, sauf à continuer à pied, l’homme n’avait rien à faire que d’attendre, en tirant inlassablement sur une de ces infectes cigarettes achetées à Raipur. Fumer lui asséchait la gorge et l’empêchait de réfléchir. Mais non de se souvenir.

 

(À suivre.)

Publié dans L'Hiver minimal

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