L’Hiver minimal, 40

Publié le par Louis Racine

L’Hiver minimal, 40

 

X

 

Cependant, au jour fixé, j’avais livré à mes traducteurs les cinq premiers chapitres de mes mémoires. Nous étions installés autour d’une petite table au fond du café, moi sur la banquette, dont les deux jeunes gens, malgré mes protestations, m’avaient laissé le monopole, eux sur des chaises dures. Jérôme Loupié posait des questions.

« Comment s’appellera votre livre, monsieur Kasack ? »

Jérôme Loupié réunissait en une bonhomie souriante et toujours égale les signes contradictoires de la médiocrité et du génie. Que l’on considérât la partie inférieure de son visage, ses narines charnues, son double menton et surtout sa bouche, large, humide, plantée de dents noircies par le scorbut, ou que l’on s’intéressât à son front haut et renflé, à ses cheveux noirs ébouriffés, à ses yeux qui, protégés par d’épais remparts de plastique et de verre, brillaient d’un éclat presque aveuglant, révélant la puissance d’un lointain feu intérieur, on se faisait de l’amant de Catherine deux opinions si différentes que cette tête joviale s’entourait d’un halo de mystère qu’entretenait le disparate de leur couple. Tandis que la jeune femme, plutôt exubérante, cachait mal ses sentiments, Jérôme s’exprimait du bout des lèvres, et comme dans un code dont seuls quelques initiés auraient eu le secret.

« Je ne sais pas encore, dis-je.

– Vous avez le temps d’y réfléchir. Mais dites-moi, pourquoi écrire en allemand, alors que vous parlez si bien notre langue ?

– Je la parle assez bien pour me débrouiller en conversation courante, mais je serais incapable d’écrire tout un livre en français ; l’anglais et surtout l’allemand me sont plus familiers.

– Monsieur Kasack, dit alors Catherine, est-il indiscret de vous demander votre âge ? Ou plutôt non, laissez-moi deviner... Vous avez plus de soixante-dix ans, n’est-ce pas ?

– Soixante-treize, dit Jérôme.

La vérité les assomma.

« Quatre-vingt-quatre ans ! répéta Catherine.

– Le vingt décembre prochain.

– Je ne m’en serais jamais doutée ; sincèrement, vous n’avez rien d’un vieillard ! »

Je comprenais leur étonnement. Mon teint hâlé, mes yeux vifs les avaient trompés, et aussi ma démarche souple et altière. Ils n’étaient pas remis de leur émotion quand nous nous quittâmes, une demi-heure plus tard, après que je les eus conseillés sur la manière de traduire certains passages de mon livre et qu’ils se furent engagés à me remettre leur travail deux semaines plus tard.

Ils tinrent parole.

 

 

« Alors, monsieur Casaque, on a fait ses devoirs ? »

J’ignore encore comment la concierge connaissait mon nom et le reste, mais, serrant contre mon cœur ma précieuse livraison, je préférai me mesurer avec l’escalier, dont les marches devenaient chaque semaine plus raides.

Bien que j’eusse erré toute la nuit dans les rues les moins animées du quartier Latin, cherchant à me tranquilliser l’esprit, en me répétant que ces feuillets avaient aussi peu d’importance que les critiques qu’ils susciteraient, je constatai que mon rythme cardiaque n’avait cessé de s’accélérer depuis mon entrée dans l’immeuble.

Lelu était absent ; j’en fus désolé. Il avait pris froid, me dit Robur qui, pour sa part, semblait décidé à affirmer plus que jamais sa présence. Sologne avait revêtu son pagne coutumier. Herbst s’avança :

« Bonjour, monsieur Kasack ! *Êtes-vous donc fini avec votre livre ?

– Pas encore, répondis-je en lui étreignant vigoureusement la main, ce qui produisit sur son visage une grimace de respect.

En remettant à Robur ces cinq chapitres, je m’imaginais qu’il les lirait aussitôt, puis les passerait à un autre, jusqu’à ce que tous en eussent pris connaissance et formulassent, au besoin confrontassent leurs impressions. Mais Robur se contenta de plonger les feuillets dans sa serviette, et nous parlâmes d’autre chose. Cette insouciance provisoire ne parut somme toute préférable à un examen immédiat de mon œuvre en ma présence, qui m’eût placé sur un fâcheux et fragile piédestal ; mais je ne laissai pas de déplorer que tous les visages se tournassent de nouveau vers Robur : il ne méritait pas plus que moi cet honneur. Adoptant alors une attitude dont ma qualité d’invité pouvait excuser l’impertinence, je me lançai, sans qu’on m’en eût prié, dans un long discours qui n’avait trait qu’à moi-même, et dont je rapporterai ce qui suit.

 

(À suivre.)

Publié dans L'Hiver minimal

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