L’Hiver minimal, 8

Publié le par Louis Racine

L’Hiver minimal, 8

 

Rentré chez moi, je réfléchis à ce que m’avait raconté Monique, aux circonstances troublantes qui avaient entouré la mort d’Edmond ; elle-même avait paru ne pas comprendre ce qui s’était passé.

« Il y a trois ans, avait-elle commencé, alors que je venais de lui communiquer ma décision de m’installer définitivement au Honduras, je reçois un télégramme ainsi rédigé : ‘Suis au plus mal. Viens vite embrasser ton père une dernière fois.’ Le soir même je prenais l’avion pour Djibouti. Je ne m’étais encore jamais imaginé que mon père pût mourir.

« Aussitôt arrivée, je me fais conduire en taxi à son domicile. Je trouve la porte ouverte et la maison vide. J’allais rebrousser chemin, inquiète, quand mes yeux s’arrêtent sur la penderie. L’idée me vient qu’en fouillant les vêtements de mon père, je découvrirai peut-être un indice.

« C’est ainsi que j’ai trouvé, dans la poche d’un veston, une page d’agenda sur laquelle sa main avait noté, et souligné de deux traits, ce qui ressemblait à une adresse : Agraciada 100. »

À ces mots, j’avais sursauté ; Agraciada 100, c’était l’adresse de Roland, chez qui Monique et moi venions de nous retrouver. Je lui en fis la remarque.

« Justement, répondit-elle, ce matin, passant par hasard par cette avenue, j’ai été troublée par la coïncidence ; j’ai cherché le numéro 100, et je suis entrée dans l’immeuble. Sur une boîte à lettres, je relève un nom qui me rappelait quelque chose : Roland Vatel ; je l’avais entendu prononcer par mon père. Le cœur battant, je monte. La porte est ouverte, et je tombe sur un homme que je prends pour un malfaiteur. Excusez-moi, mais de dos, je ne vous avais pas reconnu.

– Ça ne fait rien ; continuez.

– Voilà donc pour aujourd’hui. Mais retournons à Djibouti. Je quitte le domicile paternel et file raconter mon histoire aux policiers. Ils ne sont au courant de rien. Survient le commissaire. Dès qu’il sait qui je suis, il m’entraîne dans son bureau. Là, l’air affligé, il m’apprend que mon père vient de mourir ; son état le laissait prévoir depuis longtemps. J’aurai croisé le télégramme qui m’informait de la triste nouvelle. Les obsèques seront célébrées le surlendemain.

– Son état ? Qu’est-ce à dire ? De quoi donc serait-il mort ?

– D’une maladie de cœur, paraît-il ; mais je ne suis pas parvenue à retrouver le médecin qui l’avait soigné.

– Et l’enterrement ?

– C’était... affreux ; bizarre, aussi. Nous n’étions que trois : le commissaire, le colonel et moi.

– Quel colonel ?

– Je ne l’avais jamais vu. Il se présenta comme un ami de mon père.

 – Son nom ?

– Je l’ai oublié. Un nom français, me semble-t-il. En A. »

Nerveux, j’allumai une cigarette.

« Vous ne pourriez pas me le décrire ?

– Petit, gros, la cinquantaine...

– Rien de particulier ? Aucun détail qui vous ait frappée ?

– Attendez, si ; je crois me rappeler... Non, je ne sais plus. »

 

Allongé sur mon lit, une cigarette aux lèvres, je ne cessais de me répéter cette phrase effrayante : le commandant n’était pas mort ! Il paraissait même, à en croire le récit de Monique, avoir gagné du galon. Or, vivant, après les événements de Norvège, il signifiait un grave danger pour Edmond comme pour moi. Et sa présence à Djibouti à l’époque du décès de mon ami me confirmait dans l’idée qu’il n’y était pas étranger mais au contraire y avait pris une part active, tâchant par la suite de donner le change : n’avait-il pas eu le front de se montrer à l’enterrement ? Rien ne prouvait qu’Edmond fût réellement mort d’une maladie de cœur, et quand même dix médecins se fussent présentés pour l’attester, je ne les aurais pas écoutés, sachant le commandant suffisamment riche et influent pour faire naître partout à sa guise les bonnes volontés et susciter autant de témoignages factices. Je résolus donc de partir pour Djibouti ; les trois années qui s’étaient écoulées depuis l’irréparable malheur ne me décourageaient pas de trouver là-bas assez d’indices pour remonter jusqu’aux assassins et venger mon ami.

Pour commencer, je me préparai un café très fort. Tandis que l’eau chantait dans la bouilloire, je tirai mes plans ; mais quand l’aimable liquide vint emplir ma tasse, je constatai que je n’avais pas de sucre.

Je descendis en hâte. Par chance, un supermarché venait de s’ouvrir non loin de chez moi. Je n’eus aucun mal à dénicher la denrée nécessaire, et m’apprêtais à tirer mon portefeuille de ma poche, quand je m’aperçus qu’il ne s’y trouvait plus. Brusquement je me rappelai que je l’avais laissé chez Monique ; mon cœur battit plus vite. Que faire ? Deux caissières haut juchées sur leurs tabourets et à demi masquées par d’imposantes machines me barraient le passage. D’un coup d’œil circulaire, je m’assurai que personne ne m’observait. Discrètement, je glissai le paquet de sucre sous mon pardessus ; puis j’amorçai un vaste mouvement tournant, pour pouvoir m’avancer librement vers les caisses en venant d’un autre rayon. Mes chaussures à semelle de crêpe, peut-être un peu voyantes, du moins me prémunissaient contre un esclandre révélateur.

« Vous n’avez rien acheté, monsieur ? dit avec un gentil sourire la caissière, une fausse blonde qui gaiement faisait bondir ses doigts potelés sur le clavier chantant de sa machine.

– Non, rien du tout, mademoiselle, je n’ai pas trouvé ce qu’il me fallait, je reviendrai une autre fois... Excusez-moi. »

Une fine lueur de complicité pointait dans ses noirs yeux rieurs. Je crus bon de baisser les miens, me sentant rougir inexorablement.

Et comme je restais planté là, sans pouvoir me décider à partir, limitant mon geste à des caresses nerveuses (trop, sans doute) sur l’acier du comptoir, j’entendis sa voix claire me dire :

« Eh bien ! passez, monsieur, il y en a d’autres derrière vous qui attendent et qui ont trouvé, eux ! »

Je me dépêchai de sortir, tandis que ce dernier mot : « eux » résonnait dans mon oreille, semblable à une charade ou à un rébus difficile. Dans la rue, reprenant mon souffle, je me demandai si cette jeune femme – qui, je le dois à la vérité, ne m’était pas totalement inconnue – n’avait pas remarqué mon manège. C’était peu probable, mais je savais par expérience ce que peut l’intuition féminine. Ou le paquet de sucre se dessinait-il trop nettement sous mon pardessus pour échapper à un observateur attentif et sagace ?

En rentrant, je trouvai mon café froid. De rester dans cette pièce vide, face à cet ignoble breuvage, m’écœurait ; je redescendis. J’avais encore besoin de respirer. Dans l’escalier je faillis tomber de tout mon long à cause d’un Indien que j’avais déjà rencontré à la montée et qui, assis sur les marches, chantait une vieille romance en s’accompagnant à la guitare. Je le reconnus ; c’était l’homme de la taverne.

Je décidai d’aller récupérer mon portefeuille chez Monique, en passant par les jardins de l’université, qui sont un des endroits les plus agréables de Tegucigalpa, propre à me faire oublier ma récente mésaventure. Pour l’instant, je m’emportai contre moi-même : comment avais-je pu être assez stupide pour proposer de l’argent à Monique en échange du droit de profiter un moment de ses charmes, sans voir que ma conduite ne manquerait pas de la blesser ? Je n’avais pas eu l’intention de l’acheter, ces quelques billets devant simplement appuyer une requête que sans leur secours je n’aurais pas osé formuler. Heureusement, Monique savait se défendre. Certaine gifle, des termes orduriers m’en instruisaient assez. Et elle n’était pas rancunière : l’instant d’après elle avait remis son peignoir et regagné la salle de bains, m’exprimant par un clin d’œil son indulgence.

Tandis que je cheminais, une idée troua les vagues de mon esprit : et si je l’épousais ? Sans doute j’étais déjà marié avec Charlotte, mais elle me trompait effrontément avec des agents du réseau Melpomène, ainsi qu’avec Bertrand Jubeuf.

L’espoir de ce mariage me rendit des forces, et je pressai le pas.

 

(À suivre.)

Publié dans L'Hiver minimal

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A
Du (très) grand n'importe quoi.
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