L’Hiver minimal, 10

Publié le par Louis Racine

L’Hiver minimal, 10

 

Or quand, revenu de ma torpeur, je rouvrais les yeux dans la chaumière familiale, c’était toujours pour moi comme l’évasion hors d’un temps miraculeux, où des plaisirs inoubliables avaient tapissé de rosée toute blanche les parterres d’une délicate paresse, tandis que mon père s’emportait contre moi, heureux néanmoins de pouvoir accepter la tasse de lait bouillant que maman, émue, lui proposait en souriant divinement, et maugréait non pas tant d’avoir dû sortir dans la nuit froide que parce que c’était pour lui le signe que son autorité se délabrait ; esquissant une grimace que je voulais conciliatrice plus que charmeuse, j’éprouvais un peu son degré d’humeur, pour pouvoir arrêter mon attitude dans la suite des événements, si toutefois je ne déclenchais pas, ce faisant, une magistrale volée de coups de bâton, que ma mère, jalouse, sentant combien j’avais d’égards pour mon sauveur, m’administrait dans le silence le plus religieux, toute plainte de ma part risquant de déchaîner l’hilarité brutale d’un père que je savais fort susceptible et chatouilleux sur les questions d’honneur, surtout quand le souvenir de nos ancêtres était évoqué avec ce manque de respect que l’excellent homme avait commencé à déceler au cœur des nouvelles générations, celles précisément auxquelles mes parents m’avaient permis d’appartenir, avec le secret espoir que, fort d’un caractère qu’ils s’appliquaient sans relâche à bonifier par des méthodes dont j’aurais mauvaise grâce à contester l’efficacité puisqu’elles ont porté les fruits escomptés, je mettrais entre mes congénères et moi toute la différence qu’un observateur même distrait pût apercevoir en comparant un torchon et une serviette – sans qu’il fût nécessaire de préciser, dans cette métaphore qui ne visait personne en particulier, la correspondance exacte des termes, ce qui eût ravivé la querelle née autrefois entre le petit-fils du père Thomas et moi-même, un jour que j’exhibais une superbe culotte de velours que ma grand-mère avait fait venir exprès de la ville pour m’éviter le déshonneur d’être confondu avec « ces petits merdeux » qui, dans la bouche de la vieille dame, prenaient à mes yeux un aspect si repoussant que je m’étais hâté de répéter cette savante injure à Willy ; lui, de son côté, ne se faisait pas faute de susciter en moi des intentions belliqueuses, pénétré de cet orgueil, de cet amour-propre courants chez les petits paysans qu’a éblouis intérieurement l’apparence quelquefois pompeuse d’autres enfants doués par la fortune parentale de vêtements plus seyants, de jouets plus compliqués, à moins que, comme c’était mon cas, les avantages pécuniaires n’intervinssent en rien dans une allure plus racée, plus noble, en accord avec, au fond des prunelles, une étincelle flamboyante qui peut se mettre en mouvement quand la tête se balance de cet air si fier que, dès mon plus jeune âge, j’avais observé chez mon père, à son insu, fermement décidé à modeler sur sa prestance naturelle les plus faibles atours de mon corps moins ondulant mais à la fraîcheur plus certaine, et aux muscles moins avachis.

Balbutiant des paroles sans doute incompréhensibles, je m’efforçais dans ces moments de garder mon sang-froid ; heureuse tactique, qui produisait enfin sur la face joufflue et trempée de sueur de mon père la naissance subreptice d’un sourire. Sa main velue s’égarait à caresser mes cheveux, fourrageant dans leur masse diffuse et bouclée. Alors, son visage exprimait une joie rayonnante que je pouvais lire, à peu près égale, sur celui de maman : « Notre bon Ludwig, qu’il est gentil ! » disaient-ils ; « c’est notre petite Cosette à nous ! » Je ne comprenais pas encore le sens de ces paroles, mais je sentais un tel bonheur s’exhaler de leurs deux êtres, enlacés comme pour fortifier leurs propos, que, tout intimidé, honteux d’avoir obligé mon père à me ramener sur son dos à la maison, je m’élançais vers eux, les mains tendues, le regard embué de larmes ; et mon cœur battait à tout rompre dans ma poitrine, explosait de la joie inouïe et incontrôlable dont cette scène familiale, quasi quotidienne, le gorgeait immanquablement. Cependant je n’achevais jamais un geste que mes parents, qui devinaient tout, eussent sans peine interprété dans un sens défavorable pour moi. Choisissant un prétexte au hasard, j’annonçais gaiement que cette aventure m’avait bien fatigué. Mes parents m’envoyaient me coucher, avec des gronderies de pure forme : « Tu sais que tu as une journée chargée demain ! » me glissait maman à l’oreille pendant que je l’embrassais furtivement. Mon père, ces soirs-là, daignait me témoigner une affection vraiment paternelle, et, m’ayant saisi dans ses bras puissants puis élevé à la hauteur de ses yeux, il me lâchait brusquement, sachant combien j’aimais ce jeu, même si j’y récoltais quelques ecchymoses, quand ce n’étaient pas des lésions plus graves, capables de me retenir dans ma chambre tout le temps que duraient les grandes vacances, assez courtes à cette époque, et dont j’aspirais à tirer le plus grand profit.

Quand l’aurore venait chatouiller ma narine humide, ces beaux matins d’été, je me levais d’un bond. J’éprouvais un plaisir exceptionnel à tremper tout d’un coup mon visage dans la bassine d’eau glacée que mon père plaçait chaque soir dans ma chambre. Le père Thomas m’attendait, sifflotant d’impatience, après la barrière du pré-aux-loups, celle même qui voyait toutes les nuits les premiers signes de mon découragement. Nous marchions sans prononcer une parole, dans la brume fraîche du matin, faisant résonner nos pas sur la molle poussière du sentier. J’avais quelque peine à suivre le père Thomas, qui ne cessait d’augmenter l’allure. Pourtant, au sommet de la colline, je ne pouvais m’empêcher de m’arrêter un temps pour contempler, au loin, la double ligne des toits noirs que venait appuyer de son volume la boursouflure hasardeuse des montagnes. Rougeoyant, le soleil surgissait alors, colorant des nuages brouillés de vapeurs odorantes et qui semblaient vouloir happer mes sens tendus vers eux. Un cheval égaré, dans un pré, hennissait, et ses cris, trouant le calme de ces matins, me volaient des frissons. Le chemin serpentait sans fin devant moi, enlaçant une colline illuminée, en quelques points minuscules disséminés dans les bois, par les lanternes blafardes des vieilles chaumières à peine réveillées. À cette vue, j’étais transporté d’extase et j’aurais voulu, petit animal perdu dans l’immense sein de la nature, étreindre fougueusement ces charmes qui se dévoilaient avec une grâce toujours neuve.

 

À ce moment de ma rêverie, je perçus les échos d’une brusque agitation dans le couloir, tandis qu’une voix familière parvenait à mon oreille :

« Où est-il ? »

 

(À suivre.)

Publié dans L'Hiver minimal

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