L’Hiver minimal, 33
Je passais à ce moment devant une grande papeterie-maroquinerie et, sans autre mobile que les stocks d’odeurs habituellement recelés par cette sorte de magasins, j’en poussai la porte. Je ne m’étais pas encore soucié d’inventer une borne à cette liberté, qu’une jeune vendeuse m’y contraignit, d’une voix chantante, à la troisième personne du singulier et à l’imparfait. Heureusement, des calepins de dimensions et de couleurs variées s’ennuyaient dans le cercueil vitré qui nous séparait ; je la priai de m’en laisser examiner plusieurs. Elle obéit, et quelque chose dans ses gestes, dans son regard, dans la fine trame hésitante de sa main qui me tendait trois agendas à reliure de cuir, je ne sais quoi de prévenance, de blondeur, m’emplit de gratitude. Je m’étais attendu à une rebuffade ou à une moquerie, qu’eût excusées mon air coupable. Or, tout en m’avisant que je n’avais plus les moyens de m’offrir le moins coûteux de ces articles de luxe, je prenais peu à peu conscience du miracle de la situation, ce qui me faisait une richesse. La complicité – évidente – de la vendeuse, la nature même de l’objet que le hasard seul m’avait désigné, m’encourageaient ; sûr et d’elle et de moi, je me mis à caresser la couverture de cuir de l’un des agendas, les yeux mi-clos, le sourire aux lèvres. Elle souriait aussi. Je me décidai. Rapidement, mais sans nervosité, j’enfouis l’agenda dans mon pardessus. Personne d’autre qu’elle ne pouvait m’avoir vu. Elle continuait à sourire, et je compris pourquoi je la trouvais belle : elle n’était pas du tout maquillée.
« Au revoir, monsieur », dit-elle enfin.
Des larmes affluaient à mes yeux. L’air du dehors les sécherait. Avant de me détacher de la vitrine, je jetai un dernier regard à un agenda recouvert de croco. Mais il ne fallait pas abuser, j’avais agi au bon moment, j’avais su recevoir ce cadeau du destin, qui aurait pu dire ce qui se fût produit si j’avais fait le difficile ?
Cet agenda était du reste fort beau, souple, épais, assorti d’un adorable petit crayon à corps doré. Je fus tenté de l’offrir à Catherine, ou au patron de la taverne. De nouveau je me repris ; il m’était destiné. Rentré chez moi, je vis qu’il comportait, entre autres annexes, un planisphère. Je m’arrêtai quelques minutes à contempler cette image nécessairement déformée du monde. Puis la fantaisie me prit de marquer sur la carte les endroits où j’avais été. Je m’y employai, comme tout à l’heure vaguement persuadé d’accomplir mon destin. Mon travail achevé me rappela aussitôt un jeu stupide et charmant de mon enfance, où il fallait relier dans un ordre donné des points épars, qui perdaient ainsi leur caractère arbitraire pour devenir les jalons d’un dessin souvent indigne d’intérêt. Mais cette fois, l’ordre s’imposait de lui-même. Je fus secoué d’un long fou rire, que la relecture studieuse des premières pages de mon livre ne réprima que lentement.
IX
« L’appartement de monsieur Sologne, s’il vous plaît ? »
La concierge me détaillait des pieds à la tête.
« Vous n’avez qu’à regarder les boîtes aux lettres. Cinquième gauche. Par chance, l’ascenseur est en panne ; ça vous fera faire un peu d’exercice. »
Je répondis par un gracieux sourire qui ne déconcerta pas la mégère ; tandis que je m’apprêtais à gravir les marches copieusement cirées, elle appela :
« Julien ! Viens vite voir ! Un nouveau ! »
Un petit homme soigné apparut sur le seuil de la loge, une tartelette à la main. Il leva les yeux.
« *Ma parole, ils font dans le repêchage d’épaves ! » dit-il en arrondissant une ouverture située sous sa moustache ; la tartelette en profita pour s’y glisser, non sans abandonner aux poils des fragments de crème grisâtre. Puis le couple fut à son tour avalé par sa tanière ; mais ses rires emplissaient encore la cage d’escalier quand je heurtai par trois fois la porte de Sologne.
Elle rendit un son inattendu, un aboiement courroucé qui me fit sursauter puis, l’instant d’après, me réjouit le cœur, sans que je pusse bien m’expliquer ce ravissement. Surmontant le brouhaha qui bloquait la porte, la voix de Robur me parvint :
« Eh bien, Gaston, allez ouvrir ! »