L’Hiver minimal, 3

Publié le par Louis Racine

L’Hiver minimal, 3

 

Quand je revins à moi, j’eus d’abord conscience d’une odeur de cigare. Je voulus porter ma main à ma nuque douloureuse, et m’aperçus qu’on m’avait lié les poignets. Sur la banquette avant, le chauffeur et un autre homme me tournaient le dos. À côté de moi, un troisième me tenait en respect, revolver au poing. L’obscurité enfumée m’empêchait de distinguer ses traits. Parfois, quand il tirait une bouffée de son cigare, je pouvais voir le bout de ses doigts et de son nez. Le bruit du moteur semblait si lointain, les sièges étaient si moelleux, qu’il fallait ce chatouillement au ventre pour savoir que l’automobile roulait vite.

Un quart d’heure passa, ou davantage. Subitement, quelqu’un cria, la voiture fit une embardée, je reçus un coup violent en pleine poitrine, un autre à l’épaule, et me sentis précipité au dehors, les oreilles déchirées par un fracas terrible. Je ne recouvrai ma respiration qu’au bout de longues secondes, me dressai tant bien que mal sur mes jambes ; j’étais indemne. Plus rien ni personne ne bougeait dans la voiture. En un instant, elle ne fut plus qu’un tourbillon de flammes.

Levant les yeux, j’aperçus la cause probable de l’accident. Un piéton se tenait sur le bord de la route, un Indien, les yeux pleins d’effroi, immobile, muet. En cherchant à l’éviter, le chauffeur avait lancé son véhicule dans la bananeraie en contrebas.

L’Indien trancha mes liens, et, quand il m’eut dit où nous étions, je repris le chemin de Tegucigalpa.

J’y arrivai au matin, fourbu, les tempes bourdonnantes, sans avoir rencontré personne en route, pas une voiture pour me prendre à son bord. Je finis par retrouver l’hôtel, dormis trois heures, la main refermée sur la crosse de mon pistolet, ma porte barricadée à l’aide d’une chaise métallique dont la chute m’eût aussitôt alerté. Puis, après un copieux petit déjeuner, je me fis conduire en taxi au rendez-vous, m’assurant constamment que je n’étais pas suivi.

Je priai le chauffeur de me déposer au coin de l’avenue, entrai dans l’immeuble qui l’occupait, grimpai sur la terrasse et, de là, surveillai les alentours. J’étais en avance d’une demi-heure. Bientôt Marcel apparut, débouchant d’une rue adjacente ; même à cette distance, il avait l’air de se tenir sur ses gardes. Je vis une Chevrolet s’approcher de lui et rouler quelques secondes à sa hauteur. Elle le dépassa, et disparut dans le trafic. Marcel entra dans la maroquinerie.

Je descendis, coiffai une perruque achetée en route, et traversai l’avenue. Puis, à grandes enjambées, je commençai à contourner le pâté de maisons, dans l’espoir qu’une cour intérieure communiquant avec un autre immeuble me permettrait d’accéder à la maroquinerie par derrière.

J’ignore encore si la disposition des lieux se prêtait à ce projet. Je venais de m’engager dans la première rue parallèle à l’avenue, quand soudain j’aperçus, roulant vers moi, la Chevrolet. Certain de l’efficacité de mon déguisement, je l’attendis calmement. Elle passa sans ralentir. Ses occupants, deux espèces de brutes à moustache, m’étaient inconnus. Je continuai mon chemin, mais, un peu plus loin, je ne sais pourquoi je me retournai : la voiture avait fait demi-tour.

Je me serais inquiété si elle ne m’avait lancé des appels de phare. Sans hésiter, je fis front. Trois brèves et deux longues, c’était l’indicatif de Roland. Quand je fus monté, immédiatement l’homme assis à côté du chauffeur m’apprit que Roland avait trahi, qu’il avait été interrogé et exécuté. Au dernier moment on avait dû, soupçonnant ses véritables desseins, décommander l’attentat contre Don J... et envoyer des hommes à notre rencontre. Retardés, ils n’avaient pu nous accueillir, et, en battant la jungle à notre recherche, ils étaient tombés sur Roland qui tentait de rejoindre l’autre camp. Ils avaient obéi aux ordres et l’avaient ramené.

Je ne crus pas une seconde cette fable. Certes, je pouvais imputer à notre vieille amitié la générosité qu’avait montrée Roland en ne me trouant pas la peau, comme un traître eût été censé le faire. Mais pourquoi cette explosion, et comment ces gens partis à notre rencontre avaient-ils réussi à échapper aux gardes du corps de Don J... ?

Je demandai à mon interlocuteur s’il savait qui avait fait sauter la maison. Il me répondit que non. Je lui racontai mon enlèvement. Il m’écouta avec attention, mais déplora que je ne fusse pas en mesure de lui décrire mes ravisseurs.

Je lui rappelai mon rendez-vous avec Marcel. « Annulé », dit-il seulement. « Marcel ou le rendez-vous ? » Il eut un bref ricanement. J’allais lui demander encore qui était l’homme aux chaussures en croco, quand la voiture s’arrêta devant un bâtiment récent, d’une dizaine d’étages. L’homme me tendit un trousseau de clés et de faux papiers au nom d’Ettore Rossi. La photographie datait un peu, et je m’attardai une seconde à considérer quel séduisant jeune homme j’avais été. « On vous a loué un appartement dans cet immeuble, le 1001 ; téléphone et confort moderne. Reposez-vous. On vous recontactera le moment venu.

– Combien de temps vais-je rester là ?

– Deux mois.

– Et le Libéria ?

– Vous ne partez plus. On a davantage besoin de vous ici. »

Un rapide salut, et je me retrouvai sur le trottoir. La voiture s’éloigna.

Ma décision était prise : dès le lendemain, j’irais perquisitionner chez Roland.

 

(À suivre.)

Publié dans L'Hiver minimal

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G
Un tissu d'invraisemblances!
Répondre
L
Comme vous y allez !