Sauf, 21

Publié le par Louis Racine

Sauf, 21

 

TROISIÈME CAHIER

 

25 juin

Le Combayre, c’est comme Montmarault ; celui d’aujourd’hui n’est pas celui que j’ai connu et aimé, parce que ses habitants ont changé. Mais quels qu’ils aient été ils ont tous disparu, et si je veux que ce Combayre soit le précédent, quelque visage qu’il ait pris, c’est mon affaire. Je me donne toute latitude de transfigurer le décor, de le peupler des fantômes que je veux. Ici, c’est facile, tant les lieux sont encore imprégnés d’une bienveillance unique, inoubliable. Vouloir bien, vouloir le bien. Thélème : fais ce que tu voudras au sens du grec thelein : ce que tu voudras bien (quand Auberger m’a expliqué ça, je l’aurais embrassé).

La Selves n’a pas changé. J’y fais trempette, y lave ma vaisselle et mon linge. C’est un trou de verdure où chante une rivière.

Hier – je m’apprêtais à dire : j’ai posé le pied sur un immense territoire.

Je ne sais par où commencer.

Alors ce sera en vrac, comme d’habitude.

J’écarte pour l’instant tout ce qui tourne autour de

Mieux vaut aborder de front le problème Gisèle.

Cette nuit, d’ailleurs, j’ai rêvé à peu près ceci (j’arrange le dialogue, mais je ne crois pas en modifier l’esprit) :

J’étais au Havre, dans notre ancien appartement, donc avant le divorce, et Gisèle me faisait une scène ; moi, j’étais ligoté sur le lit conjugal, comme je le méritais, ayant bu ; Gisèle jetait régulièrement par la porte-fenêtre les feuillets d’un manuscrit, des liasses de feuillets au demeurant parfaitement vierges à ce qu’il me semblait, et incroyablement nombreux, cela devait faire des milliers de feuilles blanches qu’elle livrait ainsi à l’air plutôt vif, et je guettais le moment où la chambre allait se transformer en volière, déjà j’entendais des cris d’oiseaux marins à moins que ce fussent les reproches de mon épouse.

Elle : Mais tu es complètement fou, mon pauvre Sylvain ! Va te faire soigner ! Tu ne te rends pas compte ! Rayer l’humanité entière de la surfarce du globe ! Mais c’est d’une violence ! C’est d’une violence ! Comment accepter une telle violence ?

Moi (troublé, honteux, et en même temps sûr de moi) : Mais Gisèle, je n’invente rien. C’est la vérité. Au fait, on dit surface.

Elle (très mouette rieuse) : C’est de la haine ! Tu nous hais ! Tu es incapable d’aimer ! Tu hais la terre entière ! Tu ne seras jamais écrivain ! Pour être écrivain il faut aimer !

Moi (la voix brisée par tant d’incompréhension) : Je n’y suis pour rien si tout le monde a disparu.

Elle (imitant mon sanglot) : Parce que j’ai disparu, moi ? Parce que j’ai disparu ? Disparu ? Disparu ?

Alors elle se mettait à toupiller sur place de plus en plus vite, dans un tourbillon de feuilles ou de plumes qui me fouettaient le visage et tout le corps, et je m’éveillai.

Je ne sais pas très bien quoi faire de tout ça. Je note juste deux petites choses en passant : un rapport entre être ligoté et être fou à lier (Allier ?) ; et puis ce lapsus, d’autant plus amusant que Gisèle est, était orthophoniste ; et férue de psychanalyse. C’est mince.

Il reste que pendant des années, pratiquement depuis notre mariage, Gisèle a cherché à me convaincre de « me faire aider », jamais de « me faire soigner » ; elle ne m’a jamais fait de scène, mais c’est elle qui a demandé le divorce. Jamais elle n’a mis en balance la survie de notre couple et la « démarche » qu’elle souhaitait me voir accomplir, mais il était clair qu’elle supportait de moins en moins de me voir souffrir (car je souffrais) sans rien faire (car je ne faisais rien). Pour finir elle a eu cette formule sans appel : « Tu ne veux pas te faire aider, je ne peux rien t’apporter, tu ne peux pas être heureux avec moi, et c’est réciproque ».

Et comme les enfants étaient grands...

Anékhou saute sur la table, faite d’une vieille meule de pierre, et s’allonge au soleil, en mode sphinx, puis en mode poulet prêt à cuire, le bout des pattes antérieures replié.

Gisèle a toujours refusé d’avoir un chat. Je me résignais d’autant plus facilement que ça la rendait moins aimable aux enfants, à qui leurs copains proposaient souvent d’en adopter un. Je m’étais promis de le faire après le divorce. Et puis non. Encore un projet sans suite. Bon, maintenant ça y est, on dirait.

Elle n’aimait pas non plus que je me laisse pousser la barbe. Si elle me voyait !

Je vais goûter le Cahors.

 

Chaortique, cahorteux, mon propos ne s’organise guère, pas vrai Anékhou ? On va tâcher moyen quand même.

D’abord un retour en arrière. Bon, je ne perds pas le fil. Nous sommes le 25 juin, je m’apprête à repartir pour Najac, quelques détails à régler, on verra bien. Ce que je voulais dire :

J’ai longtemps hésité sur mon itinéraire ; en quittant Le Havre, et jusqu’à Mantes, je me suis encore demandé si je ne ferais pas mieux de passer par Paris. C’était la facilité : j’évitais les petites routes, et pourquoi couper ? Rien ne me pressait. Ce qui m’étonne maintenant, c’est que ce journal ne rende aucun compte de ce débat récurrent, auquel j’ai consacré en moyenne plusieurs minutes par jour pendant au moins deux semaines ! Mentalement, ou à haute voix, parfois en dialoguant avec un interlocuteur fictif. J’ai même pensé un moment emporter quelques chefs-d’œuvre du Louvre, histoire de les mettre en lieu sûr – à l’abri de quoi ? Pourquoi ces cahiers n’en portent-ils pas trace ? Même au dictaphone, j’y ai fait une seule allusion, que je n’ai pas retranscrite ; elle était d’ailleurs des plus sommaires ; c’était juste avant la bifurcation ; quelque chose comme (je n’ai rien effacé, mais j’ai la flemme de vérifier maintenant ; au besoin, je corrigerai ici même, en raturant exceptionnellement ces clauses de précaution) : « Paris, non, merci, sans façons. » Je ressens encore le pincement au cœur qui accompagnait ces paroles, mais surtout la raison de mon choix m’apparaît avec une évidence nouvelle : j’avais peur d’emprunter le tunnel de Saint-Cloud.

Voilà qui aurait sûrement intéressé Gisèle.

Il faut croire que la perspective de traverser la forêt de Rambouillet m’effrayait moins.

Or, je m’en souviens parfaitement, j’étais terrorisé. À tel point qu’éprouvant soudain, passé Saint-Léger, une irrépressible envie de chier, et ayant d’abord songé à m’arrêter, j’ai préféré continuer, surveillant par ailleurs tous les voyants du tableau de bord et surtout la jauge d’essence (ce qui était d’autant plus absurde que j’avais fait le plein avant de partir), la nuque raide, les mains moites, épouvanté à l’idée de tomber en panne. C’est seulement en longeant le mur du château que j’ai envisagé la fin de mes peines, un double soulagement.

J’ajouterais que, couper pour couper, j’aurais très bien pu quitter l’A 13 dès Louviers, et passer par Chartres. Pourquoi pas ? Parce que ce n’était pas mon habitude ?

Bon, je n’ai pas revu Paris. Cela dit, si j’en ai envie, rien ne m’empêche d’y faire un saut.

Mais ce tunnel, et tous les suivants, probablement obstrués, ce périphérique certainement encombré par les carcasses enchevêtrées de véhicules calcinés, non, merci, sans façons. Si je monte à Paris, j’entrerai par la porte d’Orléans, et tout droit jusqu’au jardin du Luxembourg, Armelle, mon amour. 

 

(À suivre.)

Publié dans Sauf

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D
Je me souviens être arrivé un jour à la gare de Dijon vers les cinq heures du matin pour un entretien de concours "éducation culturelle". La ville était vide, je n'en connaissais rien, je n'avais pas le sentiment stupide d'être maître du monde, mais au contraire, celui d'une présence prégnante, invisible dans cette ville sans regards. C'était fascinant, une sorte de dénuement tranquille. Le champ avant la bataille ? Je n'ai pu parler que de ça dans l'entretien qui a suivi. Pas très malin pour un type qui veut faire de l'animation ! <br /> Nous ne savons pas voir seul. <br /> Bonne suite !
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L
Dijon pour un seul homme!<br /> Et trois jours pour trouver cette spirituelle répartie.<br /> Amitié,<br /> L/E