Sauf, 22

Publié le par Louis Racine

Sauf, 22

Je repensais à ce bouquin que m’avait offert Nadège, à l’époque où elle croyait je ne sais quoi, je reparlerai forcément de Nadège, je parlerai aussi de Nadine

J’ai honte, j’allais dire : j’ai honte, je parle ou projette de parler de gens qui ne sont n’étaient rien pour moi – même s’ils ont bien encombré obstrué ma vie –, et je ne parle pas de Julia, de Séverin. Mais je ne parle pas non plus de

Oui, c’est comme si pour mes enfants je devais me défendre, et pas pour les amis. Ce journal n’est pas une fiche signalétique ; il n’est pas une succession de rubriques à renseigner. Ça vient comme ça vient, les derniers ne seront pas forcément les premiers, enfin on verra. C’est compliqué ; mais j’assume tout ; facile, sans témoin ; inutile, sans témoin.

Gisèle me le dirait : c’est trop facile, ça ne sert à rien.

Avant de me coucher : ce livre offert par Nadège, Le Mur invisible (j’ai cru à un prêt, elle n’a jamais voulu le récupérer, choquée presque) ; j’étais au plus bas, je pensais tous les jours à divorcer sans oser en toucher le moindre mot à la principale intéressée, lui laissant l’initiative (ce qui sur le plan de notre vie sexuelle n’a jamais rien donné de bon, mais enfin, elle au moins elle consultait), je n’ai pas aimé cette histoire (à chaque page je me demandais quel rapport avec Nadège, ou avec Nadège et moi), et en particulier je refusais (choqué presque) de m’identifier à cette femme qui dans sa situation se souciait si peu de ses enfants, ou se résignait si facilement à être séparée d’eux.

Et moi aujourd’hui ?

Non, c’est très différent.

Je crois toutefois, chose que je n’ai jamais avouée à personne, surtout pas à leur mère, que leur condition de jumeaux contribuait à me rassurer quand il me prenait des bouffées de culpabilité à leur sujet (je découvre que le divorce justifiait a posteriori des craintes qui ne concernaient que mon propre rapport à mes enfants, en me donnant de bonnes raisons de craindre pour eux – sans beaucoup craindre, comme je le préciserai ci-dessous – ; c’est comme l’enfant qu’on gifle « pour qu’il sache pourquoi il pleure »). Donc, je pensais (si l’on peut dire) qu’ils pourraient toujours compter l’un sur l’autre.

J’avais pourtant lu On a marché sur la Lune, et je connaissais bien cette vignette, encore revue il y a peu, où les Dupondt (de faux jumeaux, typiquement) se tenaient l’un à l’autre sans se tenir à rien.

 

26 juin

Troisième cahier, je ne te plumerai pas plus que tes aînés. Quand je te relis pourtant

J’espère beaucoup de Najac. Là-bas je me stabiliserai. Pour l’instant, café.

Je ne sais plus où ranger mes Polaroid. J’en ai déjà rempli deux boîtes à chaussures. Les dernières vues, qui datent d’hier matin, me montrent à califourchon sur le fameux taureau de Laguiole. J’ai l’air vaguement apeuré, parce que depuis Montmarault je redoute toujours une attaque d’animaux errants. Hirsute, je brandis un fusil dans chaque main, je n’inspire qu’une confiance relative, mais enfin

J’ai rêvé que je visitais le Louvre, en compagnie des personnages représentés sur les tableaux. Il y avait quelques statues aussi, qui ne pouvaient s’empêcher de prendre la pose. De visiteur ordinaire, aucun (à part moi). Mais je me serais cru noyé dans une foule de touristes photographiant à tout-va, eux-mêmes autant sinon plus que les œuvres, ou posant à côté de leur réplique, un fameux bordel. Des cars repartaient pleins de sujets en or, on ne comptait plus les Vénus, un concours de beauté s’improvisait, un autre de calembours, un autoportrait de Delacroix me glissait, très concentré : « C’est affreux, dites », et un homme à moitié nu courait partout en criant : « Pâris sera toujours Pâris ! », cependant qu’une brouette plantée de tanagras traversait silencieusement les salles, sur son unique roue, poussée par des mains invisibles, les brancards en érection ; ça tournait à l’orgie, on me tendit une flûte de champagne, et je m’éveillai.

Horrible. Tout à l’heure (et ce n’est pas la première fois), je formais dans ma tête une phrase qui commençait par « de mon vivant », pour dire « avant la catastrophe ».

Pas si horrible ? D’accord.

Je pars après déjeuner. Ce matin, excursion à Aubrac ; je veux revoir cette croix des trois évêchés ; trois départements, trois régions. Près de Najac c’est trois départements, mais toujours Midi-Pyrénées. Ça me rappelle mon voyage aux États-Unis, les Four Corners. On n’a pas ça chez nous.

On s’en fout de la géographie humaine.

 

Je suis contraint de différer mon départ. J’étais persuadé d’avoir bouclé Anékhou dans la maison, avec toutes les commodités, à mon retour de promenade il était introuvable. Les recherches, les appels, dedans, dehors, les secouages de boîtes de croquettes (au saumon, ses préférées), rien n’y a fait. Pas question de l’abandonner. Il est quatre heures, je suis épuisé. Trop tard pour gagner Najac, même en renonçant aux haltes nostalgiques à Espalion et à Rodez.

Pourquoi ai-je gâché ma liberté (deux flashes quasiment simultanés : Gisèle me disant : « Tu vois que tu ne peux pas vivre seul », et ma boulangère ironisant pour la millième fois sur les vacances des enseignants), en liant mon existence à celle d’un animal ? Un instant.

Je me suis campé au pied de l’escalier, et j’ai crié : « Un animal de compagnie, ça ne fausse pas compagnie ! »

Un miaulement lointain, étouffé m’a répondu.

Anékhou était simplement coincé dans le conduit de la cheminée du bas. Il a dû vouloir sortir par là, ou il a entendu des oiseaux.

Bon, il a réussi à se dégager, je l’ai grondé pour la forme, croquettes, champagne.

Chacun son tunnel. Le sien était plutôt vertical.

 

(À suivre.)

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