Sauf, 16

Publié le par Louis Racine

Sauf, 16

 

10 juin

Chère Angéline,

Désolé d’avoir perdu le fil. J’aurais dû clore cette lettre plus tôt, quitte à en commencer une autre. Je ne sais plus où j’en suis. Certes, on s’en fout. Mais le respect des formes est tout ce qui soutient mon existence. J’adore me faire des reproches quand j’ai oublié de me brosser les dents le soir. Je me relève, je préfère.

Quelle poésie, hein, Angéline ? Mais c’est pour mieux te plaire, mon enfant.

Bon, c’est aussi une question d’hygiène.

Je suis monté au cimetière. J’avais d’abord pensé m’y arrêter en arrivant, mais j’avais hâte de m’installer. Hier, j’ai pas mal écrit, et rêvé. La nuit a été douce, juste une petite saute d’angoisse vers les cinq heures, l’impression d’étouffer. Réveillé, Anékhou a eu un miaulement de protestation puis m’a léché l’oreille.

Ils sont là, tous. Je leur ai parlé. À tous. « Je sais que vous êtes là », etc. Bien sûr je me suis attardé devant le caveau familial. Aucune envie de les rejoindre. Je suis déjà avec eux.

J’ai gueuletonné parmi les tombes, au soleil. Sardines à l’huile, maquereaux au vin blanc, rien que de la nourriture en cercueil. Puis sieste à l’ombre des cyprès. Impression de ne courir aucun danger. Cru entendre chanter dans mon sommeil. Les morts pleuraient les vivants disparus. Au réveil j’ai pleuré moi aussi.

Je suis rentré par la petite route des étangs. Finalement j’ai voulu me rendre compte de la situation dans les fermes. Un désastre effroyable, entre les porcs qui se sont entredévorés, les poules et les lapins desséchés dans leurs cages, l’horreur des chevaux et des bœufs étranglés par leurs efforts pour se libérer, les carcasses de poules grouillantes de larves, le cadavre d’un âne offert aux chiens, aux freux et aux mouches. Partout la mort, et la présence de prédateurs invisibles et attentifs. Pistolet au poing, je déambulais à grands pas entre les bâtiments d’une ferme inconnue, au-delà de chez les Besson, quand l’orage a éclaté. Je suis entré dans la maison pour attendre que ça passe. J’ai goûté une excellente liqueur de cassis, étiquetée 08/2004. Le ciel apaisé, comme les chemins étaient très boueux, j’ai réalisé un vieux rêve, encore un, et suis rentré en tracteur. Un nouvel orage menaçait, j’ai eu atrocement peur d’être foudroyé au volant. Il me revenait des tas d’histoires, de faits divers du temps où je déchiffrais La Montagne au coin du poêle. Enfin me voilà. On est bien chez soi, même si c’est chez les autres.

Demain, s’il ne pleut plus, je retournerai chercher la Nevada. J’en profiterai pour faire le plein de gasoil, j’en ai découvert toute une citerne dans la ferme où je me suis garé.

Je me demande bien pourquoi je te raconte tout ça, Angéline, tu n’en sauras jamais rien. Je vais me coucher. À la prochaine.

 

Il est trois heures du matin. J’ai été réveillé par un rêve érotique. Une petite brune très douce qui me rappelle plusieurs jeunes filles que j’ai connues. Peu importe. Très agréable. Je n’ai plus du tout sommeil. Cette petite brune, quel délice. Juste ses yeux dans les miens, son regard de tendresse. Comme je suis resté fleur bleue. Des émois de puceau. Des spasmes prépubères. De la douceur, de la douleur.

Seuls mes rêves désormais sont peuplés. La seule voie pour retrouver mes semblables, avec la mort. Mais j’ai si peur de mourir ! S’il m’arrive de sentir mes jambes se dérober un peu sous moi, faire seulement mine de flageoler, horreur ! Un grand verre d’eau, un cri, un éclat de rire, respirer à fond, un bon bâillement, si nécessaire un doigt de whisky, voilà, ça suffit, merci.

J’ai entendu du bruit en bas. Anékhou aussi. Il a dressé la tête et les oreilles, a sauté du lit, et gratte à la porte. Je vais voir.

 

16 juin

D’abord l’histoire de la balle.

Chère Angéline, tu ne vas pas le croire, mais qui croirait un seul mot de tout ce journal ? Il vient de m’arriver une chose étonnante, à moi qui me suis résigné à ne plus m’étonner de grand-chose. Commençons par le commencement.

Cette maison d’où je t’écris fut celle de mes arrière-grands-parents, les parents de ma grand-mère paternelle. Mon arrière-grand-mère avait acquis assez d’instruction pour devenir chef de gare à Sazeret, à quelques kilomètres d’ici. Petite gare, petite ligne, salaire suffisant pour permettre au couple, avec la retraite de mon arrière-grand-père, pensionné de guerre, d’économiser de quoi acheter Le Chalet. Un jour, ma grand-mère m’avait emmené en promenade à Sazeret. Nous marchions derrière la gare désaffectée, parmi les herbes hautes. Ma grand-mère revoyait avec émotion ces lieux où elle avait grandi, et me racontait ses jeux peu variés de fille unique, me parlait notamment d’une balle en caoutchouc qu’elle aimait faire rebondir contre le mur du jardin. Soudain elle se penche, et ramasse dans l’herbe une boule couleur de goudron, dure, lourde, sa balle, sa baballe, répétait-elle en sanglotant presque, et avec une incrédulité qui dut déteindre sur moi, car je la soupçonnai, non sans dégoût, de simulation. Comment cette baballe, assurément ancienne, avait-elle pu l’attendre pendant un demi-siècle mal cachée parmi l’herbe d’un terrain ouvert à tous ? Le trouble de ma grand-mère toutefois paraissait sincère, et par la suite cette femme que mes parents jugeaient stupide parla toujours avec animation de sa découverte. De plus en plus rarement ; mais il était facile de raviver chez elle ce souvenir, qui lui voilait le regard et la voix.

Donc je doutais, ne sachant si j’étais plus honteux de ce doute ou du mensonge d’une vieille femme. En vieillissant moi-même, je doutai moins, apprenant de quelle stabilité certaines choses sont capables.

Et ce matin, chère Angéline, au pied d’un poteau de ciment qui date tout au plus de la vente de la maison, il y a six ans, j’ai ramassé la baballe. Comment ai-je été guidé jusque-là ? Et pourquoi, si ce n’est pour rendre raison à ma grand-mère ?

Je suis donc venu ici recueillir un héritage. Sans personne à qui transmettre l’impérissable joujou.

 

(À suivre.)

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