Sauf, 43

Publié le par Louis Racine

Sauf, 43

 

SIXIÈME CAHIER

 

4 août

En attendant de trouver un nouveau cahier, j’ai pris des notes sur des bouts de papier que je devrais peut-être coller tels quels dans ce luxueux Clairefontaine, mais je préfère les recopier, et du reste (il ne s’agit pas tout à fait d’une dérogation) pas intégralement ; il y a une bandelette de kraft en particulier que j’ai mangée, ce qui m’a rappelé l’époque où je mangeais du papier (j’avais complètement oublié), et même de petits cailloux de temps en temps (ceux qui avaient l’allure de caramels : je les avalais sans aucun problème, ce n’est pas comme plus tard certains médicaments contre l’anxiété ; il fallait être vraiment con pour fabriquer des comprimés énormes à l’usage des anxieux sujets aux spasmes laryngés).

Réglons la question tout de suite : rentré bredouille de Villeuf. QUELQUE CHOSE POURTANT ME DIT que ma persévérance paiera.

Le plus étrange peut-être de ce travail d’écriture dont je sens qu’il m’aide à vivre (je ne sais pas si tu peux concevoir ça, sixième cahier, mais toi et tes semblables êtes les seuls garants de la pérennité toute relative d’ailleurs

– hypothèse que je note avant qu’elle ne s’évanouisse (c’est fou toutes les pensées qui se sont envolées avant que j’aie pu les noter, c’est justement ce que je m’apprêtais à noter) (enfin, celle-ci l’était déjà, en amorce) (je sais, ça ne suffit pas, mais assez perdu de temps) (perdu moi-même) : pérenne voulant dire à l’origine qui dure un an, peut-être ai-je à tenir un an, au terme duquel soit je disparais, et alors, bon

soit ils réapparaissent

y aurait-il quand même à tout cela une raison astronomique ? –

je disais donc : ces cahiers sont seuls garants de la pérennité de l’espèce humaine, représentée aujourd’hui à ma connaissance par un unique individu)

mais je disais d’abord : le plus étrange, c’est que je ne note au fond qu’une infime partie de mes cogitations, et qu’en définitive plus j’écris moins j’écris, c’est-à-dire que le temps que je passe à conserver tel ou tel propos qui sans doute sur le coup me paraît digne de cette élection est automatiquement perdu pour d’autres qui le mériteraient peut-être davantage, surtout si j’admets – et rien ne me l’interdit – que j’écris justement pour ne pas écrire ce que dont je suis par là-même empêché. Par exemple, je peux me croire de fort bonne foi en affirmant n’avoir pas spécialement voulu taire mes élucubrations autour de l’espérée (ce que la simple superstition pouvait expliquer), avoir remis à un moment plus favorable (on ne voit guère lequel) la description détaillée et synthétique en même temps (bénéficiant d’un utile recul) de mes sotties érotiques, mais comment ignorer que le souvenir commence à s’en estomper, et que si je n’y prends garde j’aurai bientôt perdu (exprès ?) tout ce théâtre intérieur (ou non : car je parle beaucoup tout seul, et très fort ; mais quand je parle, je n’écris pas) ?

Ainsi, voilà exactement quinze jours – et cela coïncide avec le passage à une graphie plus dispendieuse – que je répète un petit dialogue (suivi d’effet) en vue de la fameuse rencontre. C’est au réveil que je suis le meilleur, ou juste après le petit déjeuner (en déambulant dans le jardin), ou encore après quelques verres. Mais noter cela, non, non, je préfère oublier. Superstition ou censure ? Je crois, je sens qu’il y a de la censure en moi, violente, garce. Eh bien tant pis. Ou tant mieux. Car qui sait si sans elle j’aurais pu tenir ce journal ?

Côté superstition, j’ai toujours sur moi le trèfle à quatre feuilles de Laguiole. Il faudra raconter aussi l’histoire du genou, mais rien ne presse, celle-là je ne risque pas de l’oublier.

 

Anékhou est devenu excellent en grec. Il faut dire, avec un nom pareil. Il me sert de répétiteur, de pédagogue et de disciple à la fois ; de cela parce que de ceci. Et certains matins l’élève relève le maître.

C’est seulement dans la septième leçon (qui marque la fin d’une étape, puisqu’elle est suivie d’un chapitre de révisions) qu’on aborde la première déclinaison. On va enfin pouvoir accorder les adjectifs de la première classe au féminin (ce qui était déjà possible pour les composés ainsi que pour βάρβαρος * et pour βροτός, merci Anatole !). J’y vois un signe.

Ma libido a pris des proportions effrayantes, presque monstrueuses. Au vrai, comment juger, dans ma situation, de ce qui est monstrueux ou non ? Il me semble cependant que si je ne sublimais pas mon désir dans ces petites saynètes improvisées, ces fantasmes joués qui sont cette étoffe de la vie que je ne peux confier à l’écriture (mais alors, ce journal n’est qu’un reflet, et je devrais peut-être l’abandonner au profit d’une œuvre de fiction ; y revenir), j’en mourrais, ou je sombrerais dans la folie. Je me suis presque blessé lors de ma dernière séance de masturbation. Je me console en me disant que si jamais une jolie fille se présentait, ma timidité triompherait sans coup férir du prédateur que je sens qui dort en moi d’un sommeil de plus en plus agité, mais à de certains moments je me félicite de ne pas avoir à le vérifier. La certitude d’être capable du pire et celle d’en être incapable s’équivalent et coexistent dans mon esprit comme sans doute dans la réalité. C’est non-contradictoire ; c’est gödelien.

* Je me disais bien que le féminin de βάρβαρος ne pouvait pas être βαρβάρα. Du reste, peut-on parler de féminin sagissant dune forme identique à celle du masculin ?

Oui, si je laissais tomber ce journal pour écrire un bon petit roman ? Une épopée en vers ? Une tragédie ? Ou n’importe quoi, comme ce que mes copains de lycée appelaient des textes et qu’ils publiaient dans des revues de poésie créées à fonds perdus pour la circonstance et dépassant rarement le premier numéro ? Pourquoi m’astreindre à cette tâche aride et peu glorieuse, rendre compte au jour le jour de mes faits et gestes et de mes réflexions, consigner laborieusement cette somme de banalités qui n’a d’intérêt que pour moi, et encore ?

Ainsi, quand je rêvais d’écrire et m’en jugeais incapable, forcé de lâcher toute nouvelle tentative à peine ébauchée, faute d’imagination, honteux de mon manque d’originalité, consterné de mes plagiats, de ceux surtout dont je ne prenais conscience qu’à retardement, il s’est trouvé une belle âme pour me suggérer la voie autobiographique. Elle me proposa aussi des relations sexuelles, ce qu’à l’époque, pour d’obscures raisons (ou trop peu tenté par le corps qui la logeait), je refusai. Mais parler de moi, quelle horreur, me récriai-je, convaincu de n’avoir sur ce sujet rien de bien utile à dire. Et aujourd’hui que les circonstances m’ont tout naturellement porté à décortiquer ma vie, je suis trompé si ma grande amie ne cherche pas, du lointain de sa triste absence, à me persuader de m’évader dans l’imaginaire.

Ce qui est sûr, c’est que le moment est mal choisi pour essayer si parler de soi peut être un bon moyen d’intéresser les autres. Pourtant ma main vibre de sincérité. Tremblote d’alcoolique, dirait Gisèle.

C’est vrai que je pourrais cesser de boire. J’ai bien arrêté le sport. Sauf la pétanque.

Allez, au lit ! Fin du premier trimestre.

 

(À suivre.)

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