Sauf, 30

Publié le par Louis Racine

Sauf, 30

 

30 juin

Après les confidences de Félix, une question m’était venue que je n’osai d’abord lui poser – mais peut‑être n’étais-je pas encore capable de la formuler. Un jour que nous étions relativement tranquilles à la cantine, je lui ai demandé si pendant sa crise il n’avait rien découvert sur lui, y compris sous la forme de messages énigmatiques. Il s’est presque fâché :

– Je te l’ai dit, je n’ai jamais été aussi lucide.

– Mais alors, tu as tout compris, tu n’as plus rien à découvrir ni à perdre, je ne vois pas comment tu peux continuer à vivre dans ces conditions.

Il s’est arrêté de manger, m’a regardé un moment d’un drôle d’air avant de répondre :

– Je ne continue pas. Je recommence.

Pendant toute cette période, je l’ai observé. Avait-il changé ? J’étais particulièrement attentif à ses relations avec Estelle, du moins ce que je pouvais en percevoir. Ils ne cessaient de se faire de petits bisous horripilants dès qu’ils se croyaient à l’abri des regards. On leur aurait donné vingt ans de moins.

Felix qui potuit, etc.

C’est à peu près l’époque où j’ai connu Bérénice. Je l’ai trouvé tout de suite très jolie.

Nous avons eu de la visite. À tout à l’heure.

 

Je reviens du village. Mission accomplie. Je ne regrette rien. Ce n’était pas gagné. Le plus difficile ne fut pas de trouver le moyen d’entrer, mais d’entrer effectivement, de poser le pied dans mon passé. C’est une chose de profaner un lieu au sens classique du terme : un lieu qui pour une collectivité, fût-elle une poignée, revêt une importance unique. À cet égard je me savais sacrilège. Moins cependant que je l’eusse été autrefois, quand les membres d’un groupe auquel je n’appartenais déjà plus étaient encore là pour entretenir le culte. Mais moins surtout que je n’éprouvais de scrupules à fouler un plancher sur lequel j’avais trouvé pour la première fois de ma vie une paix qui me fut par la suite toujours refusée.

Pour avoir tenu un journal secret et qui devait le rester, et qui le resta d’autant plus qu’il devint inaccessible dès avant la catastrophe, sans parler de ce qu’il est maintenant, je sais intimement (que sais-je de plus certain ?) que l’on peut, que je peux écrire sans la moindre intention de communiquer quoi que ce soit à qui que ce soit sinon à soi-même, à moi-même.

C’est donc pour moi seul que je dirai ce qui suit. Même Anékhou s’en fout.

Non, plus tard.

Au Mas, j’ai choisi une chambre spacieuse, orientée au sud et à l’est. C’est là que ce matin, au lever, j’ai rédigé les quelques lignes complétant l’histoire de Félix. Puis je suis descendu, pour découvrir en bas un véritable carnage. Je ne sais pas si c’est ce dîner copieux et bien arrosé (le coq au vin était excellent), mais je n’ai rien entendu. Or, de toute évidence, un animal a réussi à pénétrer dans la maison pendant la nuit. Pour autant que je puisse en juger d’après les traces, c’est une bestiole assez volumineuse, griffue, carnivore, discrète et très mal élevée.

Anékhou, lui, avait disparu. C’est seulement ce soir qu’il a daigné se montrer, piteux. Il s’était apparemment réfugié dans je ne sais quel recoin du dernier étage. J’avais pourtant fouillé toute la maison avant de partir et une nouvelle fois à mon retour du village. Et je le referai avant d’aller me coucher. Il n’est pas impossible du reste que je dorme à Najac, on verra. Dans ce cas j’emmènerai Anékhou.

Je reconstitue le scénario suivant : hier soir, après le repas, je suis allé faire un tour dans le jardin en laissant la porte ouverte. Notre visiteur a dû entrer par là et se dissimuler quelque part. Puis j’ai fermé la maison et gagné ma chambre, Anékhou sur mes talons. Ce chat me suit comme un petit chien. S’il a rencontré l’intrus pendant la nuit, il ne s’en est pas vanté.

La question est : l’autre est-il ressorti ? Il a pu le faire ce matin pendant que j’inspectais la maison : j’avais laissé exprès plusieurs issues ouvertes, tenant moins à connaître notre hôte qu’à le savoir parti. Mais comme je ne l’ai pas vu sortir, et qu’il semble capable de se cacher efficacement à l’intérieur, je ne suis pas pleinement rassuré, et Anékhou lui-même donne des signes d’inquiétude.

 

1er juillet

J’ai dormi dans la maison de Najac.

Pour la première fois depuis la catastrophe, je m’étais rasé, grâce à un splendide coupe-chou trouvé à Villeuf *.

* C’est aussi à Villeuf, lors d’une brocante sous les arcades, que j’avais acheté ma Royal, à une jeune fille dans le besoin et qui se séparait avec une tristesse si poignante de ce qui pour elle avait été plus qu’un accessoire, une compagne, que mes relations à cet objet s’en sont trouvées définitivement compliquées d’une forme de culpabilité – ce qui ne m’a pas empêché de le léguer à ma fille. Royal cadeau. Et je m’étonne qu’elle ne s’en soit jamais servie. (19 juillet.)

Le plancher de la chambre-dortoir a été recouvert d’une moquette, le sol en terre battue a disparu sous un joli carrelage à l’ancienne. Une terrasse qui prolonge la grange forme le toit d’une chambre bâtie sur la terrasse du bas. C’est réussi. Mais, malgré ces changements, et d’autres, la maison a gardé son odeur d’il y a trente ans.

La nostalgie me submerge.

Même, dans la cave, j’ai retrouvé la vieille table de ping-pong. Toute creusée. Et, parmi des raquettes plus récentes, les anciennes, leur peau de caoutchouc à picots rose ou vert rongée, décollée, pathétique.

 

(À suivre.)

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