Sauf, 29

Publié le par Louis Racine

Sauf, 29

« Je voulais savoir en gros ce qu’ils avaient compris de mon discours, à mon discours, je t’assure que c’était pas triste ; des choses vraiment très intimes et douloureuses, des aveux, quoi. Je vois le chirurgien, je lui demande comment s’est passée l’opération, histoire de tâter le terrain. “Bien, il me dit, par contre vous étiez très agité ; j’ai même cru que je n’allais pas pouvoir vous opérer.” Je l’ai revu plusieurs fois depuis, il n’a jamais précisé ce qu’il avait entendu, il convenait que ça arrivait que les patients racontent des choses pendant leur période d’inconscience, mais ce qui l’avait frappé surtout c’était mon agitation ; note que pas une fois il ne m’a conseillé d’aller voir un psy ; l’anesthésiste je ne l’ai pas revu, mais le chirurgien m’a appris que le produit qui semblait avoir déclenché la crise était de l’hypnovel, un hypnotique couramment utilisé m’a-t-il dit, avec lequel ils n’avaient jamais eu de problème. Je prenais peu à peu conscience que je n’avais pas spécialement à m’excuser, et que c’était plutôt l’anesthésiste qui avait à se poser des questions (je ne parle pas de mes fragilités psychiques) ; à la première occasion, j’ai consulté le Vidal dans une pharmacie, et j’ai lu que l’hypnovel pouvait entraîner des “réactions paradoxales”, comme une grande agitation, chez certains sujets, notamment les adolescents et les vieux (c’est flatteur, à quinze ans de la retraite), et / ou quand le produit était administré trop rapidement.

– C’était plutôt ça. (Je peux bien me laisser la parole à moi aussi.)

– T’es sympa. Le plus marrant, si j’ose dire, c’est le nom de la molécule. J’ai dit au chirurgien : “Il doit y avoir là-dedans une molécule qui ne me convient pas.” Il m’a répondu qu’il ne savait pas. Enfin ce n’était pas sa partie, ça regardait plutôt l’anesthésiste.

– Et alors ?

– Elle répond au doux nom de Midazolam.

– Ça fait manga.

– Oui, ou dessin animé japonais.

– Sado-maso.

– Peut-être, mais surtout Midas.

– Problème de pot d’échappement, d’amortisseurs ?

– Je ne te révélerai pas mes secrets. Mais les oreilles de Midas, ça ne te dit rien ? Renseigne-toi. En tout cas voilà. L’expérience la plus forte de ma vie. Je ne sais pas comment te représenter une telle intensité. C’est comme si tu te rappelais le moment de ta naissance. Ou de ta mort.

Il était à nouveau bouleversé. Je suis monté au créneau.

– Dois-je comprendre que tu es devenu croyant ?

– Pas exactement. Mais je respecte un peu plus les gens qui ont la foi, ou je les vois autrement, ou je vois la foi autrement. Ce que j’aimerais c’est rencontrer des gens qui auraient eu des expériences semblables, mais le côté réunion, club, secte, regroupement, ça m’emmerde. Tu ne m’écoutes pas.

– Je pensais à un dessin humoristique qui m’avait fait beaucoup rire dans mon enfance : le traditionnel naufragé sur son île déserte, assis contre le tronc de l’unique cocotier, et plongé dans la lecture de Comment se faire des amis.

– Ça n’a aucun rapport.

Il fronçait les sourcils, furieux. Comment lui expliquer ? Mais lui non plus ne me disait pas tout.

– En effet. Tu parlais justement de ton aversion pour les clubs et les sectes.

– Je n’en ai pas été guéri. J’entends conserver ma liberté, cette liberté que je ne n’ai peut-être jamais autant éprouvée qu’en choisissant, tu vois ce que je veux dire, le bien contre le mal.

– Grâce aux médicaments.

– Qu’est-ce que tu me conseilles ?

– De faire une analyse.

– Estelle serait ravie de t’entendre. Mais j’ai dit ce que j’avais à dire. Tant pis pour ceux qui n’ont pas su quoi faire de ce que je ne répéterai jamais.

– Pas même à un analyste ?

– J’en suis sûr. D’ailleurs je n’ai pas tout dit. Il y a une chose que j’ai gardée pour moi.

– Là aussi, tu jouais avec le feu.

– Oui. C’est-à-dire que j’ai dit sans dire, en faisant volontairement un jeu de mots. Mais je dois ajouter à ma décharge que j’étais pressé par une terrible urgence. J’ai dit les choses de manière allusive. Qui avait des oreilles pouvait entendre.

– Mais des oreilles d’âne (l’histoire de Midas me revenait partiellement)... Cependant tu n’as rien découvert sur toi. Sinon une certaine fragilité.

– Je la connaissais. Et puis on s’en fout. C’est ce que j’ai découvert sur le monde qui était important. Je me suis senti à la fois pleinement moi, dans toute mon individualité historique, et partie prenante d’un grand tout. Une expérience mystique, sans exagérer.

J’admirais comme il pouvait encore articuler ces derniers mots après deux Talisker.

– Et à Estelle, tu ne diras pas ce que tu as gardé pour toi ?

– Pas gardé pour moi, juste dit un peu vite. Je ne sais pas.

– Si elle t’aime... Si tu l’aimes... Si vous vous aimez...

– Estelle est merveilleuse. Ça aussi je leur ai dit, je m’en souviens. Mais l’amour ne peut pas tout.

– À t’entendre, j’aurais cru le contraire. Lui as-tu au moins raconté les choses comme tu viens de le faire ? Sait-elle que tu lui caches quelque chose ?

– Elle peut s’en douter. Elle ne m’en parle pas.

– Mais à moi, tu te confies sans hésiter.

– Je te confie que je ne te confie pas tout. Ça ne tomberait pas dans l’oreille d’un sourd.

– Tu te venges sur moi de ton anesthésie.

– Tu as gagné. Échec et mat. C’est ma tournée. »

Voilà donc toute l’histoire, ou plutôt le récit de Félix tel que je peux le reconstituer.

Moi aussi, je vis l’expérience la plus marquante de ma vie. Pas beaucoup de révélations pourtant, ni de psychanalystes dans le secteur.

Allez, à table !

 

(À suivre.)

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