Sauf, 10

Publié le par Louis Racine

Sauf, 10

Deux autres choses pendant que j’y pense, et elles sont liées. Certes, moi qui ai passé une partie de ma vie à déplorer sous couvert d’ironie que l’esprit de jouissance eût remplacé l’esprit de sacrifice, je me comporte en petit jouisseur immature et irresponsable. Je pourrais m’amuser à calculer combien de temps il me faudrait pour épuiser toutes les ressources à ma disposition. Très peu, j’en suis persuadé (même dans cette ville de deux cent mille habitants), si je ne faisais rien pour les entretenir ou les renouveler. Dans ces conditions, je me donne tout au plus deux ou trois ans à vivre sans me mettre à chasser, à pêcher, à reconstruire le monde pourtant presque entier (population humaine exceptée) à l’heure où j’écris. J’ai toujours dit que je n’en avais rien à foutre des jouets des riches, et je projette d’emprunter sa Porsche à Friboulet. En vérité je continue à n’avoir que mépris pour ceux qui ne rêvaient que de ça, gagner beaucoup d’argent. Pauvres cons, où sont-ils maintenant ? Que j’ai aimés aussi, oui, même si je peux jurer que jamais le goût de quiconque pour le luxe ne me l’a rendu plus aimable ; attendrissant au mieux, mais je ne pouvais, je n’aurais su partager cette aspiration à la richesse. La seule objection recevable serait que ce luxe est nécessaire à la production du beau. Je sais que non. Le luxe organisait la commercialisation du beau, et parfois aidait à le repérer, le luxe facilitait l’appréciation, étayait le jugement, mais dans la mesure seulement où l’éducation du goût était luxueuse. La vraie question est de savoir si la beauté peut s’envisager vulgaire, ou si nécessairement la majeure partie d’une société doit devait en être tenue écartée. Je ne sais pas répondre. Ce que je sais, c’est que ce n’est pas le luxe qui produit la beauté. Et quand je vois quelle beauté promouvaient les riches, quand je vois le manque de goût de certains riches et je ne parle pas seulement des nouveaux riches, quand je vois quelle divine beauté peut éclore dans le vulgaire, je sais que jamais le goût du luxe n’a constitué une vertu.

J’ai rêvé un moment que, mais ça n’a aucun rapport. Si pourtant. J’ai rêvé que tout le monde avait disparu sauf les pauvres, ou seulement les SDF, les clochards, les sans-abri. Ça aurait confirmé le côté fable de la chose. Mais ma présence même prouve que ce n’est pas ça l’idée. Fermons la parenthèse.

Une autre avant de reprendre le fil. J’ai vu à la Galerne, il y a quelques jours, depuis la catastrophe donc, une B.D. dont le scénario a retenu mon attention par sa relative originalité : l’histoire d’une poignée de gamins qui se retrouvent seuls dans une ville mystérieusement désertée par les adultes. C’est très différent : ils sont plusieurs, ils ont l’électricité, ce sont des mômes. Certes je me sens assez gamin, mais quand même. Je n’ai pas lu l’album, je l’ai juste feuilleté. Ça ne m’a pas paru plus intéressant que ça. Une futilité de plus.

Je disais donc : jamais rien eu à foutre des belles fringues, et même des fringues tout court, jamais suivi la mode sauf par lassitude ou quand rarement telle forme ou telle couleur me plaisait, souvent décalé, presque par choix, par esprit de résistance mais sans agressivité, et pourtant l’autre jour je me suis offert toute une longue séance d’essayage de chaussures chez Cottard, mais bon, comme ça ; je ne veux pas trop me charger pour le voyage, et puis à Villefranche-de-Rouergue je trouverai des vêtements de qualité pour affronter l’hiver.

Je veux essayer tout ce qui est à ma taille chez Jeanot lou Paysan.

J’ai passé des heures totalement nu, y compris en déambulant dans la ville. Comme dans certains cauchemars de mon enfance. Un temps fort : le long des galeries marchandes du centre Coty, devant les mannequins parfois dévêtus des vitrines ; moi dans la lumière solaire filtrée par la verrière, criant à tue-tête « Épiméthée ! Épiméthée ! », eux dans la pénombre de leur aquarium. Mais je me sens plus en sécurité habillé (même si je m’autorise parfois le nu intégral quand je fais du feu sur la terrasse). À la piscine, j’ai parfois peur. De quoi ? Disons-le, de l’intrusion, du viol. De la méchanceté humaine. Mais bon.

Je change de sous-vêtements et de chemise tous les jours. Le linge sale s’accumule dans ce qui semble avoir été une chambre d’amis. Après mon dernier passage à Coty, il me reste de quoi tenir une semaine.

Ce qui me ferait presque hésiter à me vautrer dans une abondance toute relative, c’est l’idée – le fantasme – que les disparus pourraient revenir et me demander des comptes. Et, chaque fois que je cambriole une maison, un magasin, un bâtiment officiel, je me sens coupable et responsable. J’imagine l’interrogatoire auquel je pourrais être un jour soumis. Je me dis que si pareille situation se présente, je saurai argumenter, me défendre : je me croyais seul au monde ; je ne me suis senti ni le devoir ni le pouvoir de préserver à moi seul l’économie, l’écologie mondiales. En revanche je me suis cru le droit de profiter de tous ces biens de consommation que l’on m’avait fait un devoir de trouver désirables.

L’angoisse revient périodiquement, comme nourrie par mon optimisme.

 

(À suivre.)

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