Sauf, 9

Publié le par Louis Racine

Sauf, 9

 

29 mai

Préparatifs de départ.

Destination : Najac. Détour par Montmarault et Laguiole. Moyen de locomotion : la voiture ; moteur à essence. Ce n’est pas maintenant que je vais me mettre au diesel. Comme j’ai haï tous ces salopards, prétendument mes semblables, qui par pure mesquinerie infectaient le monde avec leur diesel de merde ! Si quelqu’un a le droit d’être bassement matérialiste, c’est moi. Et pourtant, regarde comme je suis respectueux de cet environnement que ton égoïsme et ta connerie ont contribué à ruiner, c’est à toi que je parle, dieselleux de merde.

Non, ceci n’est pas un pamphlet écolo. Il est trop tard !

Comme j’ai haï tous ces abrutis qui ne pensaient qu’à faire des économies. Et des économies pour quoi faire ? Pour consommer davantage. Et ainsi de suite. Monde pourri, je suis heureux que tu aies sombré, même si je suis malheureux d’être là comme un con sans personne à qui parler. Aurais-je été préservé parce que lucide ? Mais des gens de mon avis j’en ai connu, peut-être pas aussi radicaux, des gens plus capables de garder leur calme, moins nerveux. Ou des lâches, leur soupe assurée.

Si je n’ai pas mérité d’être sauvé, je ne l’avais pas non plus de devoir supporter quotidiennement tant de connards arrogants et pervers. Pour que moi, la gentillesse, l’amour même, je ne pusse les aimer, il fallait qu’ils fussent bien répugnants. Moi qui ai toujours cherché, par réflexe d’abord et par conviction ensuite, à défendre tout accusé autant que toute victime. Énorme déficit moral de ce monde de progrès.

Moi qui ai toujours détesté qu’on parle à ma place, me voilà réduit à parler tout seul.

« Maintenant, il va falloir m’écouter ! » Oui, je crois bien que je criais ça aussi l’autre nuit du haut de la terrasse. Quelle pitié.

Avant-hier j’ai fait l’expérience du pont de Normandie. Je me suis arrêté au beau milieu, suis descendu sur la chaussée. Vent violent. Affolant vertige. À plat ventre sur le tablier, j’ai rampé jusqu’au bord. Ce que je craignais le plus – je savais bien que je ne pouvais pas tomber –, c’était l’évanouissement. Et une fois évanoui, le vent ne pouvait-il pas m’emporter ? Je me cramponnais d’une main à la rambarde, de l’autre tenais ma paire de jumelles. Ciel dégagé. La vue portait très loin, une cinquantaine de kilomètres peut-être. Observation infructueuse, de tous côtés. J’ai regagné la voiture, toujours en rampant, sauf sur les derniers mètres où j’ai réussi, triomphal, à progresser à quatre pattes. Une fois assis derrière le volant, ma portière refermée, j’ai perdu connaissance.

J’ai été réveillé par un goéland qui vociférait perché sur mon capot. Sale bête. J’ai continué quelques centaines de mètres vers la rive gauche, histoire de mieux prendre la mesure du désastre aperçu aux jumelles (un entassement inimaginable de véhicules calcinés bloquant les quatre voies, le pont sans doute fragilisé), puis j’ai fait demi-tour (au prix de nombreux accès de vertige). De toute façon je n’avais pas l’intention de franchir la Seine à cet endroit. J’espère que le pont de Tancarville est praticable. Sinon, je prendrai le premier possible.

Je changerai de voiture aussi souvent qu’il le faudra. Principe des diligences. J’emporte un jerrican d’essence pour le cas où je tomberais en panne loin de tout relais. À 48 ans, j’ai siphonné mon premier réservoir, puisqu’on ne peut pas compter sur les pompes des stations-service, même aux cuves pleines.

 

Chère Angéline,

Plutôt que de m’adresser à ce journal, ou à moi-même à travers ce journal, ou à l’improbable lecteur de rencontre, anonyme et inconnu, je préfère t’écrire à toi, la lointaine, de qui je n’ai plus de nouvelles depuis plusieurs années, époque où, nous étant retrouvés par l’intermédiaire d’un site nostalgique, nous échangeâmes quelques courriels, mais qui sus me remonter le moral par ta seule existence. J’ignore si la Nouvelle-Calédonie où tu t’étais établie a été ou non préservée par la catastrophe, je doute que ce texte te parvienne jamais, mais c’est à toi que j’ai décidé de le dédier. J’étais en instance de divorce, abattu, déprimé, ce bref échange que, par pudeur plus que par ennui, ni toi ni moi ne cherchâmes à prolonger m’a redonné l’énergie qui me manquait pour tourner la page. Je ne connais de toi que ce que je me rappelle de l’unique année où tu fus mon élève, inoubliable quand même, je n’aurais jamais eu l’occasion de te le dire – non que je fusse à proprement parler amoureux de toi, mais je ne veux pas encore ouvrir ou plutôt rouvrir* le chapitre de mes embrasements intergénérationnels –, ou ce que tu m’apprenais toi-même dans ces rares courriers du bout du monde (ta condition d’institutrice sur une petite île dont j’ai oublié le nom, ton concubinage avec un certain Jonathan), tout cela n’étant peut-être plus d’actualité, catastrophe ou non, mais, chère Angéline du bout du monde, n’eusses-tu été que l’involontaire instrument de ma résurrection passagère, fusses-tu désormais abîmée dans l’absence, c’est ton souvenir qui m’aide ce soir à tenir mon stylo. Pourquoi toi ? Pourquoi moi ? Peut-être as-tu simplement vocation par ton éloignement à représenter l’espérance qui me sauve et menace à tout instant de me quitter à jamais.

* J’en avais entrepris la rédaction ; je l’ai perdu par malchance et par négligence ; il a été enregistré voici plus de dix ans sur une disquette Amstrad déjà obsolète, et quand, sentant le risque de la perte, j’ai songé à l’imprimer, il était trop tard ; l’ordinateur plusieurs fois rafistolé tomba définitivement en panne. Ce texte en forme de confession, et auquel finalement celui-ci n’est pas loin de ressembler, était donc en quelque sorte mort-né, n’ayant pu, au terme d’une gestation lente et clandestine, voir le jour, comme mes amours professorales elles-mêmes. Du reste je n’ai été réellement amoureux que deux fois d’une élève, et la première fois cela n’avait même pas pris forme écrite ; par la suite, mais il suffit, tant pis ; elles ne sauront jamais. Et maintenant que je puis clamer leur nom et mon amour refroidi mais qui me consuma, j’en suis empêché, peut-être, par l’absence de danger même. Je le vois bien, et c’est du reste ce que m’écrivit un jour une collègue dont on peut penser (dont Gisèle en tout cas pensa) qu’elle me tournait autour : je n’ai jamais été très courageux. (30 mai.)

Je vois bien aussi que j’ai commencé cette lettre parce que j’hésite à partir, et d’abord à faire la tournée des amis.

Suffira d’emporter une bouteille de champagne.

Une parenthèse : l’eau du robinet ne m’inspire guère confiance, je devrais dire ne m’inspirait, car après une période faste le débit est devenu insignifiant, surtout en ville haute. Au bout de quelques jours, impossible de remplir une baignoire. Et l’eau commençait à puer. Mes bains, je les ai donc pris à la piscine. D’abord celle du cours de la République, où j’avais mes habitudes, même si pas celles-là, évidemment. C’est assez jouissif, savonné et shampouiné des pieds à la tête, de se rincer dans le grand bassin (sauf la température, au début) ; une baignoire géante pour soi tout seul.

La piscine présente un autre intérêt, pour qui aime comme moi chanter sous la douche ou dans son bain. À part en transportant un tub dans une cathédrale, je ne vois pas comment obtenir de tels effets acoustiques pendant ma toilette. Grand moment l’autre jour, Ta Katie t’a quitté, et aucune hésitation sur les paroles. Puis Bateau ivre, mi-déclamé mi-chanté. Monumental. Pas pu m’empêcher de pleurer au papillon de mai.

Pour les bains chauds, à la maison forcément, c’est encore plus luxueux. Il m’a suffi d’une première expérience décevante pour comprendre que j’avais intérêt à faire chauffer simultanément plusieurs faitouts d’eau plutôt que de remplir au fur et à mesure la baignoire. Heureusement je ne manque ni de casseroles ni de réchauds, ni de bonbonnes ou de cartouches de gaz, ni d’eau en bouteille. Mais enfin le bain chaud c’est une fois la semaine, j’ai décidé le samedi, jour où autrefois j’avais les TL donc le maximum de filles en cours à intéresser aux maths, elles les littéraires (en principe).

Aujourd’hui, par exemple, c’était bain froid.

À l’inverse, il me serait facile, si j’en avais le goût, de garder des boissons au frais. J’aurais là dehors un frigorifique dont le moteur (diesel !) tournerait en permanence, jusqu’à ce que je refasse le plein, ou que je réquisitionne une autre fourgonnette. Mais produire mon électricité me paraît de plus en plus superflu. Les groupes électrogènes m’ennuient ; c’est bruyant et ça pue. Et les boissons fraîches, à commencer par les sodas hypersucrés dont le froid masque la criminelle teneur en sucre, je m’en passe. Quant aux vins blancs, je les supporte aisément à la température de la cave, et quelles caves par ici ! Je ne parle même pas de la maison de mon hôte involontaire. Là, bien sûr, c’est Besançon. Mais quel plaisir, guidé par ma seule intuition, de découvrir dans les tréfonds de quelque modeste maisonnette, et pour m’en tenir aux rouges, le vieux Madiran, le Sancerre (rouge !), le Ménetou-Salon (rouge, oui !) dont j’accompagnerai le repas du soir (le midi en semaine, vieille règle professionnelle*, je m’abstiens : eau de source).

* À laquelle je ne cesse de déroger. Bon, c’est les vacances. (23 juin.)

J’ai bu pour la première fois de ma vie du vin jaune ; du Condrieu ; du whisky à près de cent euros la bouteille, etc. Bref, j’ai joué avec ma santé. Mais je me calme. Surtout ne pas tomber malade. D’autant que je le suis peut-être déjà. Un petit cancer non encore déclaré, une saloperie de ce style. On verra.

 

(À suivre.)

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