Sauf, 42

Publié le par Louis Racine

Sauf, 42

 

1er août

Composé un nouveau nocturne, en mi bémol. Il est comme le prolongement du premier, auquel il s’enchaîne comme par miracle. Il faudra que j’étudie le phénomène de près, quand j’aurai le courage de noter tout cela sur une partition.

En réécoutant l’enregistrement, précédé d’une brève annonce, j’ai eu l’impression que ma voix avait changé ; bien que les éléments de comparaison soient rares et aient été réalisés dans des circonstances fort différentes (au volant, par exemple, avec la nécessité de couvrir le bruit du moteur, et de continuer à faire attention à la conduite), je me demande si je ne suis pas en train de modifier légèrement ma prononciation, mes intonations.

Un truc, bon, aucune importance sans doute, mais je prends plus souvent l’accent du coin. Sans personne évidemment pour apprécier plus ou moins la chose.

L’après-midi, grec. Quatrième leçon. Enfin le verbe être ! La proposition infinitive, je connaissais déjà par le latin, mais en grec c’est un peu différent, plus proche du français à certains égards.

« Ils disent que les actes des anciens sont dignes d’éloge », j’ai traduit ça sans une hésitation. En fait l’emploi de la proposition infinitive supprime une difficulté, l’accord du verbe au singulier quand le sujet est un neutre pluriel (je suis très fier d’avoir retrouvé tout seul la règle τὰ ζῷα τρέχει, que m’avaient apprise mes camarades hellénistes du temps où j’étais en première). J’ai su accentuer les deux génitifs, enfin je crois, évidemment je dois me passer de correction, mais c’est au fond comme quand je voyais sans voir, avant de porter mes premières lunettes (à propos, Afflelou commençait à m’énerver avec sa seconde lunette ; on dit des lunettes ; je ne suis pas contre l’influence du commerce sur la culture, après tout la France s’enorgueillit d’un Voltaire qui ne fut jamais qu’un marchand de soupe philosophique, mais il y a des limites) ; bref, je vois sans confirmation, mais fais volontiers grâce à l’aberration en faveur de la sensibilité.

Le latin, le grec, à quoi ça sert ? demandait régulièrement le quidam lambda – question purement oratoire / rhétorique et qui s’adressait moins à ce pauvre Auberger qu’elle prenait toujours au dépourvu (depuis le temps, quand même, il eût pu fourbir sa réponse) que complaisamment au quidam lambda bis de passage déjà conquis à la modernité catastrophique. Moi, au moins, je ne me pose même plus la question, oratoire ou pas. Si je puis avoir une (quasi-)certitude, c’est bien que mon apprentissage tardif d’une langue ancienne ne vise aucune utilité pratique. Mais j’apprendrais le grec moderne que ce serait pareil. Autant en profiter pour m’initier plus radicalement.

Comme j’aurais été heureux, à la place d’Auberger, de pouvoir dire qu’au moins, personne ne pouvait douter de mon désintéressement. Et comme j’ai aimé, les rares fois où l’occasion m’en a été donnée (passant moi aussi par là, et surprenant la question assassine), rétorquer à l’inquisiteur réduit à quia : et les maths, à quoi ça sert ? Ce que me reprochaient certains collègues, même de lettres, qui confondaient utilité à court et à long terme. Ah les cons !

Si j’avais un conseil à donner aux jeunes, je leur dirais : n’attendez pas de vous trouver dans la même situation que moi. Ennuyez-vous. Perdez votre temps. Apprenez le grec ancien, le sanskrit, le hittite, le gotique, des langues disparues ou de peuples lointains que vous ne risquez pas de rencontrer jamais. Inventez même des langues, probables ou improbables, qu’importe ; c’est comme ça que vous vous trouverez, quitte à devoir un jour fuir pour de bon ce monde s’il n’est pas assez beau pour vous.

Serait-ce ce que je fais en ce moment ?

Non, non, ce monde est largement assez beau pour moi. Il me manque juste l’âme sœur.

 

Retour de la cave ; le stock diminue. Ce soir à la fraîche, tournée des bonnes tables locales.

Je remontais vers la lumière du jour quand m’est revenue cette devinette de Giboin : quest-ce quun eurydisme ? C’est un calembour comme seul Orphée ose en faire.

 

2 août

Rêvé que j’étais une statue de Diane, une verte écorce de bronze que l’on précipitait dans les flammes. Anékhou m’a réveillé en me léchant le nez. Anékhou, c’est mon tiramisu. Ce n’est pas moi qui m’abstiens, c’est lui qui me soutient.

Sixième leçon, déjà ! Toujours la même aisance, mais de plus en plus de questions dont je dois me contenter d’imaginer les réponses sans pouvoir vérifier. Faudra quand même que je dégote une grammaire. Par exemple, il me semble percevoir un parallélisme entre les trois démonstratifs du grec et les trois démonstratifs du latin, mais pourquoi Lebeau et Métayer commencent-ils par celui du deuxième rang ? Parce que c’est le plus usité comme anaphorique ?

Je le vois bien, je n’ai rien perdu de ce qui ne me sert à rien. Le don des langues, et la vie. Vivre ne sert à rien, aujourd’hui moins que jamais serais-je tenté de dire. Et pourtant il m’arrive d’entrevoir quelque chose comme un soupçon de vérité dans l’idée – d’où me vient-elle, qui me tourne autour comme un oiseau horripilant avant de venir se poser familièrement sur mon épaule où elle se sent bien, se repose et me repose en même temps ? – que c’est peut-être maintenant, au contraire, que ma vie commence à avoir un peu de sens.

À une certaine aune, je suis en tout cas très précieux. Au point de tenter le diable. Le coup du donjon l’autre nuit. Ce matin je me suis amusé à prolonger mes apnées au fond de l’étang, et j’ai bien cru mourir noyé, parce qu’en reprenant mon souffle j’ai bu la tasse. J’étais loin du bord, et d’un coup mes vieilles angoisses sont revenues, et une fois hors de danger j’ai toussé pendant une demi-heure, à m’en déchirer les poumons et le ventre. Oui, oui, je suis encore fragile. Précieux mais / donc fragile.

Une idée comme ça : écrire un roman dont l’héroïne s’appellerait Apnée du Sommeil.

 

J’arrive au bout, au bas de ce cahier ; je n’en ai pas d’autre. Celui-ci s’est rempli plus vite, parce que depuis quelque temps j’écris plus gros. Plus mal, aussi. Et si je le retournais ? Ainsi je n’aurais pas à écrire sur la page de gauche. De cinq cahiers je peux en faire dix. Une symétrie parfaite exigerait que je dactylographie la fin au dos des feuillets du tout début. Mais la fin, mon pauvre ami

Et puis ce renversement vous aurait un air de mi-parcours qui ne m’enchante guère.

Ça me rappelle les théories de Lachèvre sur le point central. Comme toutes ses audaces me semblent dérisoires maintenant ! Mes camarades étaient en avance sur moi, qui en jugeaient ainsi dès cette époque ; et où sont-ils, les bons petits raisonneurs ?

Tout compte fait, je renonce à cette écriture à rebours. C’est comme chez Beckett, ça avance.

Demain c’est jeudi.

 

(À suivre.)

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