Sauf, 20

Publié le par Louis Racine

Sauf, 20

 

24 juin

Saint-Flour, arrêt pipi. Tout va bien. Voyage paisible. Un petit coup de dictaphone :

Non, je ne supporte plus cette voix. Tant pis. Il ne s’est rien passé de toute façon. Quant à Vincent Delerm

Allez, c’est reparti. Cap sur Laguiole. Je veux pique-niquer près de l’église. Après, je chercherai un trèfle à quatre feuilles.

Montmarault, Saint-Flour, Laguiole, Rodez, Najac. Que des hauts lieux.

 

Je l’ai, le trèfle. Je l’ai trouvé pendant que le cassoulet réchauffait doucement sur mon feu de la saint Jean. Qu’est-ce qu’on va boire avec ça ? Un Marcillac, cette question.

Un jour ne fait pas l’autre, disait Nadine. Hier c’était bûcher funèbre. Quelques cadavres de chiens à sublimer et/ou incinérer, que j’aurais pu laisser pourrir sur le sable rose de mon enfance. J’aurais pu aussi les rejoindre, moi qui ne sais pas nager dans les flammes. Ou partir sans éteindre. Mais j’ai préféré frustrer les charognards, ne fût-ce que provisoirement. Un jour ne fait pas l’autre.

Quand j’étais petit, on m’a souvent reproché mon égoïsme. Ça a commencé à la naissance de mon frère, j’avais trois ans, je faisais un beau petit salaud. Sournois, sournois ! Dès mes six mois ma mère avait repéré que j’étais filou. Je mettais de côté les croûtes de pain qu’elle me donnait, j’en réclamais d’autres. J’étais déjà très voleur, très fourbe. Une horreur. Ce que l’histoire omettait régulièrement c’est que les trois premiers mois de ma vie je les avais passés séparé de ma mère, en milieu aseptisé ; sourires de mon père derrière la vitre, qui me mettaient en transes, me raconta souvent ma mère assez dépitée que je ne lui aie pas fait autant la fête.

Je savoure ce cassoulet divin, que je partage avec Anékhou, conserve maison, je m’enivre délicieusement, je me suis fourni aux meilleures sources, Laguiole c’était plein de cuisinières et de cuisiniers hors pair, j’ai aussi plusieurs boîtes de saucisses aux lentilles, avant l’hiver j’essaierai de faire un saut dans l’Ariège d’où je rapporterai des saucissons conservés dans l’huile, grandiose, évidemment tout ça va s’épuiser, on ne tuera plus le cochon.

C’est pour dire, je fais toujours un bel égoïste, un sale voleur, un infâme parasite. Le feu crépite, au-dessus des fromageries, de l’autre côté du bourg, flotte un air pestilentiel, mais dans les arbres qui masquent maintenant le soleil gazouillent les ramiers. Des groupuscules plus ou moins affolés, plus ou moins boitillants de bovins parcourent la campagne, ça fait dispersion de fin de manif à la grande époque, on cherche vainement les rangs de CRS, ce rideau de sapins là-bas ? Pourtant c’est les flics qu’on appelait les vaches.

J’ai trop bu. Sieste. Dans la voiture, c’est plus prudent. À tout à l’heure.

J’ai eu une période, au début de mon veuvage,

Non. Demain, peut-être.

 

Je ne voudrais pas finir ce cahier sans rapporter ce dernier rêve. Mais je m’en souviens déjà mal. Ça tournait autour de la notion de survie ; sur-vie, la vie en plus, la vie en trop, et du coup une sous-vie. Mais il y avait autre chose, je ne me rappelle plus quoi, et je ressentais soudain, à l’idée d’être exclu d’une fête extraordinaire, de délices inouïes, un chagrin d’une telle violence qu’il m’a réveillé.

Ce n’est pas la première fois que j’envisage cette possibilité que les autres, tous les autres soient partis je ne sais où passer du bon temps sans moi, sans se soucier de moi. Je dois même reconnaître avoir déjà songé, comme excuse à mes nombreuses déprédations – celles surtout dont j’ai pu retirer une jouissance vengeresse – à alléguer un sentiment bien compréhensible, le désir de réparer une injustice. Mais jamais encore je ne m’étais senti aussi malheureux, aussi puni, à tel point que, bien que revenu de mon rêve décidé à ne pas me laisser gagner par l’illusion de ma culpabilité, je suis encore la proie d’une forme de doute : et si vraiment j’étais en train de payer le prix de mes crimes (auprès desquels, vu l’énormité du châtiment, mes petits larcins pèseraient d’un poids ridicule) ?

Énormité du châtiment : c’est donc que je ne me laisse pas non plus gagner par l’ivresse de plaisirs faciles.

Bon, il faut voir.

 

(À suivre.)

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