Sauf, 19

Publié le par Louis Racine

Sauf, 19

 

22 juin

Nous avons été attaqués. C’était hier, il était trois heures de l’après-midi. Je faisais la sieste dans le salon, le fusil à portée de main. Anékhou était dehors. Soudain, miaulements furieux devant la maison. Je me lève, je regarde par la fenêtre ; Anékhou était juché sur un des piliers du portail, et criait sa colère à la campagne entière. C’est alors que j’ai vu, loin de l’autre côté de la route, par delà la seconde ligne de haies, comme une coulée de boue qui s’avançait vers nous, et en entendant les aboiements j’ai compris qu’il s’agissait d’une meute de chiens errants. Vite, j’ai fait rentrer Anékhou, je l’ai enfermé dans la cuisine, j’ai armé tous mes fusils et je me suis posté sur le perron. J’ai dû battre précipitamment en retraite devant la détermination de l’ennemi. Impossible de contenir un tel flot. Avant même que je songe à tirer, trois énormes chiens avaient sauté par-dessus le portail et se ruaient vers moi. J’ai juste eu le temps de me replier dans la maison avec un seul fusil. La suite a été digne d’un film d’épouvante.

Les chiens ont commencé à se jeter contre les fenêtres, pourtant hautes ; plusieurs fois j’ai cru qu’ils allaient briser les vitres ; et je ne sais ce que je serais devenu, sauf à me barricader à l’étage, toute retraite coupée, et à attendre que ça se passe. Les assauts se multipliaient, les chiens attaquaient par vagues de plus en plus violentes ; rien que leurs aboiements semblaient capables de faire crouler la maison comme un château de cartes. Ils devaient être une trentaine au total, les plus petits et les moins nombreux de la taille d’un setter, d’autres gigantesques, notamment un couple de dogues genre danois mais encore plus laids. La porte sur le perron ployait périodiquement sous des élans furieux. Je me retenais de faire feu à travers le panneau, de peur de voir ce mince rempart voler en éclats.

L’idée me vint qu’en abattant quelques-uns, judicieusement choisis, de ces bestiaux je découragerais le reste de la meute. Le problème était d’y parvenir sans m’exposer. Je grimpai au premier, ouvris la fenêtre de la grande chambre, et tirai au revolver sur les trois plus acharnés. J’en manquai un, mais les deux autres tombèrent sans faire de manières parmi leurs camarades, qui, loin de reculer, parurent s’enhardir encore, comme décidés à les venger. Je rechargeai en toute hâte, la mort dans l’âme. Je crus même entendre que les chiens étaient parvenus à investir le rez-de-chaussée, mais ce n’était qu’une illusion. Avant qu’ils n’y réussissent effectivement, je tirai dans le tas, cette fois, et tuai ou blessai trois spécimens particulièrement virulents. La meute ne se calmait pas pour autant. Comme j’avais oublié de fermer le soupirail, certains tentaient leur chance de ce côté. L’ouverture était heureusement beaucoup trop étroite, et je m’en félicitais.

Pris d’une inspiration, je suis allé chercher au salon un bibelot typique du goût des habitants, une corne d’appel souvenir des Alpes en plastique véritable, et pendant de longues minutes j’ai joué de la trompe (après l’inspiration, l’expiration), sans aucun résultat d’abord ; puis les chiens peu à peu se sont tus, certains se sont assis, d’autres couchés, le regard torve, et pour finir on n’entendait plus dans les environs que les accents déchirants de ma sonate (de uma nota so), tandis que me revenait une récitation apprise au CM2, le portrait de la chèvre de Monsieur Seguin (qui lui faisaient une houppelande). Je m’arrêtai, à bout de forces. Alors, dans le silence renouvelé, je vis les chiens reprendre leur route vers l’est. J’ai couru à l’autre bout de la maison, et par la fenêtre du palier les ai regardés s’éloigner, lentement mais sûrement, les aboiements reprenant par brèves rafales. Quand ils ont été trop loin pour qu’on les entende, la fenêtre grande ouverte, respirant à pleins poumons, je me suis juré de quitter les lieux dès demain. J’emporte la trompe, dont le plastique nacré s’est craquelé pendant l’audition. Nous avons tout donné, elle et moi.

C’était la fête de la musique, et le début de l’été.

Deux heures du matin ; je me relève pour noter ce cauchemar : les morts du cimetière quittent leurs tombes et descendent du bourg, puis escaladent le mamelon et cernent la maison. Ils fredonnent Je suis malade, certains me font des clins d’œil, ce que devraient leur interdire leurs orbites vides. D’autres ont des têtes de chiens, et sont peu portés à ce genre de simagrées. Anékhou est debout à côté de moi et se masturbe au lieu de m’aider. Il a, lui, une tête de taureau. Je hurle : « Je ne t’ai pas appris à te servir d’un flingue ? », portes et fenêtres s’ouvrent toutes seules, une main osseuse sort de la nuit pour me crever les yeux, je me réveille.

Finalement, raconté comme ça, ce n’était pas si terrible.

Un bon whisky (Oban, je n’ai plus de Lagavulin), et au lit.

 

23 juin

En buvant mon café, je me suis fait la réflexion qu’il m’est désormais impossible d’employer le présent de permanence ou d’habitude, ou ce présent que les cuistres comme Auberger disent « gnomique » ; disaient, pardon (voilà, c’est un exemple). Sauf pour moi, évidemment. Je peux dire je suis comme ci, comme ça, j’ai coutume de, je n’aime pas, je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant, je mens comme je respire, etc.

Ces remarques n’ont aucun intérêt. Il ne faudrait pas tout noter quand même.

Je me tiens vaillamment à ma résolution concernant ces cahiers (bientôt le troisième !) : ne rien corriger. C’est déjà assez compliqué comme ça. Quant aux additions, chaque fois que je me relis (ce que j’évite de faire, mais bon), je suis tenté d’ajouter des commentaires. C’est non. Même en prenant soin de distinguer les époques de rédaction, je risque de brouiller ce fil chronologique dont je sens qu’il m’est devenu indispensable, vital. Je ne me suis autorisé qu’une seule intervention, à propos de mon vieux journal intime perdu dans les limbes amstradiens (car limbes est du masculin). Comme par hasard donc, s’agissant d’écriture. Je n’ai pas daté mon apostille (nom féminin) ; c’était le 30 mai, je pense. Je vais le préciser (encore une entorse, mais bon).

Depuis l’attaque des chiens, j’ai peur de l’extérieur. C’est un vrai problème. Éviter la rase campagne. Quant à la forêt...

Sylvain Manoury, alias Apékhou, l’homme posthistorique.

 

Comme les brins se croisent. Manoury est un nom plus rare dans l’Allier qu’au Havre. Aucun de mes camarades de classe n’a jamais douté que je fusse originaire du coin. Je l’étais du reste, par ma mère. Passons. Mon père quant à lui n’a jamais douté qu’il fût un Manoury, jusqu’à ce qu’il apprenne (quand ? par qui ?) que son père – mon grand-père – était un bâtard.

 

De quoi ai-je le plus peur ? Amputation. Mutilation. Je me rappelle ce roman pour la jeunesse, cette histoire d’opération de l’appendicite dans une cabane en pleine montagne, le vieux solitaire malade et l’ado sauveteur providentiel rédimé. Très peu pour moi ces conneries. Si j’attrape une saleté, plutôt crever. Mais au fond, je n’en sais rien. Peut-on dissocier l’envie de vivre et l’envie de survivre ?

Survivre, mais garder le pouvoir de me tuer. Sans ça la vie ne vaut rien.

Il y avait des chiens aussi dans ce roman ; féroces, dangereux. J’ai un peu oublié.

 

(À suivre.)

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