Sauf, 39

Publié le par Louis Racine

Sauf, 39

 

28 juillet

Trop fatigué hier soir pour raconter ma journée. Ce matin je ne vaux guère mieux. Essayons quand même.

Côté grec ancien, recherches décevantes sinon tout à fait infructueuses. Je vais devoir me contenter du vieux Bailly déniché à Cordes. Il a pas mal de pages tachées, mais il est complet. Ce qui me manque c’est une méthode, fût-ce un manuel de collège, et des textes. Rien au rayon scolaire des principales librairies. Ils n’étudiaient pas le grec à Villeuf ? J’ai bien trouvé un exemplaire (d’occasion !) du Cours de grec ancien à l’usage des grands commençants, de Lebeau et Métayer, je l’ai évidemment pris (j’ai dit tout haut : je vous le prends ; il faut rester poli en toutes circonstances), il a l’air très bien conçu, mais les auteurs précisent dans l’avertissement qu’il est inutilisable sans professeur. Durant toute ma carrière (grossièrement interrompue) j’ai milité contre l’idée qu’on pouvait apprendre seul (il faudrait vraiment que je reparle de ça, par honnêteté vis-à-vis de moi-même – de qui d’autre ?), et me voilà déplorant dans un manuel une particularité qui a aidé des dizaines de collègues à se sentir indispensables.

Déplorant dans un manuel. Je vois d’ici le contresens. Et Auberger qui n’est pas là pour m’éclairer sur la fonction précise du groupe prépositionnel dans la phrase ci-dessus ! Sûrement pas complément de déplorant, ce serait ça le contresens, impossible certes à commettre consciemment, puisque le reste de la phrase ne voudrait pas dire grand-chose, mais inconsciemment ? Mais peut-être que je me trompe, et que ce journal est un manuel. Manuel de survie à l’usage de son seul auteur, qui n’en connaît ni le plan ni l’issue. Qui survit par l’écriture, manuelle.

Parmi les milliers de livres que je n’ai pas lus, il y en a un dont le titre m’obsède depuis quelque temps : L’Écriture ou la vie. Les élèves de Malafosse avaient eu à l’étudier dans le cadre de leur programme. Mais c’est Hauchecorne qui me l’a recommandé. Il m’a aussi parlé de L’Espèce humaine, de Robert Antelme. Je ne sais plus ce qu’il m’a expliqué concernant un effet de bouclage. Des maniaqueries style Lachèvre. Hauchecorne, Lachèvre, je n’avais jamais fait le rapprochement. Magie des coq-à-l’âne.

Félix aussi avait lu Antelme. Il m’a juste dit que son bouquin avait d’immenses mérites, dont celui d’exister, contre les tenants du tais-toi-quand-tu-parles. Ça m’a plu.

Comme Lebeau et Métayer proposent pas mal de textes en grec, avec des références précises, je me suis également procuré (je vous prends ça aussi) les traductions de quelques-uns d’entre eux, ceux que j’ai trouvés, c’est-à-dire très peu ; mais j’ai un bilingue d’Œdipe Roi en format de poche qui a l’air exploitable, et dans la même collection un Platon. On va tâcher de se débrouiller avec ça. Il restait la bibliothèque municipale, mais je n’ai pas réussi à entrer ! Moi qui ai cambriolé une banque ! Il faut dire que j’étais un peu pressé par le temps : je ne voulais surtout pas être en retard aux arcades. Et après, plus envie.

Bon, ce n’était pas pour cette fois. Je m’étais fait beau pourtant, m’étant rasé (c’est tous les jeudis maintenant), ayant même réussi à me couper les cheveux et très peu l’oreille gauche – toute la soirée d’avant-hier passée à combattre devant mon image inversée les persuasions malignes du miroir. Je m’étais parfumé aussi, mais assez légèrement pour ne pas me masquer à moi-même le parfum de l’espérée. Elle n’est pas venue. Pas davantage de brunette à la fenêtre Renaissance.

Même, le quartier semblait s’être mis à sentir exprès très mauvais, beaucoup plus que la semaine dernière (ou alors le miraculeux parfum, son seul souvenir peut-être suffisait à éclipser l’horreur olfactive). Je préfère ignorer les causes de cette puanteur, de quelles caves où périrent des bestioles, pourrissent des denrées, continuent de se dégrader des matériaux, des corps, des molécules elle s’exhale. Et l’Aveyron n’est pas le dernier à souffler dans les rues montantes des remugles dont l’effet est aussi incontestablement hallucinogène que leur origine, animale ou végétale, demeure mystérieuse.

Ça schlingue.

Pourquoi, chère inconnue, serais-tu revenue indisposer ici tes narines ?

On se fout de moi, ai-je pensé. Puis j’ai compris que c’était moi qui me foutais de moi.

Mais je reste ouvert aux bonnes surprises.

En repartant, contemplé un moment une statue musculeuse, en face de la mairie, sa pine arquée vers le bas ; cul, bite et nerfs.

Si j’avais le temps, je referais le français ; cette langue se prête trop aux calembours. À moins que toutes les langues ne s’y prêtent pareillement, et que ce ne soient les peuples qui s’y adonnaient plus ou moins, pour des raisons qui excèdent mon intelligence et ma sensibilité. L’injustice m’exaspérait en tout cas qui consistait à condamner le jeu de mots en général comme vulgaire et déplacé, et à en glorifier exceptionnellement quelques-uns qui ne me faisaient pas rire. Oui, c’était le rire le problème. Ce rire diabolique. Mais aujourd’hui le diable c’est moi. C’est dommage que le Polaroid n’ait pas de déclencheur à retardement, je devais être pas mal, juché sur les épaules de CBN à l’encourager de bonnes bourrades dans les côtes. J’ai remarqué ça, j’aime bien monter sur les statues, et il me revient à l’instant que récemment j’ai rêvé que le taureau de Laguiole que je chevauchais avait déployé d’immenses ailes (avec le bruit d’une centaine de parapluies automatiques qu’on eût ouverts en même temps) et pris son vol direction l’Allemagne – c’est du moins ainsi que j’avais interprété cette réponse qu’il avait fini par donner à mes incessantes questions, jusqu’à ce que je comprenne qu’il s’agissait en fait de la Limagne (quelque peu transfigurée toutefois), en apercevant au loin un grand lac dans lequel je craignais que ma monture, qui n’en faisait qu’à sa tête, n’eût le projet de plonger, et je me réveillai suffoquant d’appréhension. Encore un calembour, on n’en sort pas.

 

(À suivre.)

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