Sauf, 40
À une certaine époque de mes études, je passais plus de temps au café qu’en cours. Un de mes condisciples partageait ce travers, et nous sommes devenus camarades de troquet puis amis. J’éprouve à l’évoquer une grande tristesse, mais aussi une très grande joie, et je me rends compte que les amis finalement sont moins absents une fois absents que les ennemis. Leur absence est à la fois plus sensible, plus douloureuse et moins pénible, parce que précisément nous savons que nous les aimons et sommes aimés d’eux. Ils sont de notre compagnie invisible, comme des anges gardiens.
Pourquoi diable continuerais-je à me lever le matin, à me masturber, à m’alimenter, à prendre soin de mon corps (Dieu sait si je suis respectueux de mon enveloppe charnelle : j’ai décidé de ne plus dîner qu’au champagne), si j’étais réellement seul ? Je ne comprends décidément rien au mythe de Robinson, infecte connerie distillée par des moralistes peu soucieux je ne dirai pas de la vérité historique, car qu’est-ce qu’on en a à foutre ? (ma vérité historique à moi, pire encore : c’est la fin de l’histoire, et il me coûte de le dire, après avoir longtemps hurlé contre cette sanction hypocritement désolée ou franchement réjouie de la perte du sens) mais plutôt indifférents à la réalité vécue par les principaux intéressés – cette réalité vécue comportant également rêves et activités de veille, fantasmes et captations du concret extérieur : poésie. Je me défie de toute idéologie promouvable par l’intermédiaire de tels modèles existentiels, je sais et suis prêt à mourir en jurant que moi, je tiens par la mémoire ; je n’invente rien, je n’éprouve rien de nouveau, je ne suis pas un laboratoire ambulant, je n’ai rien à dire ni à démontrer (et à qui d’abord ?), je ne suis ni une école ni une crèche ni une banque, ni une cantine ni un cimetière, je visite l’homme sans détenir aucune vérité, comme un visiteur de musée (non de prison !) qui ne connaîtrait rien de ce qu’un guide plus ou moins compétent, plus ou moins bien disposé, rétribué, nourri, sucé daignerait lui révéler de ce que lui-même jugerait ou non intéressant relativement à ce qui constituerait son gagne-pain, en dehors de toute mission divine. Et si jamais un passionné me livre sa vision du monde à travers ce qu’il aura daigné me dévoiler de son intimité publique, alors il n’aura fait que confirmer ce que je dis justement, à savoir que nous tenons par la mémoire *. Robinson froid n’existe pas. La froideur rationnelle, ou pire rationaliste n’est que l’excuse de la passion, irréfléchie, pusillanime, vicomtesse. Seuls vrais, la trouille au cul, et l’héroïsme comme un cadeau du hasard. Les lâches invétérés ont choisi. Les héros consacrés ont choisi de ne pas choisir. Le héros qui doute est foutu, il devient un saint ou un raté **.
* Nous c’est-à-dire ? Anékhou et moi ? Nous autres les hommes ? Et dans ce dernier cas, puis-je utiliser le présent ? Nous sommes. Mais moi seul suis encore. Nous étions. Mais je suis toujours.
** Voir aujourd’hui 29 juillet.
L’amitié a cet avantage sur l’amour qu’elle est nécessairement réciproque. Il m’est en revanche très pénible de savoir disparus certains ennemis à qui je ne pourrai jamais dire tout le mal que je pense d’eux ; je n’avais qu’à le faire plus tôt ? Et si je ne pouvais simplement pas ? Assez de cette morale qui par-delà la catastrophe cherche à reprendre ses droits chez moi, alors que je prétends avoir plus de sens moral que bien des moralistes. Les Robinson de nos belles histoires sont d’infâmes égoïstes cul-serré faisant le lit du libéralisme chrétien, moi avec mes airs de trou du cul nombriliste je suis condamné à l’altruisme pour personne.
Bref, je n’ai pas oublié Roland, nos après-midi arrosées de deux ou trois cafés (consommation bon marché à cette époque où nous ne buvions pas d’alcool), enfumées à la gauloise sans filtre et illuminées de nos délires. Nous réinventerions la littérature. Lui écrivait, moi pas vraiment. Mais nous rêvions d’un livre total, un livre qui traitât de tout et comprît sa propre critique
– tandis que le présent journal dans une certaine mesure l’exclut ?
– j’entends bien sûr critique au sens large (j’ai découvert cette notion l’année du bac, en fréquentant des littéraires qui assistaient au cours facultatif de français ; je m’étais d’ailleurs joint à eux un jour, je devrais dire un soir, car ces cours réunissaient quelques fidèles dans une espèce de niche douillette au cœur d’un lycée plongé dans l’obscurité ; ça vous avait un côté feu de camp, sans toutefois les implications douteuses du cercle des poètes disparus dont je n’aurais jamais dû parler mais disparition pour disparition)
– pourtant je savais déjà par ailleurs que je haïssais les auteurs totalitaires, ceux qui prétendent contrôler entièrement leur œuvre, et non contents de nous avoir asséné leurs fulgurances nous en commentent les vertus sans jamais se mettre à l’écoute d’eux-mêmes ou de leur texte comme ils savent parfois le faire pour d’autres (en délivrant à leur endroit des brevets tout aussi définitifs, textes eux-mêmes et à ce titre susceptibles de justifications à l’infini). J’ajouterais aujourd’hui que ce projet était bien français, si je ne craignais de tomber dans un nouveau cliché. Du reste j’ai tort d’insister sur une réflexivité qui n’eût été que le corollaire discret d’une capacité à embrasser l’univers : ce devait être un fameux bouquin ! Comme disait l’autre, croyez que ce devait être très beau.
Voilà comment nous imaginâmes un trésor que nous n’inventâmes jamais. Roland a écrit et même publié depuis plusieurs petits livres, cultivant sa marginalité en même temps qu’il satisfaisait aux exigences peu négociables de son rôle social de principal de collège privé religieux.
29 juillet
C’est beau, le grec. Et, avec cette méthode, je m’en sors plutôt bien. Premier mot de la première leçon : λόγος ; première phrase : Ἄνθρωπος φύσει πολιτικὸν ζῷον. (Aristt. Pol.), « L’homme est par nature un être destiné à vivre en cité ».
Le reste ne manque pas non plus d’intérêt. J’ai déjà appris par cœur l’extrait d’Œdipe à Colone proposé dès la première leçon comme exercice d’écriture. Quand on en connaît la signification, évidemment, c’est encore plus intéressant : « Lumière, invisible à mes yeux, depuis longtemps pourtant tu étais mienne... » La traduction de Paul Mazon (tout Sophocle en un seul poche, je vous le prends) me paraît faiblarde, mais je me rappelle Giboin nous disant qu’une traduction est par essence imparfaite : les meilleures traductions vieillissent, disait-il, les grands textes sont immortels. Il justifiait ainsi son refus de nous donner les corrigés des versions latines qu’il nous infligeait ; et il souriait des prétentions de certains de ses collègues à délivrer des modèles du genre. Il était, je pense, assez paresseux. Mais lucide.
Il buvait aussi, par périodes.
Nous, nous buvions les siennes (antanaclase par anaphore).
J’étais intervenu : peut-on en déduire que si un texte a vieilli, ce n’était qu’une traduction ?
J’ai malheureusement oublié sa réponse.
Je me suis donc installé sur la terrasse devant la cuisine, et là, à l’ombre du grand parasol, j’ai fait du grec toute la journée.
Elle avait pourtant mal commencé. J’ai relu mes considérations d’hier sur Robinson et j’éprouvais un sentiment de dégoût : je ne comprenais pas ce que j’avais voulu dire (je me rappelais pourtant une belle assurance), mais il se dégageait de ces lignes à la graphie pas particulièrement désordonnée une haine, un ressentiment épouvantables. Je n’ai pas pour autant dérogé à mon principe de ne rien détruire de ce journal, même si ce passage et quelques autres m’embarrassent. Je vois bien que ma colère était due à l’ivresse où je m’étais réfugié au retour de Villeuf – je ne digérais pas mon infortune –, mais je crains qu’elle ne m’ait porté à l’incohérence plus qu’à l’exagération.
Je me soigne au grec.
J’ai toutes les excuses, au fond. Ce n’est pas une raison pour ne pas poser de limites. Au contraire. Celui qui a tous les droits (je ne parviens pas encore à me dire cela : j’ai tous les droits, mais parce que justement le droit se dit) a le devoir de s’imposer des limites.
Bon, je ne parviens toujours pas non plus à comprendre ce que j’écris.
Je nomme parfois ce journal mon pense-bête ; mémento serait plus neutre mais moins exact.
Au grec !