Sauf, 8

Publié le par Louis Racine

Sauf, 8

La papeterie du Chillou, aucun intérêt, à cause de l’obscurité totale, j’avais oublié le volet métallique. Pas réussi à le déverrouiller ni à le relever manuellement. Je prends plaisir à briser les vitrines (si nécessaire), mais les volets pleins c’est autre chose. La voiture bélier je n’oserai qu’en cas de force majeure.

J’aime les magasins dont la vitrine est protégée par une grille. Au moins, on y voit.

Jusqu’où devrais-je aller pour ne pas trouver porte close, volets fermés, rideau baissé ? Je me rappelle ma déception, ma colère plutôt quand, cherchant des endroits ouverts la nuit où m’approvisionner sans effraction en conserves alimentaires solides ou liquides, et tout heureux d’avoir songé aux stations-service de l’autoroute, je me suis heurté partout à des portes automatiques verrouillées faute d’électricité. Mais bon, ça ne tient pas tellement le choc ces frilosités de verre.

Dommage qu’il me soit si facile de pénétrer en tant d’endroits. Je n’ai même pas acquis de compétence particulière en cambriole, moi qui me suis toujours senti définitivement incapable de crocheter une serrure, de démarrer une voiture sans clé de contact, comme de siffler entre mes doigts ou de grimper à la corde lisse. Pas pour moi, tout ça. Mais une bonne masse ouvre bien des portes. Quant aux clés, je les trouve, avant ou après les voitures.

Ils sont partis en me laissant les clés. Sauf celles qu’ils avaient sur eux.

J’ai envie d’aller au lycée en Porsche. Il y a celle de Friboulet, j’espère qu’on peut la démarrer sans code.

Encore ce « on », que je suffis à remplir.

Monsieur Tout-le-monde.

 

La maison du maire va me manquer. Lits douillets, petits repas chauds sur la terrasse, vive le camping-gaz. Pour ce qui est du gaz de ville, rien, évidemment. Je commence à avoir très envie de pain, devant me contenter de bouillies ou de galettes, après l’échec autocuisant de la cuisson en cocotte-minute, et même dans le four de la gazinière à bouteille que je suis allé prendre chez Darty (le seul modèle qui restait, mais je n’ai pas eu besoin de battre la campagne ; et pas question de cuire au bois, dans ces monstres joliment rétro mais intransportables). C’est peut-être la farine qui ne convient pas, ou la levure chimique. Quant au levain, je ne suis pas près de pouvoir m’en procurer. Les boulangeries dignes de ce nom, celles où l’on trouvait de la matière première, sont infestées de souris et de rats, donc de chats, donc de chiens, comme celle de la rue Félix Faure, une de ces faunes là-dedans, c’est la jungle, au moins ils ne viennent pas trop par ici. De toute façon je monte la garde, avec un stock d’armes impressionnant, ça j’ai quand même dû apprendre, comment charger et manier un fusil, viser, tirer, je me suis entraîné en ville basse, en m’interdisant toute cible vivante, pourtant ça y va les renards et compagnie, le pire c’est les chiens, on les entend hurler derrière certains murs, enfin plus trop maintenant, tant pis pour eux, je n’allais pas tous les libérer, j’ai fait ce que j’ai pu, à préciser plus tard, certains s’en étaient débrouillés tout seuls, parfois en profitant de la promenade malgré l’heure tardive, car j’ai aperçu l’autre jour un affreux et méchant rottweiler (mettons) affligé d’une longue laisse rouge, comme une traînée de sang. Si ce genre de bestiau m’entreprend, je n’hésiterai pas à l’abattre. Pour l’instant rien de tel ne s’est produit. Incroyablement agressifs cependant sont les goélands, par chance j’en vois finalement assez peu. Il s’en passe peut-être de belles dans certains secteurs, mais chez nous, monsieur le maire, ça reste plutôt calme et de bon ton.

 

Je pense à la campagne, à toutes ces vaches qui n’ont pas été traites. Et ainsi de suite. Pauvres bêtes, mais merde, je ne suis pas Noé. Lequel d’ailleurs a procédé à une sélection impitoyable et biologiquement contestable.

Faute d’imagination ou de connaissances, je me fais l’effet d’un singe qui aurait trouvé le billet de loto gagnant. Cette image même est d’une pauvreté révoltante. Lue quelque part sans doute.

Je me demande si je ne devrais pas me suicider. C’est peut-être ça le but, si but il y a. On me montre la voie. Sans autrui, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Qu’est-ce qui m’empêche de me tirer une balle ? La peur de ne pouvoir m’achever si je me rate ?

Vendredi, de Tournier, j’ai lu ça autrefois, ça me revient. Je n’ai pas tout suivi. Très français. Très artificiel, très enculage de mouches. Robinson lui aussi tient un journal, dont les extraits alternent avec une narration de type quoi ? une énonciation comment ? une focalisation combien ? J’ai oublié les cours de Giboin. On s’en fout. Quel dommage pourtant que je ne sache pas écrire. Tournier, au moins, il écrivait bien. Enfin, pas mal. C’est chiant quand même parfois. Mais il y a peut-être quelque chose à en tirer de ce roman. Le passage où Robinson sent le danger de se fondre dans l’animalité primitive, de se déshumaniser en quelque sorte (si j’ai bien compris). Moi je ne vis pas les choses comme ça. Robinson, oui, ça me parle. Mais moi, je n’ai rien à reconstruire, j’ai tout (sauf l’électricité, dont je me passe). Je n’ai pas spécialement à détruire non plus. Je ne sais pas. Le plus grand danger – au risque de me répéter – , c’est de mourir.

Toujours le même chapitre, finalement : quelle sécurité attendre de moi-même ? Suis-je assez fort pour me défendre, assez malin pour me prémunir contre une adversité à la fois nulle et démesurée, moi qui ne m’aime ni plus ni moins qu’avant ?

La rencontre avec le chat fut encore décisive en ceci : elle m’a fait prendre conscience du risque bien réel qu’au moment d’éventuelles retrouvailles avec un semblable, homme ou femme, mon premier geste – ou le sien ? – soit de détruire cet autre. Et ainsi de me détruire. Le pistolet toujours chargé qui ne me quitte pas depuis le surlendemain de la catastrophe et auquel j’ai cru devoir une relative tranquillité me semble par moments mon pire ennemi.

Le vent a tourné. Par la fenêtre entrent, montant de la ville, les émissaires d’une puanteur à glacer le sang.

J’aurai passé tout l’après-midi à écrire.

J’ai oublié de raconter la journée d’hier. Demain.

Demain, c’est demain que je pars.

Je me méfie. En me relisant j’ai vu de quels atermoiements j’étais capable.

 

(À suivre.)

Publié dans Sauf

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