Sauf, 15

Publié le par Louis Racine

Sauf, 15

 

9 juin

Anniversaire du divorce. Deux ans de vacances. Mais non. Tiens, je me relirais bien quelques Jules Verne.

Je n’aurais jamais imaginé que le boulot puisse me manquer à ce point. Faire une démonstration au tableau. Corriger un paquet de copies. Remplir des bulletins. Soutenir avec Hauchecorne, contre ce crétin de Balavoine, que Sarah Lemétais aurait eu plus de chances de s’épanouir en L qu’en S, mais, avec Malafosse, contre cet abruti de Crochemore, que l’orientation en L impliquait un minimum d’intérêt pour les disciplines littéraires et ne pouvait être proposée à Solène Hardouin sans méprise voire sans mépris ; m’entendre mieux et plus souvent avec certains collègues de lettres (certains seulement) ou d’EPS qu’avec certains collègues de physique ou de SVT (la plupart) ; voler au secours d’Auberger incapable d’argumenter en faveur des langues anciennes (moi qui rêvais – qui rêve encore – de faire du grec) ; éprouver de vraies, presque douloureuses envies de lecture à écouter discrètement Maxime ou Lucie parler de Joseph Conrad, de Robert Walser ou de Virginia Woolf, sans pouvoir rattraper mon retard autrement qu’à petites doses, à soubresauts exténuants, sanglots solitaires, croire avoir un tant soit peu contribué à dissiper le brouillard dont s’enveloppait dans l’esprit d’Alison Lefeuvre la notion de vecteur, déjeuner de temps en temps avec Félix, avec Georgina, avec Laurence, avec Estelle – déjeuner avec Estelle ! La vie était là, simple et tranquille.

J’aurais encore moins imaginé qu’un jour ma seule activité régulière serait d’écrire. Je suis levé depuis une demi-heure et j’ai déjà noirci deux pages de ce cahier. Horrible idée : le perdre.

Non, pas de danger. L’eau bout, je vais me faire un bon café. Café, biscottes, marmelade d’oranges.

Anékhou est rentré ce matin avec une énorme souris. La souris, elle, ne rentrera plus.

J’avais dormi à l’étage, dans ce qui fut la chambre des garçons (mon frère et moi), puis des filles (mes sœurs), puis des enfants (Julia et Séverin), puis de la fille unique des nouveaux propriétaires, ces arracheurs d’arbres, raseurs de hangars et de poulaillers, ces carreleurs fous dont la photo orne la table de nuit de la petite (quinze ans quand même d’après son carnet de correspondance ; pas très bonne en classe ; joli visage).

Sur une chaise, un tee-shirt (ou un haut de pyjama ?) à rayures portant l’inscription « Les rayés ». Vive l’association du commerce et de la créativité. Et d’abord les rayures sont horizontales.

Nuit reposante, j’en avais besoin. J’avais pris mes précautions habituelles, pistolet sous l’oreiller, porte coincée, et s’il y a une chose que les nouveaux propriétaires n’ont pas cleanifiée c’est l’escalier, rien de changé, toujours les mêmes marches qui grincent, la troisième, la neuvième et la onzième en partant du bas, trois chances d’être réveillé.

Du temps de ma grand-mère, la question ne s’était jamais posée, mais par la suite il m’est arrivé, envisageant l’idée de passer la nuit seul dans cette maison, de m’en sentir incapable, tout en ayant fortement envie d’essayer. Depuis la vente, je n’avais plus aucune raison d’y séjourner, naturellement, mais pas d’y avoir peur. Malgré les modifications apportées non seulement à la décoration et à l’ameublement, mais jusqu’à l’agencement des pièces, malgré la modernisation des équipements et la dépoétisation du sous-sol (sans parler du grenier, où je n’avais pas même eu le cœur de monter), et plus encore peut-être du fait de ces changements, comme si la maison voulait se venger d’outrages dont je n’étais pas le dernier responsable, j’avais à redouter ses sortilèges.

Ce café est une merveille.

Bon, dès mon lever je suis monté au grenier. Finalement c’est ce qui a le moins changé. Peut-être même un oiseau de nuit reviendra-t-il y nicher.

 

Il est midi. Après le petit déjeuner je me suis promené dans le jardin à l’abandon. On devine que les nouveaux propriétaires avaient le goût des pelouses bien tondues. Ils seraient contrariés.

Le silence de la modernité est assourdissant, avec l’autoroute tout près, à moins de cent mètres de la maison, l’autoroute si bruyante autrefois. Du coup, on entend les oiseaux, de grands concerts de croassements et de jacassements du côté de l’étang, à un demi kilomètre vers le sud. À l’ouest, c’est la ferme des Bournat, où j’allais chercher le lait. Je ne veux pas m’aventurer par là. Enfant, j’avais peur des vaches (jamais des chiens), aujourd’hui j’appréhende de tomber sur leurs carcasses. Je vais rester bien sagement dans le périmètre de la maison, en essayant de me rappeler comment c’était l’époque où les grands cyprès étaient encore debout et faisaient coucou de loin comme des vieillards fatigués mais dignes quand on arrivait et quand on partait, dignes mais tristes à pleurer quand l’autoroute a balafré le pays, et maintenant cette maison toute nue sur son éminence, la flamme de ma lampe à gaz qui la nuit doit se voir à des kilomètres, et moi tout petit derrière ma fenêtre comme dans un dessin de Sempé, comme mon père autrefois quand il revenait là seul, après la mort de sa mère, rêver pendant des semaines, vivre, et nous emmerder tous sans emmerder personne.

Et je l’ai retrouvé.

Je l’avais oublié.

Je sais que ce n’était pas seulement lui que je cherchais en venant ici, mais forcément c’était lui aussi.

J’étais sous le grand cyprès qui n’est plus là, juste devant la haie qui a disparu, remplacée par une barrière en ciment. Je regardais vers le nord. C’est là qu’avec mon jeune frère on se précipitait dès notre arrivée, l’Ami 6 encore tremblante. Moi, l’aîné, je voyais par-dessus la haie le pignon de la maisonnette, je connaissais l’explication du phénomène, j’étais même capable de calculer la distance qui nous séparait de cet obstacle providentiel.

Je l’ai retrouvé, l’écho du passé. Et, après les premiers « ohé ! », j’ai lancé l’irrésistible, l’irrépressible « ca ! » ; puis le « pi ! »

Anékhou est venu se frotter à mes jambes.

Anékhou. Un écho.

Croassements dans le bocage, là-bas.

 

(À suivre.)

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