Sauf, 45

Publié le par Louis Racine

Sauf, 45

 

7 août

Relu les pages d’hier. Eu beaucoup de mal à respecter mon principe de ne rien détruire de ce journal. Comment ai-je pu écrire de telles inepties ?

Ce qui détériore encore mon humeur, c’est que je n’ai plus aucun moyen d’écouter de la musique *. Il va falloir aller à la chasse aux piles. Aucune envie non plus de jouer du piano. Et il fait un temps lamentable. Comme j’ai oublié de mettre Didite à l’abri, elle est trempée, une vraie baignoire ; je ne suis même pas sûr de pouvoir la démarrer.

* Mais voir le 12.

 

Pas fini de traduire les textes de la Révision I. Ils me gonflent.

Marre de moi et de mes rodomontades. Marre de mon écriture pourrie, de mon style de merde, de ce journal à la con.

Tu parles d’un bilan. Tout perdu, rien sauvé, rien semé, rien planté. Ce ne sont pas ces cahiers dans leur boîte à chaussures qui peuvent compenser mes déprédations diverses.

Rien sauvé : si ; du blé, mais au prix de quelles difficultés (auxquelles s’ajoutent désormais celles de la mouture, du stockage des grains, de la farine et de la paille, de la panification, de la préparation des semences pour la prochaine saison, au risque de travailler pour les sauterelles ; j’en suis exténué d’avance) ; une baballe, mais sujette à caution ; un PCR, mais une vraie chiffe.

Anékhou s’en serait sorti sans moi. Lui manquerais-je si je venais à disparaître ? Possible. Je ne dois pas négliger ce chat. Il est ma seule vraie rencontre depuis longtemps (bien avant la catastrophe). Mais c’est lui qui est venu ; je ne suis pas allé le chercher. Et il peut me quitter à tout moment.

Qui ai-je rencontré d’autre ? Pas Dieu, en tout cas. C’était pourtant l’occasion ou jamais. Robinson, je crois me rappeler, a profité de sa situation pour venir à résipiscence.

Peut-être faudrait-il que je sois à l’article de la mort ?

Et ce qui nous arrive, n’est-ce pas un coup dur ?

J’y vois de plus en plus mal. Ou plutôt, même avec mes verres progressifs, je suis de plus en plus souvent tenté d’ôter mes lunettes pour voir de près – pour lire par exemple.

Anékhou saute sur la table. Quand on parle du chat.

J’éprouve prospectivement un intense sentiment de culpabilité. Si Anékhou tombe malade, saurai-je le soigner, lui qui m’a si bien soutenu ? S’il se retrouve seul, qui le caressera ? Comment fera-t-il son deuil ?

Je préfère encore les pages où je déconne.

Quel refuge ?

 

8 août

Anniversaire de Gisèle.

Mon auriculaire droit continue à se rétracter. Évolution lente mais inéluctable. Un jour je ne pourrai plus jouer de piano. Peut-être que pendant l’opération il me serait arrivé la même chose qu’à Félix, et que j’en aurais fait tout un roman. Le titre : Mon petit doigt m’a dit.

Le moment est venu de raconter l’histoire du genou. Mais d’abord, champagne.

Le potager attendra.

Donc j’étais assis à la terrasse d’un café, à Paris, rue Caumartin ; une terrasse vitrée en surplomb du trottoir. C’était l’époque de mon premier grand amour, pas encore partagé mais ça n’allait pas tarder. Je n’en étais encore qu’aux manœuvres d’approche : par exemple je guettais ma bien-aimée à la sortie de ses cours ; elle était en khâgne à Condorcet, voilà pourquoi je m’étais installé là, pas très visible de la rue mais bien placé pour surveiller la porte arrière du lycée. Exceptionnellement, moi qui n’aimais pas la bière, mais qui avais appris en Bavière à en associer la consommation au désir amoureux, j’avais commandé un demi que je sirotais lentement, perdu dans mes pensées, griffonnant vaguement des gentillesses mathématiques sur mon bloc-notes (des histoires de boules ouvertes et fermées). Brusquement, venant de la rue, une vieille femme monte résolument les quelques marches et fonce vers moi ; arrivée près de ma table, elle déclare d’une traite, avant même que je comprenne qu’elle s’adressait à moi : « Jeune homme, j’ai un pouvoir ; je vous le donne (ce disant, elle me tape de la main le genou droit), et désormais plus rien ne vous réussira. » Et elle s’en va.

Je serais incapable de décrire le visage de cette femme ; âgée, dans les soixante-dix ou quatre-vingts ans. Une vêture des plus banales. Un brin d’hostilité dans la voix, mais aucun signe de démence. De l’énergie, mais pas d’agitation. Toutefois j’ai vécu cette scène comme une violente agression, et malgré tous mes efforts je ne suis jamais parvenu à l’effacer de ma mémoire ni surtout à en réduire la nocivité, comme infecté à vie. Ma première réaction fut pourtant de hausser les épaules et de me replonger dans mes notes, un œil dédié à ma surveillance. C’est progressivement que le poison a commencé d’agir, et la première preuve de sa dangerosité et d’abord de sa réalité a été que je garde rancune à cette femme, qu’il m’était aisé de considérer comme une pauvre folle, à négliger sinon à plaindre, et que je reconnaisse la perversité d’une prophétie qui ne me condamnait pas simplement à l’échec (en quoi la vie ne tarderait pas à lui opposer quelque démenti), mais à voir mes réussites mêmes tourner à mon détriment.

Quelques minutes plus tard, j’apercevais ma bien-aimée, j’attirais son attention, jouais la surprise de me trouver sur son chemin, l’invitais à boire un verre (nous prîmes chacun un ballon de sauvignon) et me remettais à la courtiser éhontément. Mais je ne lui ai jamais parlé de la vieille femme, ni à quiconque d’ailleurs. Et il m’est difficile aujourd’hui de résister à la tentation de rechercher d’éventuels liens entre cette prédiction et ma situation présente.

Non, des conneries encore.

Demain, pleine lune.

 

(À suivre.)

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