Sauf, 6

Publié le par Louis Racine

Sauf, 6

25 jours depuis la Nuit. Tant pis pour le chat, je pars. Notre rencontre était en effet décisive, puisqu’elle m’a décidé. Rester au Havre n’offre guère d’intérêt. Je vais faire le point, en espérant pouvoir organiser mes pensées. C’est curieux comme écrire ne m’y aide pas, c’est même le contraire. Quand je parle tout seul (quand je parle, c’est forcément tout seul), le fait de penser (à) plusieurs choses en même temps ne me gêne pas, au contraire. En écrivant je me sens comme handicapé. Mais bon, allons‑y. D’abord la sécurité, c’est fondamental, je ne dirais pas obsédant, car à ma grande surprise moi que d’aucuns jugèrent si anxieux rien qu’à me voir

tiens c’est la Fête des Mères aujourd’hui

je ne vais quand même pas faire de brouillon

donc pas obsédé par ma sécurité, mais soucieux de survivre, oui.

Horrible. Quand je mourrai (j’allais écrire : quand je disparaîtrai), qui le saura ?

Je ne suis pas immortel. Ce n’est pas ça le truc. Je me sens vieillir, par petites touches. Si une chose demeure, c’est la certitude que je mourrai un jour.

Dans l’indifférence générale

Comme j’aurai vécu

Bon, nous n’en sommes pas là.

Je dis bien nous, et je pourrais bien faire comme tant d’autres l’ont fait, puisque ceci est un journal, le considérer comme mon destinataire, sinon mon interlocuteur. Cher journal, aujourd’hui 28 mai, ma décision est prise, je quitte Le Havre. Mais d’abord faisons le point, et commençons par la question de ma sécurité.

Le temps que je passe à écrire ! Surtout depuis que j’ai abandonné la machine. Peut-être que je sélectionne et que j’organise moins. Pourtant ces premières pages ne sont guère ordonnées. Comment puis-je manquer à ce point de méthode, moi qui

aucun rapport, sans doute

J’ai un sujet en or, mais quel foutoir ! Je me rappelle mon collègue de Lettres classiques, Auberger ; qui sait si le pauvre garçon n’aurait pas été meilleur sur le coup ?

La pire douleur peut-être (à vérifier) c’est moins de ne pas comprendre pourquoi moi, mais de savoir qu’il y a erreur ; de me sentir coupable de n’être pas capable ; sentiment de culpabilité du survivant qui ne sait que survivre ?

Donc, passé l’angoisse des premiers jours, j’ai retrouvé une espèce de confiance qui au fond ne m’a jamais quitté, anxieux peut-être mais pas inhibé par l’anxiété, sauf peut-être devant certaines personnes, autrefois, de moins en moins, et puis maintenant alors plus jamais

mélange de mal au ventre et de jouissance profonde, comme en un éternuement atténué mais prolongé, ou encore comme sur une balançoire, mais aucun étourdissement

Les tout premiers temps j’ai pensé je pense encore quelquefois c’est difficile à dire ne serais-je pas en train de me suicider rien à voir avec ma tentative de quand j’avais seize ans ce serait comme un suicide que je vivrais au ralenti tout le restant de ma vie serait un long suicide non c’est trop con on croirait les philosophies au blanco sur les trousses de mes élèves leurs trousses de filles, leurs douces trousses

Les tout premiers temps me paraissent si loin aujourd’hui. Ils me rattrapent pourtant, il m’en revient des pensées, des sensations oubliées, je me revois debout dans la cuisine, braquant ma lampe de poche sur la montre du four, comprenant tout d’un coup qu’une catastrophe vient de se produire, que je n’irai pas bosser aujourd’hui, que ça tombe bien parce que les Seconde 5 je ne peux plus les sentir, tout ça parmi l’odeur de ma chemise trempée de sueur, me disant que la nuit va peut-être durer éternellement, chassant aussitôt cette idée, mais certain de vivre quelque chose de gravissime, parce que jamais la nuit n’a été aussi noire, lumineuse pourtant, pas seulement à cause de la voiture qui brûle plus haut aux Quatre Chemins, je n’en perçois pas d’ici le rougeoiement, mais parce qu’au-dessus de la ville parfaitement obscure le ciel a retrouvé tous ses droits, au point que la nuit tient presque lieu de jour, allant ouvrir la porte sur le palier, écoutant le silence, enfilant vite mon pantalon pour sortir dans la rue, tiens mais on dirait que ça flambe là-haut, qu’est-ce que c’est, un accident, un attentat, ça devait arriver, de toute façon c’est arrivé, nous y voilà, et subitement cette douleur au creux des reins, je la ressens encore aujourd’hui, comme un anti-orgasme, ce nous que je viens d’employer n’a plus de sens et n’en aura plus jamais

 

(À suivre.)

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