Bakounine n’est pas rentré, 6

Publié le par Louis Racine

Bakounine n’est pas rentré, 6

 

Ce n’est jamais marrant d’apprendre ce genre de nouvelles, même si on n’est pas directement touché. Là, en plus, il a fallu consoler Constant, déjà bien secoué par les récents événements. C’est Paula qui s’y est collée. Félix et moi on les a laissés seuls, et on est allés dans la cuisine s’en griller une, avec la fenêtre grande ouverte, on aurait eu aussi froid dehors mais ça nous a paru naturel de faire comme si rien n’avait changé, comme si les propriétaires allaient débarquer dans la nuit. Finalement on est sortis quand même. Au passage on a vu que Constant s’était blotti dans les bras de Paula et pleurait, on ne s’est pas attardés, on a mis des vêtements chauds, j’ai bien fermé mon manteau avec en dessous l’écharpe tricotée par Annette, j’avais envie de faire des efforts bien que j’en sentisse l’absurdité, laquelle m’émouvait, on était dans l’humain, et on y est restés en causant avec Félix.

On ne pouvait pas éviter de parler de l’accident, de redire notre compassion, et, en l’absence de Constant, de déplorer l’inconséquence de ces gens trop pressés de prendre la route, Carmen avait souligné à quel point c’était déraisonnable, bon, ils ne s’en tiraient pas si mal, la voiture ce n’était pas important, mais ils auraient pu se tuer, rien que l’un des deux ç’aurait été atroce, tandis que là, quelques fractures, des contusions diverses, au fond on pouvait voir les choses de deux manières : une malchance incroyable, l’incendie plus l’accident, sans compter le vol du coffret, et en même temps une veine de cocus, puisque la villa était en grande partie sauvée et qu’ils avaient conservé leur bien le plus précieux, leur vie. Pour le coffret, on ne savait pas trop quoi dire.

Toute cette dialectique nous a bien occupés cinq minutes, après quoi on avait encore envie de fumer, alors on a refait un tour de villa, en se taisant cette fois, puis en abordant des sujets plus intimes. Félix a sorti d’une poche de son manteau une petite flasque métallique et galbée, un truc de collection orné d’un genre de blason, une espèce de lion en relief, « Tiens, bois un coup », il a dit en me la tendant, « Qu’est-ce que c’est ? » j’ai demandé. « Devine ». C’était un alcool fort, mais je n’ai pas su l’identifier. « Normal, il a fait, ça se trouve difficilement en France, c’est de l’akvavit. » Je n’ai pas osé lui dire que je trouvais ça très snob, qu’il était bien tel que je me le représentais avant de le connaître, j’ai pris un autre chemin et je me suis entendu lui confier que c’était drôle la vie, que je m’étais trompé sur son compte, qu’à cause de leurs longues séances au café à refaire le monde en étalant leur science son alter ego et lui m’étaient apparus comme deux cons, que quand je l’avais vu qui nous attendait sur la place avec sa guitare j’avais commencé à changer d’avis mais que dès qu’il s’était mis à jouer, à chanter ses chansons décalées, là, mon opinion s’était complètement inversée, et que j’aurais pu m’en douter depuis le début vu qu’il était copain avec Paula, à ce propos, ça ne me regardait évidemment pas, mais est-ce qu’ils avaient couché ensemble ?

Avant de me répondre, il a voulu plaider la cause de l’alter ego en question, son ami Marc, Marc Lamourette, un type génial, pas du tout le fort en thème dont il avait l’air, un authentique rebelle, quoique non politisé, à la différence de lui Félix qui fréquentait des anars, d’ailleurs ça vaudrait le coup qu’il me les fasse rencontrer, bref, Marc et lui s’entendaient bien, passaient beaucoup de temps ensemble, il me félicitait de ne pas en avoir déduit comme tous ces décérébrés de leur classe qu’ils étaient homos, ce qui le gênait ce n’était pas l’étiquette en elle-même mais le rejet qu’elle signifiait, un qui en était victime c’était justement Constant, on lui faisait des crasses alors qu’il était d’une générosité infinie, une crème d’homme, lui aussi grand copain de Paula, et pour répondre enfin à ma question elle et lui Félix avaient effectivement couché ensemble deux ou trois fois au début de l’année, mais comme ça, sans s’attacher davantage, ça n’arriverait sans doute plus, il savait que nous étions très proches et avait d’autant moins l’intention de s’interposer, bien que Paula restât libre et moi aussi, apparemment, et au fait où ça en était avec ma cousine ?

« Attends, j’étais bourré.

– Mais pas elle. »

Je l’ai regardé boire. Quand à nouveau il m’a tendu sa flasque, je ne l’ai pas prise.

« Toi, j’ai dit, tu continues à l’être. »

Il a rigolé.

« Tu me fais la morale ? Détends-toi.

– Je suis assez grand...

– Justement. Vous en crevez d’envie tous les deux, ce ne serait pas gentil de la décevoir, et tu te priverais d’un sacré bon moment.

– Elle a quatorze ans !

– Et toi ?

– Dix-huit.

– Quatorze-dix-huit, et il ne s’agirait pas de troncher ?

– C’est ma cousine !

– La fille d’un de tes oncles ou tantes... ?

– La fille d’un oncle par alliance.

– Tu m’en diras tant. Elle prend la pilule ?

– J’en sais rien, Félix. Je te trouve pesant, là.

– Remercie-moi plutôt. C’est le genre de détail qui compte.

– Tu ne me pousseras pas à l’acte. »

Il a rigolé, tout en portant le goulot de sa flasque à ses lèvres. Un soupçon m’est venu.

« Elle t’intéresse, Carmen ?

– C’est-à-dire... Comme Paula et moi c’est fini, que ta sœur est trop jeune, que je ne suis pas pédé et que tu ne veux pas, enfin plus, toucher à ta cousine... »

Il débitait ça sur un ton irrésistible. J’ai fini par comprendre – ou par décider – qu’il blaguait. En même temps je découvrais une facette de sa personnalité qui m’avait jusqu’alors échappé mais qui résumait et expliquait l’ensemble : il était parfois impossible de savoir si Félix parlait sérieusement.

Au moins, Annette n’avait rien à craindre.

On a fini nos clopes et on est rentrés.

On croyait avoir juste rabattu la porte, mais on l’a trouvée fermée. On a frappé, et c’est Carmen qui nous a ouvert. Félix n’a fait aucun commentaire, m’a épargné tout aparté, il est allé droit à Constant debout près de la cheminée et l’a pris dans ses bras. Ils se sont longuement étreints, et j’en ai eu les larmes aux yeux.

« La porte s’était rouverte », a expliqué Carmen, toujours en pyjama.

« T’es debout, toi ?

– On a entendu le téléphone. On a bavardé un moment, mais on arrivait pas à se rendormir, alors on est descendues.

– Et Annette ?

– Dans la cuisine avec Paula.

– Vous nous avez entendus parler dehors Félix et moi ? »

Il était temps de s’en soucier !

« Non. Vous parliez de quoi ?

– De l’accident, tiens.

– Ils auraient pas dû partir tout de suite. C’est loin, le Jura. »

Elle a bâillé. Je n’aurais jamais imaginé que ça puisse me faire cet effet-là. J’espérais juste que ça ne se voyait pas.

« Va te recoucher, va », j’ai dit en me déroutant vite vers la cuisine.

Annette était assise devant un grand bol de café au lait. Debout derrière elle, les mains posées sur ses épaules, Paula regardait la fenêtre aux vitres laquées de nuit. L’idée m’est venue qu’elle était en train d’interroger ma sœur sur mes relations exactes avec ma cousine, mais non, ce n’était pas son genre.

« Ça pue la clope », j’ai fait. « C’est pas plus mal qu’ils aient été retardés. »

Elles n’ont pas réagi, par charité, probable. Paula regardait toujours devant elle, Annette a bu quelques gorgées, puis :

« Norbert ?

– Oui ?

– Tu crois que je peux demander à Félix de m’apprendre la guitare ? »

J’allais répondre un truc fin sur les tailles comparées de l’élève et de l’instrument, mais Paula a enfin daigné tourner la tête vers moi et j’ai vu dans ses yeux une lueur inhabituelle. Elle a pleuré, j’ai pensé, comme moi-même à l’instant. Puis je me suis encore ravisé : ça ne pouvait pas être pour les mêmes raisons. J’ai esquissé un mouvement de fuite.

« Alors ? » a fait ma sœur.

« Sûrement », j’ai dit. « Pourquoi t’hésites ? T’as peur de lui ? »

Elle a ricané. Je me suis senti subitement à l’étroit dans ce monde, sans échappatoire que la nuit glacée. Avec peut-être, au tout début, un chouia de complaisance. Mais maintenant la crise était là, et je me trouvais bel et bien démuni. J’aurais voulu me transformer en courant d’air, et loin de m’en donner le pouvoir les yeux d’or de Paula me changeaient en plomb.

« OK, j’ai fait, je vais négocier un prix. » C’est tout ce que j’avais trouvé de plus désopilant. Et je suis sorti de la cuisine.

La salle à manger était déserte. Dans la cheminée, le feu semblait pouvoir tenir une petite heure, en chauffant également la chambre où Carmen avait dû remonter. Et les mecs, où étaient-ils passés ? Dehors sans doute, avec la flasque de Félix pour lumignon. Décidément, je n’avais aucun endroit où aller, rester là ne me tentait guère, me coucher encore moins, à part peut-être sur le petit canapé récemment occupé par ma cousine, mais ce choix eût pu passer pour une provocation, comme pour un calcul de prendre un des livres offerts par Paula, d’ailleurs pas envie de lire, l’Odyssée m’a fait penser à Rémi, à Clémentine, aux cours de go que je leur avais promis en échange de cours de grec et de l’invitation à Megève [1], Megève ! même cette perspective ne m’enchantait plus, je tournais en rond comme un animal en cage et si je vous disais de quoi je ne pouvais détacher mon esprit ou mes pensées vous me contesteriez ces termes, tant mon obsession avait peu à voir avec ce qu’ils recouvrent.

J’ai donc décidé d’aller contrôler la cheminée du haut.

La porte de la petite chambre était entrouverte, la pièce plongée dans le noir. J’ai tendu l’oreille, guettant le bruit d’une respiration, en vain. Doucement, j’ai poussé le battant, jusqu’à ce que la lumière du palier me révèle que les deux lits étaient vides.

Elle devait être dans la salle de bains. Ou dans les chiottes du bas.

J’ai fermé la porte, pour mieux garder la chaleur, et je me suis avancé vers la grande chambre, celle qu’on avait préparée pour les parents de Constant et où il n’était plus si nécessaire d’entretenir le feu.

Avant même d’en pousser la porte j’avais compris, vous aussi peut-être. En tout cas mon rythme cardiaque s’était brusquement accéléré.

La chambre baignait dans les rougeurs de l’âtre et de la lampe de chevet. Carmen était allongée sur le lit et me regardait en souriant. Puis elle a eu ce geste qui aurait enflammé un glaçon, elle a fait chut avec son index.

« T’exagères », j’ai fait en m’asseyant auprès d’elle.

« Ben la chambre est libre, non ? Et mieux chauffée.

– D’accord, mais pourquoi elle serait pour toi ?

– Pas très galant. Tu peux dormir dans l’autre.

– Dans ton lit ?

– C’est celui d’Annette aussi. Sinon, y a celui de Paula.

– Je préfère celui-ci.

– C’est le mien.

– Ça doit être ça. »

Elle a refait le coup de l’index et elle m’a passé l’autre main derrière la nuque.

« Je savais que tu viendrais », elle a chuchoté.

Je me suis brusquement retourné vers la porte.

« Tu l’as fermée en entrant. Tu t’en es pas rendu compte ? »

Elle a eu comme un gloussement de plaisir.

« Je sais plus ce que je fais », j’ai dit.

« Dommage. »

 

 

Des erreurs, donc, j’en ai commis, et en voilà une belle. Bizarrement, autant je me rappelle ce qui a précédé ou suivi ce moment, autant lui-même s’est estompé dans ma mémoire, si bien que pour le reconstituer je dois faire appel à d’autres souvenirs, donc avec d’autres partenaires. C’est à l’improviste que, parfois, me revient vaguement une vision – imprécise et fragmentaire, forcément –, une odeur – ce sont les réminiscences les plus affolantes, elles me font aussitôt retomber amoureux de cette fille, alors qu’entre nous il n’y avait qu’une histoire de cul.

Toutefois je ne voudrais pas minimiser l’affaire, par respect pour Paula, que je trahissais ignoblement, et par gratitude pour ma cousine, qui en une fulgurance élargie aux dimensions d’un siècle, en un instant plus vaste que l’éternité, m’a révélé les mystères de la chair. Il n’y a pas que les affinités intellectuelles que les mots sont impuissants à rendre, il y a aussi l’entente sexuelle. Les enfants qui naissent de ces étreintes peuvent être battus, martyrisés, ils portent en eux, j’en suis convaincu, l’immortelle étincelle du désir.

Mais ça, bien sûr, j’étais incapable de le concevoir à cette époque. Comme de répondre quoi que ce soit d’intelligible à Paula – Dieu sait pourtant comme elle avait la comprenette rapide – quand elle me demandait (c’est arrivé deux ou trois fois) ce qu’avait pu m’apporter Carmen qu’elle-même n’était pas en mesure de me prodiguer – Dieu sait pourtant !... ou le diable, ou les anges plus ou moins déchus qui veillaient sur nos ébats !...

Un mérite que je dois me reconnaître, c’est de n’avoir jamais rendu l’alcool responsable de ma félonie, ni le comportement de ma cousine. Elle de son côté ne m’a jamais accusé de rien. Et si à la lecture de ce récit vous la jugez mal, demandez-vous ce que vous savez d’elle.

On a vite retapé le lit, Carmen est allée faire un brin de toilette dans la salle de bains tandis que je redescendais, et vous savez ce que m’a dit Paula en me voyant ?

« Bravo, Norbert ! »

Elle était debout sur le seuil de la cuisine, où j’apercevais Annette en train de finir son bol.

« Bravo, et merci ! » elle a ajouté avant que j’aie repris possession de moi-même.

« Pourquoi ?

– Pour avoir pensé à nous préparer la grande chambre ! Je suppose que vous nous la laisserez en récupérant la nôtre. Vous, je veux dire les mecs.

– C’est la moindre des choses. Mais comment t’as deviné ?

– La cuisine est juste en-dessous. »

Je devais avoir l’expression d’un porc entré par mégarde dans une charcuterie. Paula en revanche arborait un sourire parfaitement anodin. J’ai quand même eu la nette impression que ma sœur prolongeait à l’excès la consommation des ultimes gouttes de son café au lait, faisant de son bol un écran, une frontière.

On a entendu des rires, une clé a tourné dans la serrure, et Constant et Félix sont réapparus. Ont-ils eu honte de leur gaieté, perçu notre malaise ? On est tous restés figés un instant. À l’étage, un robinet coulait. Dans la cuisine, le bol d’Annette a regagné la table, une chaise a raclé le carrelage, ma sœur est apparue.

« Dis, Félix, tu m’apprendras la guitare ?

– Volontiers, ma belle ! Demain. D’abord un gros dodo. À propos, je me disais : ça te choque, Constant, si on utilise la chambre prévue pour tes parents ? On pourrait la donner aux filles, d’autant que la salle des bains est attenante. Nous, on prendrait la vôtre, mesdemoiselles. Comme ça on profiterait de vos lits tout chauds. C’est d’un érotisme ! J’en ai presque...

– Ça va, a dit Constant, aucun problème. Les trois filles dans le grand lit, Norbert et Félix dans l’ex-chambre des filles. Moi, je reste en bas pour empêcher Derambure de revenir. »

On a rigolé, tous cette fois, à l’étage les bruits d’eau ont cessé, un pas menu a effleuré le plancher, Carmen a passé la tête dans l’escalier.

« C’est la joie !

– T’es sûr, j’ai dit à Constant, que tu préfères pas la chambre ? T’es crevé, moi j’ai pas sommeil. Et Derambure, j’en fais mon affaire.

– T’as rien compris, a dit Félix, Constant a des vues sur Maurice.

– C’est bon, a dit Constant, au lit ! Y en a marre de vos conneries. »

Une demi-heure plus tard, tout le monde ronflait. Sauf Paula, Carmen et moi, chacun se demandant, les yeux grands ouverts dans le noir, lequel des trois s’endormirait le premier.

 

(À suivre.)

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