Bakounine n’est pas rentré, 4

Publié le par Louis Racine

Bakounine n’est pas rentré, 4

 

Sous l’effet du stress, il y a des gens qui se mettent à puer tout ce qu’ils savent. C’était le cas de Maurice Derambure, et je comprenais mieux pourquoi il s’aspergeait si régulièrement et si abondamment de parfum. Et puis tu le sens de moins en moins alors il t’en faut de plus en plus. Tant pis pour ceux que ça dérange, comme Carmen et moi. Je me demandais si les autres se rendaient compte de la brusque détérioration du climat olfactif suite à l’annonce de Constant.

En fait, je ne sais pas, et je ne suis pas sûr que ça vous passionne.

Tandis que Derambure demeurait interloqué, Paula et moi on se regardait, histoire de vérifier qu’on avait compris la même chose.

Ce qui était tombé du plafond dans le petit bureau, c’était un coffret ; Constant l’avait vu et avait choisi de se taire, à cause peut-être de la présence de Maurice, lequel avait perçu son hésitation et, parce qu’il connaissait l’existence du coffret, avait aussitôt fait le rapprochement. Il était reparti comme si de rien n’était, en restant dans les parages, peut-être pour s’introduire dans la maison pendant notre sommeil ? Quand on était ressortis, il nous avait suivis jusqu’au vieil hôtel. Là, revirement : il s’était décidé à nous parler. Pendant ce temps, quelqu’un avait volé le coffret.

C’est Félix qui a rompu le silence.

« Bravo les gendarmes ! »

Ça n’a pas fait rire Constant ni Maurice, qui se tenaient l’un en face de l’autre comme deux médecins au chevet d’un cas désespéré.

« Vous étiez au courant ? » a fini par demander Constant.

« Je m’intéresse à l’histoire locale. »

On était trois maintenant à se consulter du regard, impatients d’en apprendre davantage mais respectant la réserve des initiés. Paula est intervenue la première :

« Qui a pu agir aussi vite ? »

J’ai admiré son ouverture et je n’étais manifestement pas le seul. Derambure a presque souri.

« Si je ne vous avais pas suivis, je ferais un suspect idéal. »

On s’est tus, savourant le trait. Les émanations fétides du début du chapitre avaient disparu, happées par le feu. Au doux ronflement des flammes s’en mêlait un autre, que j’ai mis du temps à identifier. Ma Nanette ! Ma toute petite sœur avait dû s’enrhumer. Pelotonnée sur l’autre canapé, Carmen dormait elle aussi.

« En tout cas c’était facile d’entrer, a dit Constant, la fenêtre du bureau était ouverte.

– Tu rigoles », j’ai fait.

« J’aimerais bien.

– Les pompiers sont seuls responsables », a dit Félix. « Quel dommage ! Un si beau capitaine ! Mais si je comprends bien, il n’est pas opportun de signaler la disparition de ce qui n’est pas censé exister. »

Il a fait circuler son paquet de clopes, Paula et moi on s’est servis, Constant a froncé les sourcils par réflexe mais on avait le droit de fumer devant la cheminée, puis Paula est allée chercher la bouteille de Glenlivet et cinq verres, on en prenait tous.

Le whisky m’a paru meilleur encore que le matin, parfaitement accordé à l’atmosphère, aux yeux dorés de Paula reflétant les lueurs de l’âtre, à l’odeur du feu de bois et jusqu’au parfum que vous savez, qui avait repris le dessus mais comme purifié, comme débarrassé de ses composantes nauséabondes.

« Quand même, a fait ma copine, ça ne vous paraît pas étonnant cette fenêtre ouverte juste à cet endroit ? Tu es sûr qu’elle n’a pas été forcée ?

– Je ne suis pas un expert, a reconnu Constant, mais pour moi elle était restée ouverte, ou peut-être mal fermée, seulement rabattue. En tout cas il n’y a aucune trace d’effraction.

– Attends ! Elle donne sur le côté de la maison, au-dessus de plates-bandes et d’arbustes, non ? On ne peut pas entrer par là sans laisser un minimum de signes de son passage.

– Il y a peu de chances que les signes en question nous apprennent quoi que ce soit d’utile, et comme disait Félix il n’est pas pensable de mettre la police sur le coup. »

Paula n’a rien répondu, mais je nous sentais sur la même longueur d’ondes, et j’avais hâte de pouvoir échanger de vive voix avec ma copine. Ce que venait de dire Constant m’avait inspiré des réflexions qui lui étaient certainement venues à elle aussi.

« Je suis bien aise d’avoir rencontré juste, a dit Félix. Cependant, serait-ce un effet de ta bonté que de nous éclairer sur le contenu de ce fameux coffret ? Et vous, monsieur, de nous dire enfin pourquoi vous avez interrompu tout à l’heure une palpitante partie d’assassin ? Prenez votre temps, il n’est que vingt-trois heures. »

Constant et son vis-à-vis se sont regardés, puis Constant a baissé les yeux, comme pour autoriser Maurice à répondre. Celui-ci s’est éclairci la voix au whisky avant de commencer, s’adressant à notre hôte :

« Pourquoi vos parents ont-ils acheté la villa Morgane, mon cher Constant ? Elle est trop grande, mal ventilée, difficile à chauffer...

– Mais facile à brûler », a complété Félix.

Constant a parlé de l’attachement de ses géniteurs à Étretat, ville où et pour laquelle ils avaient eu le coup de foudre (Félix et moi on n’a pas pu s’empêcher de pouffer), et où ils avaient souhaité posséder une résidence secondaire. La villa Morgane était justement à vendre et son prix intéressant.

« Intéressant ? Il ne leur a pas semblé suspect ?

– Ils se sont fait avoir, c’est vrai. Mais ils sont excusables : d’autres acheteurs s’étaient manifestés, dont un particulièrement tenace, il y a eu pour ainsi dire des enchères, et mes parents étaient contents de l’avoir emporté : ils pensaient avoir fait une bonne affaire. Plus tard, ils ont soupçonné les vendeurs de leur avoir joué la comédie. Pourtant leur principal concurrent existait bel et bien, et il avait l’air sincère.

– Je veux, a dit Derambure : c’était moi. »

Paula et Félix hochaient la tête, comme s’ils avaient déjà tout pigé.

« Plus tard, a repris Constant, des langues se sont déliées. Mes parents ont appris l’histoire de la maison. Elle expliquait que d’autres acheteurs aient été tentés. Ça les a plutôt amusés. Ils croyaient à une légende, enfin, ils ne savaient pas trop. Ils se disaient qu’un jour peut-être ils découvriraient le pot aux roses.

– Comme ça, par hasard ? » a demandé Derambure, sur un ton légèrement agressif.

« Ils ont cherché, mais sans vraiment y croire, vous comprenez. Mon père a exploré plus méthodiquement la cave, ma mère le grenier, ils ont sondé quelques murs, quelques placards, bon, ça ne les a pas turlupinés outre mesure.

– Ils n’ont jamais pensé à faire appel à un spécialiste ? »

Constant a battu des cils sur ses grands yeux candides.

« Ça n’a pas dû leur venir à l’esprit.

– Pas plus que de louer leur villa en cette saison où ils n’y viennent pas.

– Qui pourrait vouloir louer à Étretat juste pour l’hiver ?

– Moi. J’ai fait une proposition via une agence. Pour un mois. Vos parents l’ont superbement ignorée. Je n’ai pas insisté. Je ne voulais pas leur mettre la puce à l’oreille.

– Ils ne m’en ont jamais parlé.

– En un mois, j’aurais trouvé. C’est évident ! »

Son aigreur avait encore augmenté.

Félix s’est tourné vers Constant :

« Et donc toi, tout à l’heure, tu as vu le coffret, tombé de sa cachette des suites de l’incendie, et tu as gardé ça pour toi. C’est nous qui te gênions, ou c’est monsieur ? »

L’éclairage n’eût pas permis de dire si Constant avait rougi, mais il était embarrassé.

« Je voulais que mes parents soient les premiers informés. Cette histoire, c’est lourd, vous savez, à tous les sens du terme.

– Justement non, on ne sait pas.

– Ils vont être furieux.

– T’as l’habitude.

– Si on n’était pas ressortis, le coffret serait encore là. »

J’ai pris le reproche pour moi.

« Pas sûr, j’ai fait. N’importe qui pouvait le faucher discrètement même en notre présence.

– À condition, a souligné Paula, de savoir où le trouver. En profitant de cette fenêtre providentiellement ouverte.

– C’est bien ce que je disais, a conclu Maurice : je pourrais être le suspect idéal.

– Vous l’êtes, a dit Félix. Vous, vous savez – veinard ! Vous faites semblant de partir, vous allez droit à la fenêtre du bureau, elle est ouverte, vous entrez, vous vous servez, mais on ressort, et vous en profitez pour nous faire tout un numéro qui vise à vous disculper. »

Derambure avait écouté ça en finissant son whisky, mais j’aurais juré que c’était pour dissimuler un sourire.

Il a reposé son verre.

« Pas mal. Le Glenlivet, mais aussi votre récit. Vous oubliez seulement une chose : je ne pouvais pas prévoir que vous ressortiriez. La demoiselle avait retrouvé son portefeuille, vous alliez vous coucher, je n’aurais eu aucune occasion de me disculper, comme vous dites.

– Et pour le Glenlivet, c’est quoi le défaut ? »

Cette fois, Derambure souriait ouvertement, et Félix a réagi :

« Vous vous marrez, alors que ce coffret qui vous importe tant est entre les mains d’on ne sait qui ! De gens qui entrent ici comme dans un moulin ! »

J’ai jugé que le moment était venu d’abattre mes cartes.

« Ou qui n’ont pas besoin d’entrer. Vous savez quoi ? À mon avis ce coffret n’a pas quitté la maison. Constant l’a mis de côté, soit pour le montrer plus tard à Maurice, soit au contraire pour le soustraire à sa curiosité. Je vous parie ce que vous voulez que vous ne trouverez pas plus de traces dehors sous la fenêtre que Constant ne dit en avoir vu à l’intérieur. Maurice ou lui ou les deux ont voulu jouer au plus fin, résultat tout le monde est au courant, sauf peut-être les cousines. Personnellement je m’en fous, et s’il s’agit de cacher quelque chose aux propriétaires ce n’est pas moi qui m’en plaindrai vu que jusqu’à présent ils ont été plutôt désagréables, cela dit on peut les comprendre et de toute façon leur être reconnaissants de nous accueillir sous leur toit, enfin, sous leurs bâches. »

Pendant mon laïus, Félix avait de nouveau rempli nos verres, en se servant généreusement le dernier – vidant ainsi la bouteille. Je quêtais des yeux une approbation de Paula, qui à mon grand étonnement regardait ailleurs, comme préoccupée par tout autre chose. Je l’ai interpellée :

« Paula ? Qu’est-ce que t’en penses ? »

Elle s’est tournée vers nous, et, calmement, a demandé :

« C’est quoi ces lumières dehors ? »

Les volets de la salle à manger étaient fermés, mais grâce aux persiennes on devinait des lueurs dansant dans la nuit.

« Les gendarmes, a fait Constant ; ils reviennent vérifier qu’on se tient tranquilles.

– Tu n’as pas répondu, j’ai dit à Paula ; que penses-tu de ma théorie ?

– Très bien », elle a fait.

J’aurais préféré qu’elle se foute carrément de ma gueule.

« Mais encore ?

– Pourquoi tu me demandes ? Tant qu’on ne sait pas ce que contient ce coffret, je ne vois pas l’intérêt de discuter. Je dirais même : tant qu’on n’a pas la preuve que ce coffret existe.

– J’adore, a dit Félix. La villa est cernée, par qui ? On s’en tape. Les gendarmes ? Tout va bien ! Des espions ? Allez ! c’est Noël ! Je dirais, moi : des pompiers qui veillent sur notre sommeil, surtout sur celui de Constant. Je pense notamment à un beau brun aux yeux bleus dont il a fait tantôt la connaissance. Pendant ce temps un coffret a disparu, qui peut-être n’a jamais existé. Je crois que je vais aller me coucher, de préférence dans une pièce où les plafonds sont de bon aloi. Je ne tiens pas à mourir aplati comme une crêpe ou un Crepereius. »

Il s’est levé, chancelant.

« Ne me réveillez surtout pas à l’arrivée des tauliers. Je suis crevé, je monte. »

« Il est surtout bourré », a commenté Constant tandis que Félix gravissait l’escalier pour gagner une des deux seules chambres disponibles et que Paula me promettait tacitement de me traduire la fin de sa réplique. « Mais il a raison : il faut en avoir le cœur net. Qui vient avec moi ?

– Allez-y tous les trois, a dit Paula, je reste avec les filles. »

On a pris les lampes et on est sortis. Personne en vue. L’obscurité, le silence et le froid. On est allés droit à la fenêtre du bureau. Elle était à près de deux mètres du sol, et, ainsi que je l’avais prévu, les abords en étaient intacts. Il était impossible que quiconque ait récemment cherché à se hisser jusque-là. Ce qui était tout aussi évident, c’est que l’ouverture était trop étroite pour livrer passage même à un enfant, d’où l’absence de volet et de barreaux. Observations que je ne me suis pas privé de formuler tout haut, non sans colère, car je n’aime guère être roulé dans la farine. Et, poursuivant sur ma lancée :

« Bon, à la rigueur on pouvait lancer le coffret par la fenêtre. Qui ? Et qui l’a récupéré ? Je vous avouerai que j’ai hâte que les proprios débarquent. Eux, vous n’oserez peut-être pas les prendre pour des cons. »

Mes compagnons se taisaient, mais j’aurais été incapable de décider si c’était confusion ou perplexité.

On avait repris notre marche autour de la maison. Arrivés sur le devant, on a vu au loin dans la rue des lumières clignoter et des silhouettes s’agiter. Ça nous avait tout l’air d’être une ronde de gendarmes. On a continué la nôtre. Au moment de rentrer, Constant m’a brusquement saisi le bras sans que Derambure puisse le voir. J’ai cru à une simple entreprise sentimentale, aussi pathétique qu’intempestive, et c’en était peut-être une, accessoirement, mais j’ai compris que Constant voulait surtout me montrer quelque chose. J’ai redoublé d’attention, et je l’ai vu ouvrir d’une simple poussée, comme si de rien n’était, la porte qui paraissait fermée. Puis il s’est effacé, en me glissant un regard entendu.

Paula n’avait pas quitté la cheminée, avec l’inévitable Anaïs Nin pour lui tenir compagnie.

Derambure a récupéré une petite pochette qu’il portait en bandoulière et a pris congé, en nous souhaitant une bonne fin de nuit. Affable comme à l’ordinaire, à une certaine crispation près dans le bas du visage. On sentait qu’il faisait le maximum pour donner le change, mais qu’à peine sa solitude retrouvée il laisserait éclater son dépit. Car si quelqu’un avait été joué dans cette histoire, c’était lui. Je le savais maintenant, sans pour autant connaître les détails de l’affaire, ses tenants et aboutissants.

Je me rendais aussi compte de la solidité de notre groupe. Je n’avais pas seulement sous-estimé la perversité de l’adversaire, mais la finesse de mes amis. Je m’en voulais de mes doutes et de mon aveuglement.

On a attendu en regardant le feu, puis la porte de la cuisine s’est entrouverte, et Félix est apparu, hilare. J’ai déterré une betterave, il a fait. Et c’est du bon !

« T’étais pas couché, toi ? » Je me suis retenu in extremis de lui poser la question. Encore une de mes bévues. Et soudain je me suis senti envahi d’une douce euphorie. C’était aussi violent qu’apaisant. Comme une gifle qui vous calme instantanément. Comme si je m’étais d’un coup déchargé de toute mon électricité : une brusque détente.

« Faut la finir avant qu’ils arrivent », a dit Félix en nous servant.

Il ne s’était pas trompé, c’était du bon.

On a bu sans se regarder, sans se parler. À un moment j’ai ri tout seul : Carmen ronflait elle aussi.

Enfin Paula s’est penchée vers Constant et moi :

« Bon, puisque vous insistez, je vais vous dire ce qu’on a trouvé dans la pochette de Maurice.

– Pas la peine, j’ai fait, je sais. »

 

(À suivre.)

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A
Tacitement... Quel plaisantin ce Racine!
Répondre
L
Quelle lectrice, cette Augustine !