Bakounine n’est pas rentré, 7

Publié le par Louis Racine

Bakounine n’est pas rentré, 7

 

Rien ne vivait que la mer, son auditoire de galets, le vent et quelques oiseaux jouant dans ses voiles. J’y ajouterai l’hôtel désaffecté où nous avions cru pouvoir nous entretuer tranquillement. Avec ses yeux crevés et sa toiture défoncée, il paraissait un mort plus récent et moins définitif que les maisons aux volets bien joints, tombeaux décourageant la compassion, sauf la villa Morgane, à qui son pansement de plastique bleu donnait l’air d’une gueule cassée.

La fin de la nuit avait été calme, mais, si tard que j’eusse trouvé le sommeil – après Carmen, aux ronflements aisément reconnaissables, avant peut-être Paula, je ne savais pas –, je m’étais réveillé dès sept heures. J’étais descendu, et j’avais trouvé Constant couché à même le tapis devant la cheminée, où les cendres étaient à peine tièdes. J’avais hésité à ranimer le feu, je ne voulais pas réveiller mon copain. J’avais rajusté sa couverture sur son dos et j’étais sorti prendre l’air.

Je me sentais d’une incongruité totale dans le jour à peine naissant, ma clope au bec, arpentant les rues comme les allées d’un cimetière extra-terrestre. J’ai vite compris que pas une boulangerie ni un café n’attendait ma visite, et que s’il s’en ouvrait un ou une, ce ne serait pas avant un moment. Pourtant il devait bien y avoir dans ce bled au moins un hôtel, un vrai, même en cette saison Étretat restait une destination touristique, sans parler des inévitables voyageurs de commerce, et j’ai fini par le trouver l’hôtel, mais il paraissait aussi abandonné que l’autre, sinon par une clientèle de cadavres. En longeant l’arrière, j’ai bien perçu de la lumière et des bruits de vaisselle, mais ça n’a pas suffi à me donner envie de rebrousser chemin, malgré le vent contraire j’ai marché jusqu’à la mer, je me suis assis sur un banc et j’ai fumé une deuxième cigarette, recroquevillé dans mon manteau fermé lui aussi, je progressais.

Puis je me suis lassé des quolibets des goélands. Je m’étais isolé pour réfléchir, j’avais tout juste réussi à ne pas me rendormir. Je me suis levé et j’ai longé la grève.

Ça m’a aidé à renouer le fil de mes pensées, sectionné par l’incartade que vous savez. Et l’image de Derambure s’est imposée avec une telle évidence à mon esprit que j’aurais pu croire qu’il avait surgi là, à côté de moi, et qu’on avançait ensemble vers le bloc blafard de la falaise d’aval. Du coup, je suis entré en conversation avec lui, une façon comme une autre de faire le point. Un peu bizarre peut-être, mais à circonstances exceptionnelles...

Inutile de préciser qu’il restait muet. Bon, j’avais plus besoin de son écoute que de ses réponses, lesquelles auraient été mises en lambeaux par le vent, qui avait du moins l’avantage de dissiper l’odeur de son parfum. Comment il pouvait m’entendre ? Je vous rappelle que nous sommes en pleine fiction.

« Mozart », je lui disais. « Le vieux truc pour donner son numéro sans le donner. Et je m’y suis laissé prendre. Ma mère aussi, remarquez. »

(Je me permets de m’interrompre pour éclairer les plus jeunes d’entre vous. Il fut un temps où les cadrans des téléphones comportaient, associés aux chiffres, des lettres, ce qui permettait de former des mots. Les numéros parisiens commençaient par le nom d’un central réduit à ses trois initiales. Ainsi, chez nous à Clichy, BRO pour Brossolette. Certes, à l’époque dont nous parlons, on avait officiellement adopté la numérotation tout en chiffres, mais l’ancien usage perdurait dans la langue courante, habitude chez certains, snobisme ou dérision chez d’autres. Or la lettre Z demeurait à l’écart, n’étant associée à aucun chiffre du cadran, de sorte que l’indicatif Mozart, crédible en soi – il existait bien un BALzac –, était bidon. Un moyen de se débarrasser des importuns pas trop futés. Pigé ? Sinon, relisez ce qui précède, c’est l’avantage de l’écrit tant qu’il ne défile pas de sa seule initiative. Je continue.)

« Cependant, je continuais, notre naïveté me consterne moins que cette mystification ne m’intrigue. Comment pouvait-on être à la fois si pressé de vous joindre et si soucieux de rester injoignable ? »

Et, tout en gravissant la falaise, j’échafaudais des théories.

« À moins que ce faux numéro ne soit une vraie indication, un message codé en quelque sorte. Voyons ce que signifient ces chiffres. Pourraient-ils renvoyer à des œuvres du compositeur ? Je n’en connais malheureusement pas le catalogue. Quant aux nombres, leur différence donne 55, leur somme 101, la somme de leurs chiffres 20, et alors ? 55 mètres, comme la hauteur de l’Aiguille d’Étretat ? Absurde. Cependant cette série 2, 3, 7, 8 me dit quelque chose. Où ai-je déjà rencontré ça ? »

2... 3... 7... 8... je me répétais cette séquence au rythme de mes pas, et, comme j’atteignais une espèce de plate-forme d’où l’on découvrait un vaste panorama, je me suis soudain arrêté, pris d’une inspiration.

C’était la série des chiffres par lesquels un carré ne peut pas se terminer.

Bon, et après ? Ça n’avait aucun sens.

Je me suis retourné vers Derambure.

« Ça n’a aucun sens », j’ai dit.

« Vous trouvez ? »

Et il m’a poussé dans le vide.

 

 

Je me suis réveillé en sautant sur mes pieds, au risque de tomber pour de vrai. Je m’étais assis non loin du bord de la falaise et le sommeil m’avait pris à mon insu. J’ai frissonné longuement en considérant le danger auquel je venais d’échapper. Et, pour la première fois de ma vie, j’ai eu le vertige. J’ai jugé ça normal. J’étais fatigué et j’avais l’estomac vide. J’ai regagné le sentier et j’ai commencé à redescendre, sans plus me soucier du faux jeton ni du faux numéro.

Il faisait jour maintenant mais le soleil n’était pas encore levé. De temps en temps je jetais un œil vers la tache bleue indiquant l’emplacement de la villa Morgane. Elle a fini par disparaître, engloutie par le flot des toits.

J’arrivais à l’endroit où le sentier se transforme en escalier, quand j’ai eu le regard attiré vers le sommet de la falaise d’amont, juste en face de moi, et vers l’Oiseau Blanc, ce monument qu’on a perché là-haut à la mémoire de Nungesser et Coli. Il y a non loin de là une chapelle, devant laquelle, du côté de la falaise, j’ai distingué une silhouette, celle d’un homme. Impossible, à cette distance, de savoir de qui il s’agissait. Ce qui était clair en revanche, c’est qu’il marchait vers le précipice.

J’ai continué de descendre, tandis que l’homme se rapprochait du bord, où il s’est arrêté.

Une inquiétude m’a saisi. Je descendais toujours, levant régulièrement les yeux vers l’inconnu immobile en surplomb de l’abîme.

Brusquement, je ne l’ai plus vu.

Le bord de la falaise était désert.

Mon cœur battait follement. J’ai tâché de me rassurer. J’étais peut-être victime d’une illusion d’optique. L’homme avait pu s’accroupir, s’allonger, courir se cacher derrière la chapelle. Mais je me rendais bien compte que ce n’était pas vraisemblable, que ce n’était tout simplement pas vrai. J’ai dévalé l’escalier et piqué un sprint sur le remblai, avant d’être terrassé par un point de côté. Je me suis remis douloureusement en marche, retrouvant peu à peu mon autonomie en réglant ma respiration, en tendant ou détendant au contraire mes muscles, mais quand je suis arrivé au pied de la falaise il s’était écoulé plusieurs minutes depuis la chute.

Il ne m’en a pas fallu autant pour trouver le malheureux.

Il gisait sur les galets comme un gros sac sombre, ou comme un corbeau géant ramassé dans ses plumes. Que cette triste chose logeât encore la moindre étincelle de vie, c’était l’impossible même.

Je m’étais effondré, tout en pleurs, le visage dans les mains. J’ai dû faire un immense effort pour me relever et m’approcher du corps. Quoi qu’il m’en coûtât, je voulais voir son visage, ou du moins ce qui en restait, être témoin jusqu’au bout de ce que je n’avais pu, de ce que personne n’avait pu empêcher. Être au moins le compagnon de ça, pour ne pas m’en sentir le complice.

J’ai tendu la main vers l’épaule du cadavre, et j’ai reconnu son manteau, son foulard.

« C’est qui cette vieille pédale ? » j’ai gémi entre deux sanglots.

Alors j’ai senti très fortement son parfum. Et aussitôt j’ai bondi en arrière. Car le mort se relevait, et une fois debout grandissait, grandissait encore, tout en criant :

« Plaît-il, blanc-bec ? »

Cependant mon mouvement m’avait réveillé, et je me suis de nouveau retrouvé sur le bord de la falaise d’aval, si près du vide que j’ai détalé en courant avant de m’asseoir sur une grosse pierre à une bonne dizaine de mètres de là. Tremblant dans le vent, j’ai eu toutes les peines du monde à m’allumer une cigarette, puis, bouffée après bouffée, j’ai recouvré ma lucidité.

J’avais déjà connu de ces faux réveils, de ces réveils en rêve, où l’on passe d’un rêve à un autre en croyant revenir à la réalité. Mais, outre qu’il bénéficiait de cette prime de situation, le second m’avait paru si vrai, si construit – par rapport à la simple hallucination du premier –, que je devais mobiliser toutes les ressources de ma raison pour faire le départ entre ce qui était illusion et ce qui ne l’était pas, tandis qu’il m’apparaissait avec une netteté croissante que je venais d’échapper à la mort, la vraie, à deux reprises peut-être, puisque, non content de m’être endormi au bord de l’abîme, j’avais eu de toute évidence un accès de somnambulisme.

J’ai fini ma cigarette, sans hâte, m’accoutumant peu à peu à ma condition de rescapé, et je suis redescendu, faisant claquer le sol sous mes semelles, comme pour mieux me prouver la matérialité des choses, souriant à cette idée que j’avais pu éprouver en rêve un malaise dont je n’avais aucune expérience dans la réalité.

Quoique...

L’argument de la fatigue et du ventre vide n’avaient rien perdu de leur validité, ce qui était nouveau c’est qu’effectivement pour la première fois de ma vie j’avais le vertige.

Il ne m’a pas quitté depuis. Avec, si j’ose dire, des hauts et des bas, et même de longues périodes de rémission. Mais je date très précisément de ce moment la première occurrence du phénomène.

Le jugeant, sur le coup, conjoncturel et passager, heureux de vivre et ressentant désormais un fier appétit, j’ai pris le chemin du retour.

Quand même, je n’ai pu me retenir de lever les yeux vers la falaise d’amont. Et qu’est-ce que j’ai vu ?

L’Oiseau plus Blanc que jamais – aux premiers rayons du soleil.

Putain ce que ça m’a ragaillardi ! Je ne courais plus, je volais. Presque mieux que dans mes rêves !

En un éclair j’étais arrivé devant l’hôtel de tout à l’heure.

Il n’était plus peuplé de cadavres, mais de fantômes. Des ombres dansaient derrière les carreaux. Je me suis encore approché. Quelques pensionnaires prenaient le petit dej’, et machinalement j’ai regardé à travers les vitres.

Jamais deux sans trois.

Oui mais là...

J’ai toussé un bon coup, histoire encore de me prouver, empoigné solidement puis abaissé la clenche de la porte, et j’ai foncé droit à mon Derambure mal dissimulé dans un angle par une théière fumante et une corbeille de croissants. J’étais gonflé à bloc. J’aurais joué de l’accordéon devant Giscard.

J’ai juste eu le temps de me pénétrer de l’atmosphère – ça sentait le café, le pain grillé et Derambure –, et de modifier ma réplique. J’avais beau être en colère et avoir de bonnes raisons pour ça, « La dernière fois que je vous ai vu, vous vous étiez jeté de la falaise » ne m’a pas semblé très productif. Surtout que j’avais prévu d’ajouter : « Je constate avec déplaisir que j’ai rêvé. »

« Coucou », j’ai fait.

Comme il ne disait rien, je me suis assis et j’ai pris un croissant. Et j’ai pensé à Jérôme et à son bouquin, et par voie de conséquence à Paméla François et à Sadoul, tout ça est dans mes Pigeons, mais concentrons-nous, bordel.

« Je peux ? » j’ai dit en trempant ma viennoiserie dans son thé, non sans l’avoir préalablement additionné de lait. « Alors comme ça, ils sont hôteliers vos amis ? Vous savez choisir vos fréquentations. Enfin, on n’est jamais à l’abri d’une mauvaise surprise. »

Je n’avais pas encore remarqué comme il était pâle. Autant que le lait additionnel. J’en ai lâchement profité, lançant à la cantonade : « Les croissants sont à l’image de mon... protecteur : rassis, voire un peu rances. »

Tandis que les clients qui avaient entendu glosaient à voix basse en lorgnant de notre côté, Derambure s’est penché vers moi et a susurré :

« Qu’est-ce que tu veux ? »

J’avoue, le tutoiement m’a troublé. Je l’ai reçu à la fois comme la marque d’un suprême mépris et une forme de reconnaissance – ce type m’apparaissant en même temps comme un lâche et un aigle.

« Je vous apporte les nouvelles. »

Je lui ai raconté l’accident des parents, tout ça.

« Ça tombe bien, j’ai conclu, vous n’étiez pas pressé de les voir. »

Il avait repris ses couleurs, son parfum le dessus sur les émanations liées au stress.

« Au contraire », il a fait. « Tu n’as rien compris, mon petit.

– Ben ouais, c’est trop fin pour moi. C’est comme Mozart 23 78. »

J’ai cru qu’il allait me faire le coup de Jean-Guy au restau alsacien (les Pigeons, toujours), mais il s’est seulement étouffé. Il a quand même fallu l’intervention d’une fille de salle pour le sauver. Elle te me vous l’a saisi à bras le corps et plié en deux la tête vers le bas, en défiant du regard quiconque aurait ne fût-ce que suggéré qu’on lui tape dans le dos – à Maurice bien sûr, qui a fini par se rasseoir sur la banquette avec le maintien d’un cochon d’Inde désossé. Déjà, la serveuse avait tourné les talons pour rejoindre un autre ring.

« Vous n’aimez pas Mozart ? » j’ai fait. « Ou c’est l’arithmétique ? »

Il se taisait. Je commençais à me dire que j’avais mal joué. Plus précisément, j’éprouvais la même sensation que les (rares) fois où je m’étais fait battre au go pour avoir sous-estimé l’adversaire.

Toujours silencieux, il a lentement remonté la manche de sa veste, et j’ai vu.

C’était encore de l’arithmétique, si l’on veut. Mais ça m’a coupé toute envie de faire le malin.

 

 

Je me sentais sombrer, les yeux fixés sur ces chiffres apparemment lourds de signification, Derambure se taisait, j’imaginais son sourire sinistre et triomphant, quand soudain j’ai pris conscience de mon injustice à l’égard du croissant que je mâchonnais, il m’a redonné de la force et de la clairvoyance, l’idée de calcul ne s’était pas installée pour rien dans mon esprit, je me suis levé, bien décidé à ne pas me laisser intimider, « Je peux ? » j’ai fait et sans attendre la réponse j’ai embarqué le second croissant, salué mon commensal médusé à son tour et je me suis dirigé vers la sortie, cueillant au passage d’autres croissants dans les corbeilles, « Vous le mangez pas ? », en sortant j’en avais le nombre voulu, je me suis retourné, persuadé d’avoir une meute à mes trousses, mais non, tous pétrifiés, s’entreregardant peut-être avec la même expression stupide.

J’avais roulé mon larcin dans mon écharpe pour le transport, je le serrais amoureusement contre ma poitrine, savourais déjà la joie des autres, à qui je conseillerais de tremper pour compenser – désolé – le manque de fraîcheur, j’étais pressé de les retrouver, de les consulter, les copains du moins, et d’abord Constant, sur ce tatouage censé tout expliquer, heureux d’avoir échappé à je ne savais quelle manipulation. Je pensais à des tas de choses en même temps mais tout se tenait, j’avais l’impression de piloter un astronef des plus sophistiqués vers une destination aussi exaltante qu’inconnue.

Quand le manoir m’est apparu, au débouché de la ruelle par laquelle j’avais coupé, j’avais tellement de scénarios en tête que je me demandais comment le destin allait bien pouvoir s’arranger pour me surprendre, mais il y parviendrait, ça c’était sûr. Je me suis arrêté un moment à contempler le décor, n’y repérant rien que de familier, c’est fou comme l’inhabituel se rassit vite lui aussi, j’ai gagné l’arrière de la villa et poussé la porte, que j’avais pris soin de bien rajuster sans la fermer complètement.

Tous dormaient encore ou faisaient semblant. La salle à manger sentait la sueur alcoolisée, la cendre tiède et le champignon, j’ai eu une pensée pour les proprios, à qui cette composition était épargnée. Il faisait moins froid que dehors, quand même, ça valait le coup de refaire du feu. Tant pis ou tant mieux si ça réveillait le fils de la maison. J’avais pour moi le bon sens pratique, en plus du petit déjeuner.

Sur ce dernier point, j’allais devoir essuyer un affront.

 

(À suivre.)

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