Bakounine n’est pas rentré, 2

Publié le par Louis Racine

Bakounine n’est pas rentré, 2

 

On n’a pas compris tout de suite ce qui se passait, tellement c’était inattendu et en même temps d’une certaine beauté, on est restés quelques secondes interdits au spectacle de cette langue de feu léchant le petit toit en triangle, et puis les réactions ont commencé, brutales, les cris, les coups au cœur, Les filles ! j’ai hurlé en me ruant.

J’étais passé en tête, Constant sur mes talons, Paula derrière et enfin Félix, ralenti par ses bagages. On croisait des passants affolés, je cherchais avidement des yeux les cousines, pourvu qu’elles aient pu fuir ! Mais elles étaient là indemnes dans le jardin à considérer la maison, incrédules, le nez en l’air. Elles avaient laissé grande ouverte la porte, que Constant a claquée derrière lui en se précipitant vers le téléphone tandis qu’instinctivement je serrais Annette et Carmen dans mes bras.

Constant est ressorti et nous a crié à tous de reculer. Pas question d’entrer récupérer nos affaires. On a obéi. Puis il a déplacé la Taunus. Les pompiers avaient déjà été alertés par les voisins, mais ils ont mis du temps à intervenir. Heureusement le feu s’était déclaré tout en haut. Ce qu’on pouvait craindre c’est que l’effondrement du plancher lui livre l’étage inférieur, et ainsi de suite, et effectivement juste après l’arrivée des pompiers on a entendu un grand craquement et on a vu comme une énorme orange rouler derrière les fenêtres du premier étage, on nous tenait à distance en faisant refluer l’inlassable marée des curieux mais on sentait la chaleur des flammes, à un moment le disque noir qui s’élargissait sur les bardeaux telle une brûlure de cigarette s’est mis à rougir puis à blanchir et brusquement une colonne de feu a perforé le toit. Constant laissait éclater sa colère. Qu’est-ce qu’ils attendaient pour sortir la grande échelle ? Une voisine pleurait, persuadée que le feu allait se communiquer à sa maison, distante pourtant d’une bonne dizaine de mètres. Félix philosophait en regardant la mer : Toute cette flotte qui ne servait à rien.

Il a fallu près de deux heures aux pompiers pour maîtriser l’incendie. Les dégâts étaient considérables. Une fois les flammes éteintes, le manoir montrait une lacune de près d’un quart de son volume aérien. Le reste pouvait être fragilisé, y compris le rez-de-chaussée apparemment intact mais dont les plafonds noircis par endroits menaçaient ruine. Seuls l’arrière de la maison et la cave avaient été totalement épargnés. Il n’était cependant pas envisageable d’y séjourner sans électricité. Les pompiers ont donc bricolé une installation provisoire, après avoir compensé par un système de bâches la disparition partielle du toit. Tout ça nous a menés vers les huit heures du soir. Il faisait nuit depuis longtemps. Constant allait et venait entre les pompiers – surtout le capitaine ou un jeune brun aux yeux bleus –, et le téléphone d’un voisin complaisant, avant que celui de la villa soit rebranché.

Ses parents lui avaient fait une scène dont il se serait bien passé. Et naturellement, à travers lui, c’est nous qui prenions.

Mais, avant de préciser, je voudrais vous tranquilliser sur le sort de ma mère : j’ai profité du téléphone du voisin pour appeler la matouze et cette fois elle a répondu. Le problème, je n’étais pas censé l’inquiéter. Alors j’ai dit que tout allait bien, madame la Marquise, on déplorait juste l’incendie de la villa d’à côté, par chance aucune victime, ça sentait un peu la fumée, forcément, mais avec le bon air de la mer et le vent ça ne durerait pas.

« T’es sûr qu’y a plus de danger ?

– Garanti, les pompiers connaissent leur affaire.

– Soyez prudents quand même, et surveille ta sœur et ta cousine. Je sais bien qu’elles sont plus raisonnables que toi...

– Et toi ? j’ai demandé, à quoi t’emploies ton week-end ?

– Oh, à des activités palpitantes : du ménage, du rangement, pour mieux accueillir la nouvelle année. »

Je lui ai souhaité bon courage. Quelque chose dans mon ton a dû l’intriguer.

« Qu’est-ce que tu sous-entends ? » elle a fait.

« Mais rien. En tout cas tu risques pas d’être embêtée par Derambure », et je lui ai raconté.

Elle est restée silencieuse un moment. J’ai cru que la communication avait été interrompue.

« Tu m’entends ?

– Oui, oui.

– T’as quelque chose à me dire ? »

Elle hésitait, mais elle a fini par lâcher le morceau.

« C’est d’autant plus bizarre, elle a commencé, qu’on a demandé après lui.

– Qui ça on ? Et c’était quand ?

– Ce matin. Une femme, une jeune fille plutôt, a sonné chez nous. Elle avait l’air affolée. J’ai dit que je pouvais pas la renseigner.

– Une blonde ?

– Oui, pourquoi ?

– Pour rien », j’ai répondu. Et ce n’était pas plus rationnel que ça : l’analogie avec cette nana qui m’avait pisté récemment, sauf que maintenant j’étais fixé sur son identité et qu’il y avait peu de chances que Paméla François s’intéresse à Derambure. « Elle s’est pas présentée ? Elle a pas laissé de message ?

– Juste un numéro de téléphone.

– Eh ben super, donne-le-moi, je transmettrai si je le revois. Mais pourquoi cette histoire te trouble tant ?

– Je saurais pas te dire. Ça me plaît pas, c’est tout. Jure-moi de faire attention. Qui y a avec toi en plus des petites et de ta copine ? »

J’ai vanté la virilité des deux autres, promis tout ce qu’elle a voulu, on se rappellerait de toute façon le trente et un à minuit, Au fait, j’ai demandé, avec qui tu vas réveillonner ?

Je connaissais la réponse, vous aussi.

Des bises, et j’ai raccroché. Le voisin me regardait avec insistance, trouvant sans doute que j’abusais de son hospitalité. Je lui ai proposé de le dédommager. Mais il a refusé, c’était seulement un brave homme, qui voulait savoir comment ma mère avait réagi. S’il y a d’autres jeunes gens qui veulent rassurer leur famille, il a dit, n’hésitez pas. Je l’ai remercié avec effusion, en réalisant qu’il était grand temps d’appeler la Boissière pour dire qu’on était bien arrivés, et je me suis dépêché de relayer l’offre auprès de Carmen. Ma marâtre ? elle a fait. Tu parles, elle en a rien à foutre. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles.

Les parents de Constant, c’était l’inverse, ils en redemandaient. À voir la tête de leur fils on sentait qu’il en avait pris pour son grade, le malheureux. On aurait voulu le soutenir, mais il s’était muré dans une solitude tragique où les facéties de Félix ne faisaient que le renfoncer davantage. On a fini, Félix compris, par ne plus lui adresser la parole, attendant qu’il nous revienne de sa propre initiative.

En fait, il espérait au minimum des excuses, mais ça justement on n’était pas prêts à lui en servir. Les pompiers avaient été formels : le feu avait pris à cause d’un défaut de ramonage de la cheminée de notre chambre. Le capitaine s’en était entretenu au téléphone avec les parents, lesquels s’étaient récriés avec indignation, furieux qu’on ose les accuser de négligence alors qu’ils avaient toujours entouré cette maison de soins jaloux et quasi maniaques, vous ne pouvez pas savoir ce qu’elle représentait pour eux, Étretat c’était tout un symbole, etc. Il voulait peut-être voir les factures de ramonage ! Malin ! Elles avaient brûlé les factures, avec tout le reste, maintenant il pouvait quand même croire à leur parole. Vous n’aurez qu’à dire ça à votre assureur, il avait répondu. Il nous rapportait leurs échanges en se marrant, pas du tout chagrin de s’être fait engueuler, il avait l’habitude. Et vingt-sept ans d’expérience. Calmement, il nous a livré sa vision des choses. La cheminée avait été ramonée, d’accord. Mais un gros paquet de suie agglomérée était resté accroché quelque part dans le conduit. En se détachant, il était tombé dans les braises, les projetant dans la chambre. À tous les coups y avait pas de pare-feu ! Ben voilà ! C’est pas seulement pour faire joli, vous savez. Ce qu’il avait du mal à comprendre, quand même, le capitaine, en dépit de son habitude et de son expérience – vingt-sept ans –, c’est que le feu ait été d’emblée si violent, au point de faire éclater les vitres de notre fenêtre, et se soit propagé si rapidement. Vous aviez des choses posées par terre, des choses qui brûlent bien ? Paula et moi on se regardait, et on a pensé en même temps à l’affreux petit fauteuil entre la cheminée et la fenêtre et à sa housse de nylon retombant sur le plancher. Bingo ! a sanctionné l’homme de l’art.

Il avait aussi entendu Annette et Carmen. Interrogées séparément, elles avaient livré la même version des faits. Elles jouaient à la crapote dans le salon. Vers quinze heures, elles s’étaient interrompues pour monter rajouter une bûche dans les cheminées du bureau et des deux chambres. Avaient-elles laissé ouverte la porte ou la fenêtre de la nôtre ? Bien sûr que non, sinon à quoi ça aurait servi de faire du feu ? Avaient-elles perçu un bruit suspect dans la maison ? Là, l’une comme l’autre, elles avaient été moins catégoriques, mais elles avaient fini par répondre que non. Elles avaient repris leur partie, et à un moment elles avaient senti une odeur de brûlé et entendu des cris dans la rue. Elles étaient sorties, quelques minutes à peine avant notre retour précipité.

Notre petite bande n’avait donc rien à se reprocher, le capitaine nous l’avait clairement signifié. Ça nous a rassérénés, on a pu compatir de bon cœur à l’endroit des propriétaires, auxquels on était prêts à pardonner leur aigreur (enfin, pas tous, vous verrez), pourtant j’éprouvais un sentiment désagréable, proche de la sensation, l’impression d’être pris dans un piège, c’est comme ça que s’annonçaient mes crises d’angoisse ; et je lisais dans les yeux de Paula une inquiétude qui n’était pas seulement le reflet ou la conséquence de la mienne. Bon, on attendrait d’être seuls pour en parler. Pas question d’affoler les autres. L’heure était à la célébration de la solidarité dans la précarité.

Avec l’accord du capitaine, on avait décidé qu’on camperait dans la salle à manger. Vers neuf heures du soir, on était donc tous rassemblés devant la cheminée. Y rallumer un feu avait été un moment difficile, mais le capitaine nous avait laissés opérer en sa présence, avant de boire un coup avec nous et de se retirer en nous lançant : En cas de problème, vous connaissez le numéro ; mais y aura pas de problème ! Aujourd’hui encore je suis plein de gratitude pour ce type, pour son discernement, son humanité.

Cette caution, cette bienveillance, la chaleur de l’âtre et de l’amitié, la bonne petite bouffe arrosée d’un bon petit vin, tout ça favorisant l’harmonie Constant a cessé de nous faire la gueule. Il n’y avait plus qu’à rigoler franchement, et c’est à quoi Félix nous a vite amenés dès qu’il a eu pris sa guitare. De loin, on aurait pu croire à une joyeuse veillée autour d’un feu de camp. On en avait presque oublié l’incendie, quand ma sœur a demandé à Constant si ses parents pensaient arriver bientôt. C’est alors que le téléphone a sonné, pour la première fois depuis que la ligne avait été rétablie.

C’étaient eux, justement.

On faisait silence ou presque, mais difficile de ne pas pouffer de rire même en respectant les affres de notre copain à nouveau exposé, c’était flagrant, à l’acrimonie parentale. De temps à autre Félix ponctuait d’un accord plus ou moins dissonant ce qu’on pouvait reconstituer de la conversation. À un moment où l’embarras de Constant devenait particulièrement pénible, il a posé son instrument, s’est levé et lui a pris le combiné des mains avec une telle autorité qu’il le lui a cédé sans broncher.

« Allô ? Félix Revol à l’appareil. Écoutez, nous sommes tous désolés de cette histoire, mais voyons-en les aspects positifs. Primo, l’odeur d’humidité et d’autre chose a complètement disparu. Secundo, vous saurez désormais que votre ramoneur est incompétent et vous en prendrez un bon. Tertio, que les pare-feu ne sont pas seulement des objets décoratifs. Et à ce propos, j’ajouterai que la hideur de votre mobilier n’en justifie pas la protection par des suaires flippants et hautement inflammables. Bonne nuit ! »

Il a rendu le combiné à Constant, qui l’a repris d’un geste machinal, l’a porté à son oreille, l’air stupide, on a nettement entendu la tonalité caractéristique.

« Ils ont raccroché. »

Fou rire général. J’en avais des crampes, et Constant n’a pas été le dernier à se mêler au concert. Quand enfin on a pu articuler des sons intelligibles, le fils maudit nous a donné les nouvelles. Elles n’étaient pas si réjouissantes.

Dans un premier temps, j’avais imaginé que les propriétaires, restés à Paris, prendraient la route dès que possible et débarqueraient dans la soirée. Puis Constant nous avait expliqué qu’ils étaient à un mariage dans le Jura et qu’ils n’arriveraient que le lendemain. Il apparaissait maintenant qu’incapables de profiter de la fête ils avaient quitté la noce et décidé de rouler jusqu’à Étretat sans repasser par chez eux. Ils arriveraient vers quatre heures du matin, et ils espéraient être accueillis comme ils le méritaient, avec au moins un bon café.

« Ils sont complètement tarés. »

Carmen exprimait là le sentiment de tous.

« Très bien, j’ai dit, je ne me couche pas. Qui veut jouer avec moi à l’assassin ? »

Paula et moi on a précisé à Félix et aux filles de quoi il retournait. Constant ouvrait des yeux horrifiés, mais j’aurais parié qu’il finirait par se joindre à nous, et j’aurais gagné. Cinq minutes après plus personne ne tenait en place. Il fallait cependant régler les derniers détails et s’équiper. Allait-on prendre des lampes ? Et d’abord y en avait-il ? On en a trouvé trois. J’ai proposé d’en donner aux cousines, elles se sont vexées, mais Félix en a réclamé une en tant que myope et du coup elles ont accepté. On a pris soin aussi de se couvrir chaudement, on a vérifié que tout était en ordre côté cheminée, de toute façon on ne serait pas absents plus de deux ou trois heures, on ranimerait le feu en revenant et je l’entretiendrais, j’avais bien l’intention de veiller en attendant les parents, ne serait-ce que pour assister Constant dans l’épreuve.

On était parés, on allait sortir, par derrière, puisque l’entrée avait été condamnée, je m’apprêtais à ouvrir la porte quand elle a retenti de trois coups discrets.

Instinctivement, j’ai regardé ma montre, alors qu’on venait de dire qu’il était dix heures moins vingt.

Pour des durs à cuire impatients de jouer à l’assassin, on n’en menait pas large.

« Monsieur Vingt-Sept-Ans », a fait Constant sans y croire, je le voyais dans son regard, ou en espérant une autre visite, je vous laisse deviner laquelle.

« Qui est là ? » il a demandé, d’un ton qui se voulait ferme.

« Je vous dérange, excusez-moi. Je tenais seulement à m’assurer... »

Oh putain !

Son parfum ne traversait peut-être pas la porte, mais à sa voix je l’avais aussitôt reconnu.

Constant a ouvert. C’était bien mon Derambure. En nous voyant tous massés dans le petit couloir, il a eu un mouvement de recul. Puis, comme on ne lui proposait pas d’entrer, il est resté à distance pour nous débiter son boniment. Il avait passé l’après-midi à visiter des abbayes. Le soir, il était rentré dîner chez ses amis, qui lui avaient parlé de l’incendie. Alors, après le repas, il était venu se rendre compte, des fois qu’on aurait eu besoin de son aide, d’autant plus que les propriétaires tardaient à paraître, ils avaient peut-être eu un problème ? Ah ! ils arriveraient dans la nuit. À la bonne heure, s’il osait dire. Bref, il avait vu de la lumière et il s’était enhardi jusqu’à frapper à cette porte de derrière, au risque d’attenter à notre intimité, mais l’entrée principale était manifestement condamnée car trop dangereuse, et d’ailleurs vous êtes sûrs que c’est bien prudent de passer la nuit ici ? Mais vous alliez sortir, me semble-t-il ?

C’est pas possible, je pensais, il s’en est remis une couche. Même à dix mètres, je l’aurais identifié et localisé les yeux fermés. Pourtant, comme au bistrot le matin ça n’avait l’air de frapper que ma cousine, qui plissait le nez à mon intention en louchant. Avec ça je ne savais pas quoi répondre, or c’était plutôt à moi de le faire. J’ignore ce que j’aurais dit si j’en avais eu le temps ; j’y réfléchissais encore, quand un craquement suivi d’un bruit sourd a retenti derrière nous, venant de la partie de la maison où nous n’avions pas le droit de pénétrer.

Anxieux, on a attendu quelques secondes, mais plus rien ne troublait le silence que nos respirations et les frottements de nos oripeaux.

Ça valait le coup d’aller ne fût-ce que jeter un œil. Avec la plus grande prudence, bien sûr. On a donc repris le couloir en sens inverse, sur la pointe des pieds, et Derambure nous a suivis sans qu’on songe à l’en empêcher. Je me suis même surpris à penser que sa présence ne serait peut-être pas de trop s’il fallait faire face à un nouveau danger.

Après une brève discussion à voix basse, on s’est mis d’accord pour situer la source du bruit dans le bureau. La porte en était barrée par un simple ruban de plastique. Elle s’est ouverte sans résister sous la poussée de Constant, qui a passé la tête dans la pièce en s’éclairant de la lampe que lui avait tendue Félix.

« Qu’est-ce que tu vois ? »

Il ne répondait pas. L’examen se prolongeait. Enfin notre copain nous a renseignés.

« Juste un morceau du plafond qui s’est effondré. Mais...

– Quoi ? » on a demandé.

« Non, rien. Les pompiers ont bien fait de nous interdire cette partie de la maison. »

J’ai senti quelqu’un se presser contre moi. C’était Paula. Ce signe me suffisait. Constant nous cachait quelque chose.

Le naïf !

 

(À suivre.)

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