Tous les pigeons s’appellent Norbert, 6

Publié le par Louis Racine

Tous les pigeons s’appellent Norbert, 6

 

Moi aussi, ça m’a paru bizarre ce malaise de Jean-Guy, juste comme je venais de lui parler de la porte ouverte. J’avais lancé ça un peu au hasard, je n’étais pas déçu. J’avais même l’impression d’avoir mis dans le mille en tirant au jugé. Voilà ce que je me disais, bien avant de songer à venir en aide à ce malheureux. En plus, je m’inquiétais de savoir si je n’allais pas rater mon rendez-vous avec Jules Laforgue, et ce n’est pas tout, je pensais déjà à la conversation que nous aurions Paula et moi quand je lui raconterais la scène, incroyable tout ce qu’on peut se dire en quelques fractions de seconde sans tenir compte plus que ça de la réalité immédiate, qui vous commande d’agir sans délai et si possible efficacement.

Et, pour ne rien vous cacher, il y a une autre chose encore dont j’ai eu le temps de me préoccuper avant les soins à lui apporter, c’est si mon commensal allait pouvoir régler l’addition comme prévu, ou, si vous préférez, dans le souci que j’avais de sa santé entrait une part d’intérêt personnel. Je me demandais si ça s’était déjà vu qu’un restaurateur se paye en faisant les poches d’un cadavre, c’est vous dire si j’avais vite condamné ce pauvre Jean-Guy, et si l’histoire du porte-monnaie de la vieille avait continué de me travailler, parce qu’au fond j’en éprouvais un peu de culpabilité.

Mais nous étions bien entourés, le patron nous a offert le repas, et la lenteur toute relative de ma réaction a été largement compensée par la diligence du personnel et des autres clients, ceux-ci regardant ceux-là avec suspicion, des fois que la bouffe aurait été en cause, malgré les signes de contentement très clairs que j’avais pu donner. Cet à-propos même leur échappait, et ils inclinaient à me rendre responsable de l’incident comme d’une incongruité de plus. Sans le médecin qui se trouvait là par hasard avec ses deux filles (des beautés, franchement) et qui a diagnostiqué un infarctus, je ne sais pas si on m’aurait servi mon dessert, pourtant compris dans le menu. C’eût été dommage, car il était fort bon. Je ne laissais pas trop voir que je me régalais, tandis que les secours s’affairaient autour de Jean-Guy, mais je savourais, outre mes profiteroles, l’occasion de jouer cette double comédie de l’indifférence et du détachement, à l’égard de la bouffe et des filles du docteur. J’ai quand même dû décliner mon identité, parler de Jean-Guy, en apprenant qu’il était gendarme quelqu’un s’est étonné qu’il ait pu s’engager avec ce problème de cœur, j’ai répondu que je le connaissais à peine, qu’il venait de perdre sa mère en plein divorce, bref, une ambulance l’a emmené encore inconscient, on m’a proposé de l’accompagner, mais j’ai dit que je lui rendrais visite à l’hôpital après les cours, d’ailleurs il fallait que j’y aille, et je me suis cassé.

Personne ne s’était aperçu qu’on était mercredi. Troublant comme l’aplomb peut rendre les choses incontestables. Ça m’a fait penser à mon magicien et à son art de l’illusion, et tout en filant mon chemin vers mon rendez-vous, sans me presser vu l’avance dont je disposais, j’en suis venu à concevoir une idée tellement excitante que j’ai failli passer sous les roues d’un bus. Heureusement que le conducteur n’était pas lui-même perdu dans ses pensées. Il a dû croire que je me foutais de sa gueule, car au lieu de répondre à ses insultes je le regardais d’un air béat, ce qui lui en inspirait d’autres, j’ai même cru qu’il allait descendre me flanquer une rouste, il regrettait sans doute de m’avoir évité, mais c’est juste que j’étais sous le charme de ma nouvelle théorie. Et puis il aurait eu du mal à me rattraper, je courais sûrement plus vite que lui. J’ai repris mon chemin, le dos planté de flèches verbales, et j’ai décidé d’aller tout de suite trouver Paula, que j’étais censé rejoindre après le Malebranche, pour lui faire part de tout ça. Du coup, j’étais pressé, je suis arrivé chez elle essoufflé, coup de bol elle était là, et elle avait à peine ouvert sa porte qu’on a dit exactement en même temps : J’ai réfléchi. Ça nous a déclenché un fou rire à n’en plus finir. Les froncements du petit nez de Paula et la palpitation de ses narines n’arrangeaient rien.

Quand enfin on s’est calmés – on était à peu près dans le même état de décontraction qu’après une bonne partie de jambes en l’air –, on a réussi à articuler suffisamment de sons intelligibles pour tenir une conversation, qu’on a eu envie de prolonger au café en bas de chez elle, là-même où un de ses condisciples avait cru pouvoir me fasciner en me montrant ses poèmes, jugés par un de ses anciens professeurs du niveau de Baudelaire au moins, et je m’étais félicité de connaître un peu ce poète, de tels avant-goûts auraient pu m’en détourner à jamais, je racontais ça à Paula, qui se marrait, j’allais enchaîner sur l’anecdote de la Lutterbach (bon, plus tard), mais elle a pris son air sage en sortant de son sac un petit paquet. Tiens, elle a dit, je ne t’avais pas souhaité ton anniversaire.

Vous l’avez deviné, c’était un Laforgue. Les Complaintes. Cette fille était adorable, je lui ai claqué une bise et on a parlé sérieusement.

« À quoi as-tu réfléchi ? » elle a demandé.

La coïncidence se prolongeait : on avait pensé la même chose, et peut-être en même temps. Je lui laisse la parole.

« Je ne sais pas comment ça m’est venu, mais maintenant c’est évident : si une porte n’est pas fermée alors qu’elle le devrait, ça peut être exprès. On a écarté cette possibilité parce qu’on avait du mal à croire à une précaution de ta logeuse... »

(Vous voyez pourquoi je la laisse parler ? Cette fille s’exprimait avec une précision et une clarté remarquables. Elle n’était pas en Hypokhâgne pour rien.)

« ... et on en a déduit que, suicide ou pas, quelqu’un d’autre avait été présent sur les lieux ; ça, c’était logique ; ce qui l’était moins, c’était de supposer que ce quelqu’un avait forcément intérêt à fermer la porte en partant et que s’il ne l’avait pas fait c’était qu’il en avait été empêché.

– Alors que ce quelqu’un, qui peut être l’assassin ou pas, d’ailleurs...

– Exact !

– ... a très bien pu vouloir attirer l’attention.

– Mais pas sur lui.

– Ou alors il est fou.

– Ça fait plutôt penser à une mise en scène très élaborée, non ?

– Ce téléphone mal raccroché...

– Ce parapluie ! Que tu n’avais jamais vu ! Chez elle, je veux dire. Tu en es sûr ?

– Non, c’est ça le problème.

– À propos... »

J’ai vu qu’elle était embarrassée. Ça m’a surpris et vaguement inquiété. L’espace d’une seconde, j’ai imaginé qu’elle avait changé d’avis sur mon magicien et que j’avais eu raison de me méfier de lui, j’ai eu le temps de commencer à flipper mais la suite m’a rassuré :

« J’aurais une proposition à te faire.

– Toi aussi ? »

Ses yeux se sont mis à briller tout dorés sous ses sourcils joliment arqués.

« Je ne voudrais pas m’imposer, mais votre rendez-vous... Si j’y assistais de loin ? Je te devance au Malebranche, et je vous espionne. Comme ça je verrai à quoi ressemble ton Laforgue et je te dirai mes impressions. »

Cette fille !

Bien sûr que j’ai accepté. Tant mieux, vous vous dites. Ça vous arrange d’avoir un autre point de vue que le mien, je le sens bien, et je ne peux pas vous en vouloir. On s’est donc mis d’accord. J’ai quand même recommandé à Paula, qui a eu la délicatesse et l’intelligence de ne pas me le reprocher (je ne doutais pas de ses capacités, j’avais seulement à lutter contre ma propre angoisse), de rester la plus discrète possible, vu que ce petit bonhomme était très fort, il l’avait prouvé. Si en outre il était d’une manière ou d’une autre mêlé à l’affaire, la plus grande prudence s’imposait.

On a scellé notre association en buvant une nouvelle tournée, du coup je lui ai raconté l’histoire de la Lutterbach, mais vous, vous l’attendrez, ça n’a rien d’urgent.

 

 

C’est triste à dire : tandis que je me rapprochais plus étroitement que jamais de Paula, j’avais en tête une autre fille. Non, pas Clémentine, encore moins Isabelle Messmer. C’est gentil que vous ne les ayez pas oubliées, moi non plus d’ailleurs, ni alors ni aujourd’hui, mais ce n’est pas d’elles qu’il s’agit. De qui ? Je n’aurais su vous le dire, car je ne la connaissais pas ! Je craignais même de ne jamais la connaître. L’identifier serait plus exact. En fait, tout en sirotant ma Lutterbach (patience...), je me suis rappelé ce que peut-être vous n’avez pas oublié non plus et qui m’était complètement sorti de l’idée : je me suis rappelé que le soir où j’avais trouvé Joseph en train de rédiger ses mémoires – le fameux soir ! –, madame Henriette m’avait parlé d’une jeune fille qui me cherchait. Et, voyez comme je peux être inconséquent, je n’y avais plus pensé. Certes, j’avais des excuses, mais quand même. Donc, tout pendant que je me forgeais une félicité, savourant les charmes de ma relation avec Paula, je m’accablais de ma distraction et, en attendant de pouvoir passer tranquillement en revue toutes les probabilités, je me jurais de mettre avant quarante-huit heures un nom sur l’inconnue des 4S.

Paula a dû voir que j’avais la tête ailleurs, mais c’était Paula. Elle n’a pas commenté, a payé, et quand on a été sur le trottoir elle m’a pris le bras comme à un vieux copain ou à son époux, je crois bien qu’on ne m’avait jamais fait ça, ou alors peut-être ma mère pour rigoler ou un jour qu’elle était spécialement fière de son fils, ce qui n’a pas dû arriver souvent. J’ai senti le corps de Paula contre le mien, et à travers son espèce de poncho c’était presque plus agréable et sûrement plus envoûtant que le contact de sa peau. Et j’ai eu l’impression que notre déambulation s’apparentait à une nouvelle étreinte.

Sur le Boul’Mich’, on s’est séparés, elle est remontée vers la rue Soufflot, moi j’ai pris la rue des Écoles, je ne l’ai pas dit à Paula mais si je voulais faire un détour par les 4S ce n’était pas seulement pour ne pas arriver trop tôt au rendez-vous, c’était pour questionner à nouveau madame Henriette sur ma mystérieuse admiratrice, je plaisante, enfin vous avez pigé.

Et là, comme je pouvais marcher à mon rythme, je me suis repassé le film en examinant soigneusement tous les possibles. Quels mots elle avait employés au juste ? Une blonde de mon âge à peu près, de taille moyenne, avec un sac de cours, une lycéenne quoi. Les cheveux longs. Déjà venue aux 4S ? N’eût su dire. Pas de la bande de Rémi, toujours. Elle avait demandé Norbert, ce n’est pas un prénom très répandu, faites-moi confiance, il ne devait pas y avoir erreur sur la personne, ç’aurait été une coïncidence trop extraordinaire, cela dit des coïncidences il s’en était produit pas mal ces derniers temps, mais justement, ça allait comme ça.

Bon, qui je connaissais comme blondes de mon âge ? Je vous vois venir, vous allez me refaire le coup d’Isabelle Messmer. Blonde à longs cheveux, en effet, d’où vous savez ça ? Une intuition ? À d’autres. Elle vous a tapé dans l’œil, vous aimeriez que je vous reparle d’elle, eh bien soit ! je le ferai un jour, mais là, franchement, ce n’est pas le moment. Isabelle Messmer mesurait plus d’un mètre quatre-vingts – ça, vous l’ignoriez –, ce qui n’aurait pas échappé à madame Henriette.

Qui d’autre ? J’ai passé en revue les filles du lycée que je connaissais, à commencer par celles de ma classe, en vain. La seule blonde de taille moyenne à cheveux longs qui se trimballait avec un sac et non un simple cartable, c’était Géraldine Parmentier, dont j’adorais l’air rêveur et le nez retroussé, mais je l’imaginais mal me pister du dixième arrondissement jusqu’aux 4S vu que lors de notre première et dernière conversation, qui datait de plusieurs semaines, on s’était trouvé à peu près autant d’affinités et de points communs que la carpe et le lapin du célèbre dicton, on prononce dit-on, il paraît, c’est Rémi qui m’a appris ça.

Remontant d’un bon pas la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, j’étais arrivé devant les Pipos, et je m’apprêtais à prendre à gauche vers la rue Descartes, quand une voix familière a retenti sur la placette. C’était... Placide, sortant de la boulangerie où il venait d’acquérir un croissant géant, spécialité de la maison, l’équivalent de quatre croissants de taille ordinaire, qu’il s’apprêtait à aller tremper dans un chocolat au Bar de l’X. Et, fort généreusement, il m’a proposé de partager, non le chocolat (le troisième de la journée ! Bon, il me l’offrait) mais le croissant. On se souvient que j’avais bien déjeuné, mais ça faisait un moment déjà, j’avais le temps, j’ai accepté.

J’avais l’impression de ne faire que ça, me lever et m’asseoir, comme au lycée finalement, mais pour apprendre des choses plus intéressantes, du reste j’ai pensé que Placide pouvait faire un informateur de premier choix concernant vous devinez quoi. Ou plutôt qui.

Le père Antoine nous a servis avec une moue dédaigneuse, mais quand plus tard il nous a vus tremper les cornes de nos énormes demi-croissants dans nos tasses il n’a pu se retenir de dire à Placide (pourquoi à lui ? Sans doute parce qu’il l’avait déjà repéré et me considérait comme un simple prosélyte) : T’es un gourmand, toi.

Placide l’a bien pris, il avait l’habitude, Placide c’était un peu Alceste, en plus vieux, moins égoïste et meilleur élève. Il s’appelait exactement Mazeau, d’où Museau, d’où Placide, ce qui prouve que ses camarades, pourtant obsédés par le sexe, restaient avant tout soucieux de la pertinence de leurs sobriquets ; Placide avait la corpulence de Placid, l’original, mais rien n’autorisait à lui supposer la moindre tendance au masochisme. Il était de Cholet, d’où sa grand-mère (il avait perdu sa mère) lui envoyait des colis plein de bonnes choses dont il faisait profiter le dortoir, cyrards exceptés (et puis quoi encore ?). Putois (Pithois de son vrai nom) ne lui en tenait pas rigueur, et même lui était secrètement reconnaissant de lui donner une raison d’afficher quand ils se croisaient sa moue la plus hideuse, beaucoup plus impressionnante que celle du père Antoine, lequel n’aurait jamais traité quiconque de sous-homme, fût-ce un gros garçon gourmand, encore moins les soirs où comme les autres, toute la bande serrée autour de la piste de 421, il s’envoyait ses petits calvas.

On arrivait au meilleur, le cœur du croissant, avec le chocolat du père Antoine c’était l’accord parfait, on était en transes, le moment était venu de consulter l’oracle. Placide ne connaîtrait-il pas dans son entourage une fille correspondant à la description sommaire que je lui en faisais ?

Je me suis tu, j’attends, je vois mon Placide se rejeter en arrière, fermer doucement les yeux, je redoute un nouvel accident, il s’endort ou il fait lui aussi un malaise, en tout cas il ne bouge plus, je me retourne inquiet vers le père Antoine, qui nous ignore, tout à sa conversation avec quelque philosophe du quartier, « Placide ? » je fais, aucune réaction, je m’apprête à le secouer un peu, mais sans ouvrir les yeux il dit quelque chose que j’entends mal.

J’aurais un verre d’eau sous la main, je lui en doucherais bien le portrait. Je dois me contenter d’un nouveau « Placide ? ». Alors il revient ici-bas et articule en souriant :

« Sophie Trunck.

– Pardon ? »

Il répète et épèle.

« Elle est dans la classe de Rémi.

– T’avais besoin de tout ce cirque ? C’est hyper flippant.

– Je me concentrais. »

Alors il m’a expliqué. Sophie Trunck avait des vues sur Rémi, qui pour se débarrasser d’elle lui avait parlé de moi.

« Charmant », j’ai fait. « Et, euh...

– Pas vilaine. Tu veux que je te présente ?

– J’ai une copine. Mais... »

J’allais dire « Mais toi, elle t’intéresse pas ? », puis je me suis souvenu que Placide préférait les garçons.

« Mais quoi ?

– Non, rien. On y va ? »

Je n’avais plus envie de faire ce crochet par les 4S, et puis le temps avait passé, mieux valait couper au plus court. On est remontés jusqu’à St Étienne du Mont où j’ai quitté Placide qui rentrait au lycée transpirer son goûter sur je ne sais quel thème latin et j’ai tracé, vaguement dégoûté, ce chocolat était de trop, cette Sophie Trunck aussi, et surtout, surtout...

D’un seul coup toute l’angoisse accumulée depuis cinq jours et enfouie au fond de moi débordait, je pleurais et reniflais comme un bébé sous la pluie qui s’était mise à tomber dru, encore un accord parfait, je me pleuvais dessus, le ciel me compissait, le caniveau canalisait bêtement tout ce trop-plein vers les égouts, et au-delà vers la Seine, vers la mer.

Allons allons ! céder à la déprime, avec ce qui m’attendait ? En une seconde j’ai troqué mon abattement contre une excitation plus appropriée. Mon magicien, ma magicienne, cette fausse rencontre pouvait faire des étincelles !

Quand le Malebranche a été en vue, j’étais à tordre, mais joyeux. Tout juste si je ne genekellysais pas sur les derniers mètres.

C’eût été une saine réaction contre la série de catastrophes dont j’avais eu le pressentiment.

 

(À suivre.)

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