Tous les pigeons s’appellent Norbert, 14

Publié le par Louis Racine

Tous les pigeons s’appellent Norbert, 14

 

Quand je suis rentré à Clichy, à neuf heures passées, ma mère et ma sœur étaient devant la télé, ma mère qui s’était fait un sang d’encre, ma sœur qui l’avait soutenue comme elle avait pu, et la télé qu’il avait fallu un peu trafiquer pour qu’elle donne une image correcte, parce qu’elle aussi avait tendance à pas mal déconner. Le spécialiste c’était moi mais comme je n’étais pas là, n’est-ce pas, ma mère avait dû jouer du tournevis. Que voulez-vous, on n’était pas près de pouvoir se payer un nouveau poste, sans parler de la couleur.

La première chose que m’a dite ma mère quand elle m’a vu me pointer la gueule enfarinée, après Non mais t’as vu l’heure ? c’est : Et ton cartable ? Ça m’a tué. Comment elle savait ? Je pouvais l’avoir posé dans l’entrée, puisque, ce n’est pas pour me vanter, mais à Clichy nous avions une entrée. Non, ma mère était dotée d’un sens aigu de l’absence de cartable, comme souvent, je suppose, les mères.

Elle ne s’est pas levée, elle avait l’air déjà un peu calmée, Annette avait bien épongé ses débordements d’énergie et d’anxiété. J’ai quand même fait gaffe où je mettais les pieds.

« Il était vachement lourd, j’ai fait, je l’ai laissé chez Louis, chez qui on a préparé notre exposé – c’était un copain imaginaire qui m’avait plusieurs fois servi d’alibi –, comme il habite à deux pas du lycée... J’ai juste pris de quoi faire ma dissert’ – j’ai exhibé les feuilles que j’avais dans mes poches –, d’ailleurs j’y vais, je vais bosser à la cuisine.

– Y a de la timbale », a crié ma sœur. Ma mère s’est redressée, Ben tu viens pas embrasser ta mère ? J’y suis allé, elle a jeté un œil à mes papiers, Tu comptes quand même pas rendre ça ? Mais c’est des brouillons, maman ! Elle a grommelé quelque chose, puis : Te couche pas trop tard ! Nous, on dégage dans un quart d’heure maxi.

Deux heures après, j’avais dîné, débarrassé, élaboré mon plan et rédigé mon introduction et ma première partie, je suis retourné dans le salon devenu ma chambre. Elles dormaient toutes les deux. J’ai éteint la télé, ça a réveillé ma mère, Ça va mon grand ? elle a fait. Super, ta timbale, j’ai dit. Oh ! elle a mollement protesté, c’est pas difficile à faire, c’est juste des pâtes.

« Oui mais des Panzani ! »

Toute une époque.

« Tu sais que c’était le plat préféré de ton père ?

– Tu sais que tu me le dis à chaque fois ? Comme si je l’avais pas toujours su ? »

On a couché Annette et on s’est dit bonne nuit. Le silence est revenu, je n’ai pas déplié le canapé, je me suis assis et j’ai fini ma dissert’. Je m’étais rarement senti aussi léger après SA timbale au gratin.

Il était près de trois heures du matin. Je n’avais plus du tout sommeil. Je connaissais ce paradoxe, Rémi aussi, nous en avions parlé une fois. Lui ajoutait le jeûne à l’insomnie, prétendant y gagner encore en puissance cérébrale. Au bout de deux jours et deux nuits de ce traitement, disait-il, il se sentait extraordinairement efficace sur le plan intellectuel, un pur esprit. Moi je n’aurais pas pu, me félicitant plutôt que ma goinfrerie n’affecte pas ma concentration.

Mon pensum achevé, je vivais une douce euphorie, sans éprouver le besoin de me reposer autrement qu’en respirant, en contemplant par la fenêtre la ville endormie, en fumant, en savourant la satisfaction du devoir accompli. J’avais poussé le sérieux jusqu’à sauver deux copies doubles du paquet enfoncé dans ma poche ; je les avais repassées au fer chaud avant d’y calligraphier ma dissertation, que protégeait maintenant une chemise cartonnée prélevée sur le trésor familial. Bon, vers la fin, l’écriture se relâchait un peu, la pensée aussi, probable, je n’étais pas pleinement heureux de ma conclusion, à part la dernière phrase : On fait plus souvent le mal au nom du bien que l’inverse. Je n’avais pas osé relire l’ensemble, l’essentiel était que je puisse me pointer tout à l’heure au bahut la tête haute.

La seule petite chose dont je n’avais pas réussi à exonérer ma conscience, c’était cette amende que je m’étais fadée dans le métro. N’ayant pas un sou sur moi, j’avais dû laisser mes coordonnées, documents à l’appui. Je ne tenais pas spécialement à être emmené au poste pour vérification d’identité, déjà que l’un des deux contrôleurs, une femme, avait chuchoté à l’oreille de son collègue, assez fort pour que je puisse l’entendre, que je puais le whisky. Ça m’avait été utile. Porte de Clichy, avant de prendre le bus (en compostant un vieux ticket, mais ils n’allaient pas me contrôler deux fois de suite), je m’étais fait servir un grand verre d’eau au comptoir du bar-tabac, je m’étais bien rincé la bouche et me l’étais parfumée aux dernières boules de gomme qui me restaient, il fallait au moins ça pour tromper le nez maternel. Mais un jour prochain arriverait par la poste une mise en demeure ou un truc de ce genre et je n’étais pas sûr de pouvoir l’intercepter. Bon, on verrait.

J’avais presque fini les clopes de ma mère, elle n’avait qu’à ne pas fumer, elle si prompte à me le reprocher. Sa consommation au vrai était des plus réduites, quatre ou cinq cigarettes par jour, mais elle avait toujours dans son sac un paquet de Peter Stuyvesant. Du foin, quoi. Je m’en accommodais.

Je suis allé à la cuisine me servir un grand verre de lait. En retournant dans ma chambre-salon-salle à manger, j’ai été choqué par l’épais nuage de fumée qui stationnait au plafond. Je ne m’étais rendu compte de rien. Maintenant il allait falloir aérer. J’ai tiré les rideaux, entrouvert la fenêtre. Le froid ne s’est pas fait prier. J’ai mis mon manteau, fermé la porte sur l’entrée, ouvert la fenêtre en grand, et c’est là que j’ai remarqué ce truc.

De l’autre côté de la rue, il y avait un vieil immeuble en travaux. Je ne me souvenais pas de l’avoir vu occupé, sinon, épisodiquement, au rez-de-chaussée, par des clochards de la bande à Nicolas, le type au landau dont je vous ai déjà parlé – vous vous rappelez, le pain aux raisins. Tôt ou tard on les délogeait, et en ce moment avec l’hiver qui arrivait je ne sais pas où ils trouvaient refuge, alors que là ils ne dérangeaient personne. Je suppose qu’ils faisaient leurs besoins dans les coins, mais bon, ça se nettoie, d’ailleurs ils nettoyaient, sûrement, ils n’avaient pas envie de vivre comme même des animaux ne vivent pas, ou pas longtemps.

Cette nuit-là, quelque chose de plus insolite dans l’aspect du vieil immeuble a attiré mon regard, une étoffe qu’on avait tendue à une fenêtre en face de la nôtre, un genre de rideau bien opaque, comme si la pièce était habitée. Ma première réaction a été de me dire Chouette, en voilà un qui s’est arrangé un bon petit abri, je parie même qu’il se fait du feu dans la cheminée. Il me semblait en effet deviner de vagues lueurs rougeâtres au delà du rideau, mais c’était peut-être une illusion, des reflets dans les vitres. J’ai levé mon verre de lait à la santé de l’inconnu.

Mon geste s’est figé. Le verre est tombé, a explosé sur le trottoir trois étages plus bas en faisant un bruit à réveiller les morts. J’ai battu en retraite dans la pièce d’un mouvement réflexe, j’ai attendu, rien, quand enfin j’ai osé passer la tête pour regarder je n’ai pas été déçu du spectacle, le trottoir fraîchement goudronné s’ornant d’une galaxie, par chance personne n’avait été blessé, c’est vrai qu’à cette heure-là le risque était minime, mais le verre aurait pu causer d’autres dégâts, tomber sur une bagnole, ma mère aurait adoré.

Ce qui m’avait fait sursauter, c’est le rideau lui-même, ses motifs. On aurait dit la couverture dont je m’étais servi pour emballer mes affaires le soir où la Rondelle s’était (avait été ?) pendue. Or cette couverture était à nous, ma mère avait insisté pour que je la transporte chez ma logeuse, et je m’étais félicité d’avoir pensé à la récupérer en partant, sinon c’était la crise assurée. Mais aussi elle avait une jumelle. Nous en possédions ou plus exactement nous en avions possédé une paire.

Je tremblais maintenant de tous mes membres, de froid et d’émotion. Je ne m’étais jamais senti déchiré comme ça entre deux quasi-certitudes contradictoires, même mes indécisions concernant l’existence réelle de mon magicien n’avaient pas cette violence. J’ai failli réveiller ma mère, mais il valait quand même mieux éviter. Ce qu’il y avait, je ne pouvais pas attendre, il fallait que je fasse quelque chose, que je vérifie, sûr à la fois d’avoir raison et de me tromper. J’ai fermé la fenêtre, pris mes clés, et je suis sorti sans faire de bruit.

J’étais sur le palier, j’allais rabattre la porte sur moi quand j’ai vu l’entrée s’éclairer. Du coup, je suis rentré, en essayant de paraître naturel.

Ma mère se tenait devant moi, visiblement pas contente.

« Qu’est-ce que tu fais ? Tu sors ? À trois heures du matin ? Non mais ça va pas ?

– Je voulais juste aller voir ce que c’était que ce bruit dehors. T’as pas entendu ? »

Elle a fait non, mais je me disais que ça avait quand même dû la réveiller. J’avais hâte qu’elle retourne se coucher, tu parles ! Elle a évidemment remarqué ce qu’il ne fallait pas.

« Mais qu’est-ce que c’est que cette tabagie ? » elle a fait en entrant dans le salon. « Et t’as fermé le radiateur ? »

Je me suis gardé de dire que j’avais aéré.

« J’ai fini ma dissertation. »

Elle n’a pas répondu.

« Et c’est mes cigarettes en plus ! T’es culotté ! »

Elle a pris le paquet, a regardé à l’intérieur. J’ai eu la sensation de m’y être caché en vain.

« Quoi ! Il en reste qu’une ! »

Elle s’est mise à pleurer. Je l’ai prise par les épaules, le plus doucement que j’ai pu.

« Tu vas pas pleurer pour des clopes ? »

Je crois que si elle avait eu assez de recul elle m’aurait flanqué une paire de baffes.

« Je comprends pas, j’ai fait, tout à l’heure ça allait bien. »

La chose à ne pas dire. C’était trop bête. La bêtise peut être attendrissante. Bon. Elle peut. Pas là.

« J’ai fini ma dissertation », j’ai répété, tranquillement, en détachant bien chaque syllabe.

Ma mère s’était effondrée sur le canapé, elle cherchait un mouchoir dans la poche de sa robe de chambre, de là où elle était elle ne pouvait voir l’immeuble d’en face avec cette couverture à la fenêtre. Fallait-il lui en parler ? Le silence s’est installé, à peine troublé par ses reniflements. Je ne me sentais pas réellement ému. Quelque chose comme une urgence m’en préservait.

Je me suis assis à côté d’elle et je l’ai serrée contre moi sans rien dire. On est restés comme ça une minute, puis elle a fait :

« Qu’est-ce que t’attends pour aérer ?

– Mais tu vas prendre froid.

Ça t’ennuie tant que ça ?

– Viens, on va à la cuisine. »

J’ai presque dû la traîner.

« Ferme le radiateur, si t’aères », elle a dit. « Et la porte. »

Le néon de la cuisine accentuait la dureté de son regard. J’ai préparé du café.

« Pour tout à l’heure. Ce sera fait.

– Oui, tu vas quand même te coucher.

– Je te rachèterai des cigarettes.

– Avec quel argent ?

– Je vais donner des cours d’allemand.

– À qui ?

– À une élève de Seconde. Dis, maman...

– Tiens, tu me sers du maman maintenant ?

– De quoi il vit, mon père ?

– Et c’est pour me parler de ce... »

J’ai craint une nouvelle crise de larmes. Autour de moi les murs commençaient à se rapprocher. Je cherchais un truc à dire, une formule magique qui aurait détendu d’un coup l’atmosphère, n’importe quoi, une blague, une grosse connerie. J’ai failli raconter l’incident du cimetière, mais il aurait fallu justifier ma présence là-bas. Je ne savais quel sujet aborder sans risque de voir le visage maternel se creuser encore, le monde resserrer sur moi ses anneaux. J’ai cherché une référence commune et positive. J’aurais dû commencer par là, car j’ai trouvé tout de suite. Annette, bien sûr ! On ne pouvait parler d’elle sans amour.

« Qu’est-ce qu’elle fait, Annette, pendant les vacances ? » j’ai demandé.

« Voilà que tu t’intéresses à ta sœur, maintenant. Fiche-lui la paix. Elle a besoin d’un grand frère, pas d’un paumé.

– Mais je l’aime. Et toi aussi je t’aime.

– C’est ça. Eh ben prouve-le. »

Elle s’est levée.

« Tu me diras combien t’as eu à ta dissertation. Je vais me recoucher. »

Des dissertations de philo ou de quoi que ce soit d’autre elle n’en avait pas beaucoup à son actif, mais je n’ai pas su quoi faire de cette pensée. Ma mère avait tourné les talons. Je l’ai suivie dans l’entrée et dans l’espoir qu’on se fasse quand même une petite bise, et c’est là qu’elle a vu le placard entrouvert et le cordon du fer à repasser mal replié. Elle a haussé les sourcils.

« T’as fait du repassage ? »

Je lui ai expliqué.

Son expression avait changé du tout au tout, mais quand elle a vu ma copie ç’a été une explosion. Elle est partie dans un fou rire communicatif, bientôt elle et moi on riait comme des bossus, et Annette a déboulé, hagarde. Ça nous a déchaînés de plus belle, surtout quand elle a dit :

« Vous êtes dingues. »

Mais là où on a cru mourir, c’est quand elle a ajouté :

« Berk ! Ça pue la cigarette. »

On s’est calmés en voyant qu’elle pleurait.

On l’a consolée.

 

 

Blotti sous ma couverture, toujours la même, bien sûr, celle que j’avais rapatriée de la rue Dieu, je pensais aux vacances. Je m’étais préoccupé de celles d’Annette, mais les miennes, à quoi j’allais les employer ? J’avais refermé la fenêtre, rouvert le radiateur, déplié le canapé, rajusté les rideaux, après avoir jeté un dernier coup d’œil à la fenêtre en face. Plus aucune lueur. Je m’étais peut-être fait des illusions. Et puis cette couverture était d’un modèle courant, banal, comme beaucoup de choses dans notre vie.

J’avais éteint et je m’étais couché.

L’air assaini tardait à se réchauffer. Le sommeil ne venait pas. Ça faisait combien de temps que nous jouions à nous fuir lui et moi ? Les vacances tombaient à pic, j’allais pouvoir récupérer.

Restait à savoir où.

Ma sœur irait probablement chez sa cousine Bourzeix. Ma mère aurait comme d’habitude deux jours à Noël, elle voudrait que je les passe avec elle. Mais avant et après ?

Une idée bizarre : me pointer chez Blanche Prével. Bonjour madame, vous vous souvenez de moi, je cherche une crèche pour Noël, vous auriez une idée ?

Je me suis rappelé qu’un couffin en anglais c’est un cercueil. Ça m’a fait marrer.

Blanche Prével, une blonde. Isabelle Messmer, une blonde. Sophie Trunck, une blonde. Qu’est-ce qu’elles avaient ces blondes à me tourner autour ? Clémentine, une brune. Paula... une châtaine ? Comment on disait ? Pourquoi ne le savais-je pas ? Douvenou se serait bien foutu de ma gueule. Douvenou, au fait, il avait une sœur, je l’avais aperçue un jour. Une rousse magnifique. Comment elle s’appelait déjà ? Tiens, j’oubliais une blonde : Géraldine Parmentier. Oui, mais là, non, elle ne s’intéressait pas du tout à moi. De toute façon on n’aurait pas pu s’entendre. Pourquoi elle était pas en cours aujourd’hui ? Un problème féminin ? À propos (façon de parler, je ne voyais pas le rapport), faudrait creuser cette histoire de dragon. Oui, l’étui noir qui avait effrayé Isabelle. Le mot était faible. Jamais vu quelqu’un se décomposer comme ça. Ou alors, en exagérant beaucoup, le type que j’avais battu au go le premier soir, au Petit Suisse. Un certain Saka. Bon, la fois d’après il m’avait pilé, mais c’était un champion, moi je n’étais qu’un petit amateur. J’avais hâte d’initier mes copains d’H4, Clémentine surtout. Rémi connaissait les bases, il pouvait suivre une partie, même sans y comprendre grand-chose. Clémentine était une pure novice, à moins que Rémi l’ait récemment affranchie. Les sourcils de Clémentine. Les fossettes de Clémentine.

Soudain j’ai tressailli. Je venais d’entendre un petit bruit sec, dont l’obscurité résonnait encore. Totalement immobile, j’écoutais. Le bruit s’est reproduit, léger, presque inaudible, mais bien réel. Je me suis assis. Au bout de quelques secondes ça a recommencé.

Pas de doute, ça venait de la fenêtre. Comme si quelqu’un toquait au carreau.

Un oiseau ?

Je me suis levé le plus silencieusement possible, je me suis approché de la fenêtre, entièrement masquée par les rideaux. J’ai tenté de regarder par les côtés, mais l’angle de vision n’était pas favorable.

Le bruit a repris. Délicatement, j’ai écarté les lourds pans de tissu, et qu’est-ce que j’ai vu ?

 

(À suivre.)

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