Ça plus ça plus ça, 11

Publié le par Louis Racine

Ça plus ça plus ça, 11

 

Déjà Sophie avait empoigné mes cannes et s’était collée sous mon épaule gauche. J’ai dû refréner son élan. Jules a foncé sur nous, la main tendue.

« Ah ! Norbert. Je croyais que vous ne commenciez qu’à dix-huit heures. Voilà donc mademoiselle Sophie ? Enchanté. Jules Laforgue, un ami de Norbert.

– Enchantée.

– Bonjour, Jules. »

Ainsi le diable de petit homme s’était lancé sur ma piste, suite probablement à un coup de fil à Clichy. Peut-être était-ce lui qui avait le premier pensé au Malebranche, avant même Paula. Que savait-il exactement de la situation ? De mes raisons ? Ce qui empêchait mon inquiétude de se muer en angoisse, c’était cette face épanouie de bienveillance qui, je le sentais, avait commencé d’agir sur mon élève comme un sortilège.

« Mais je ne voudrais pas vous interrompre, monsieur le professeur. Nous nous verrons après votre cours. J’aperçois une table libre, là-bas. J’ai largement de quoi m’occuper en vous attendant. »

Et, sans nous laisser le temps de répondre, il a tracé vers la table en question, voisine de celle de qui vous savez. Marrant ! je me suis dit, Rémi et Jules ne se connaissent que par ouï-dire, Jules n’a jamais rencontré Sophie Trunck, qui ignore jusqu’à son existence, qu’est-ce que ça va donner ce rapprochement fortuit ? J’ai rêvé là-dessus pendant notre ascension, ça m’a opportunément distrait de la contiguïté de nos corps, Sophie me soutenant en outre la taille d’un bras diligent.

Si je vous disais qu’elle avait hâte que nous soyons seuls et que ce n’était pas pour faire de l’allemand, vous risqueriez de vous imaginer je ne sais quoi, à moins que vous ne pensiez à son désir bien naturel d’en savoir davantage sur Jules, et il est vrai qu’elle m’a questionné à son sujet, mais ce qui lui importait plus encore c’était d’apprendre ce que j’étais sur le point de dire quand j’avais été appelé au téléphone. On était à peine installés à nos places habituelles, attablés l’un en face de l’autre dans une espèce de petite salle à manger (j’avais comme chaque fois décliné son offre d’officier dans sa chambre), qu’elle m’a relancé.

« Qu’est-ce que tu voulais lui raconter à l’autre fille ? C’était devant tout le monde, j’ai le droit de savoir. »

Je ne pouvais pas lui donner tort, et puis ça me faisait le meilleur dérivatif qui fût, avec même un côté dissuasif qui fondait pour beaucoup la résolution que j’avais prise de vider mon sac, même si, puisque vous me paraissez vous aussi du genre à ne rien lâcher, et dût mon orgueil en souffrir, je dois vous avouer que mon objectif principal était d’épater la galerie, non sans entrebâiller la porte des confidences pour le cas où la Trunck aurait des remords. Car, jusqu’à preuve du contraire, ça ne la gênait pas outre mesure d’avoir cherché à m’impliquer ou de me savoir mis en cause par son père dans une affaire où je n’avais pas la moindre part.

Disposé, donc, à satisfaire la curiosité de mon élève, j’ai quand même feint d’hésiter : je n’étais pas payé pour ça. Bah ! Elle a tranché, faut pas que je progresse trop vite, tu l’as dit toi-même. Allez, accouche.

« C’est le mot.

– T’es enceinte ? Comme dans le film ?

– T’as tout vu, ma parole. T’es tout le temps fourrée au ciné, et après on s’étonne.

– Que quoi ?

– Que t’aies besoin de cours d’allemand.

– Ils ont qu’à passer des films allemands en allemand. Tu l’as vu ?

– Quoi ? »

Elle a ricané, mais non dérapé.

« L’Événement le plus important depuis que l’homme a marché sur la Lune.

– Bien sûr.

– Comme Zardoz ?

– Non, pour de vrai.

– Vas-y, de quoi ça parle ?

– Comme tu disais, d’un homme qui tombe enceinte.

– T’as pas besoin de l’avoir vu pour ça.

– Pour tomber enceinte ?

– Norbert, t’es chiant.

– On parle pas comme ça à son professeur. Si j’allais le répéter à tes parents ?

– Ah d’accord. Moi qui pensais qu’on pouvait avoir des petits secrets.

– Du genre ? Tiens ! Charlotte. »

C’était le nom de leur chat, vous vous souvenez. J’ai tendu la main sous la table pour le caresser. Pas de chat. Je me suis penché.

« C’est pas Charlotte », elle a dit.

« Je vois bien. Tu charries.

– Pourquoi ? Ça te plaît pas ?

– La question n’est pas là.

– T’as quand même regardé. Et je parierais que t’as remarqué...

– Arrête, t’es complètement folle.

– Gagné, tu l’as remarqué.

– Sophie, s’il te plaît, je vais me fâcher. Pour commencer, je te raconterai rien. Sors tes affaires d’allemand, faut qu’on bosse.

– T’oublies une chose, elle a fait en se levant, c’est que t’es à ma merci. »

Et en un éclair elle a tiré la table, dont les pieds ont durement raclé le sol, et s’est retrouvée à califourchon sur mes cuisses. Ses yeux luisaient de gloire. Ses cheveux sentaient si bon que j’aurais respiré leur odeur toute ma vie.

« Tu t’enfuis pas ? Tu veux tes cannes, peut-être ? Et ça, c’en est pas une ? Ah ! non, tiens. Pourtant... »

J’ai vraiment cru que j’allais la repousser de toutes mes forces, renversant table et chaise. Ce qui m’a retenu, c’est moins la crainte du vacarme qu’une vision qui me hantait depuis plusieurs jours, celle de Putois envoyant valser une jeune fille parmi les mobylettes garées devant H4. Ne pas ressembler à ce connard ! En arrière-plan, j’entendais la voix de la pharmacienne de Pantin, oui, celle qui avait détecté de la violence en moi. Et puis y avait-il lieu de péter les plombs ? Sophie poussait juste le bouchon un peu loin, l’espiègle Sophie.

« Je vais t’aider à sortir tes affaires de gentil Français. »

Je lui ai saisi les poignets, d’une vigueur inattendue.

« Écoute, j’ai pas du tout, mais alors pas du tout envie de ça.

– Menteur. Y a des signes qui ne trompent pas. En plus je te demande rien, t’as qu’à te laisser faire.

– C’est pas rien, justement ! Mets-toi à ma place.

– Oh oui ! Le pied !

– Je ris pas. C’est ni plus ni moins qu’un viol. Tu te rends pas compte. Enfin, j’espère.

– T’es de mauvaise foi. Hein, John Thomas, il est de mauvaise foi ? »

Je lui maintenais toujours les bras, cherchant à l’éloigner de moi. Mais elle avait soudé son bas-ventre au mien et, lentement mais sûrement, ruinait tous mes efforts pour dominer mes sens. J’ai eu beau fermer les yeux, convoquer pêle-mêle les images les plus rébarbatives, les plus réfrigérantes, les plus atroces même – vous vous passerez d’exemples, je ne voudrais pas vous traumatiser à vie –, rien n’y a fait. Dans une tentative désespérée pour calmer le jeu, j’ai lancé :

« Mais enfin, arrête ! Imagine que tes parents montent.

– N’importe quoi ! T’as pas vu le boulot qu’ils ont en bas ? Il est nul, ton argument. »

Prononcée avec un sourire qui se voulait irrésistible de coquinerie, cette sentence m’a été salutaire. Ah ! on me défiait sur mon terrain favori. Il n’était plus guère indiqué de déballer mon histoire avec Carmen, mais j’avais mieux.

« Si t’aimes les secrets...

– Pas maintenant. »

Elle semblait proche de l’extase, où je risquais fort de la rejoindre.

« Tu veux pas savoir qui a balancé la voisine des Albrecht de son balcon ?

– Plus tard.

– T’as raison, j’ai pas le droit de te le dire. »

Elle s’est immobilisée.

« Celui qu’a failli me tuer ?

– T’es pas morte. Tu fais même pas semblant. Ou alors très mal.

– Oh ça va hein. Me dis pas que t’es pas excité. Je suis si moche que ça ?

– Ravissante. Mais tu devrais fréquenter des garçons de ton âge.

– Fréquenter !

– Voilà. C’est du vocabulaire de vieux.

– Mais t’es pas vieux ! Tu fais seulement semblant, et très mal. T’as quoi, dix-huit ans ? Et moi seize demain. Oui, monsieur. Alors tu vois, ça aurait pu être mon cadeau d’anniversaire.

– Je suis sûr que t’en auras un très beau », j’ai fait, sans trahir la promesse faite à son père, et tellement rassuré par son irréel du passé !

Sept ans plus tard, cette scène me cause une grande émotion. J’ai fêté il y a quelques semaines mon quart de siècle officiel. En réalité, je ne l’atteindrai qu’au printemps de l’année prochaine. Cela fera bientôt neuf mois, tout un symbole, que j’ai commencé le récit de mes aventures. J’ai évolué, pas seulement depuis ce soir de janvier au Malebranche, mais aussi depuis que j’ai suivi le conseil d’Alicia : écrire. Et je crois pouvoir dire que, plus que la vie, c’est l’écriture qui m’a mûri. Or de quoi me sert cette maturité quand je repense à ce moment ? Je cède instantanément à une terrible nostalgie.

Sophie et moi avions à peu près le même âge ! Moins d’un an d’écart ! Je le savais, mais je continuais à jouer les grands. Elle n’était pas dupe. Elle avait trop d’intuition pour cela. Et aujourd’hui, comment chasser son souvenir, comment ne pas déplorer ma bêtise ? Nous avions beaucoup plus d’affinités que je ne voulais l’admettre, et je crains de devoir avouer que mon dédain relevait d’un élitisme absurde. Pourquoi sinon aurais-je repoussé ses avances, me serais-je défendu moins contre son désir à elle que contre le mien – que j’éprouve encore ? Par vertu ? Par désir de vertu ? Dès ce moment j’étais fixé sur mes sentiments à l’égard de telle ou telle des filles que je fréquentais. Je n’aurais pu sans mentir attribuer mes réticences à ma fidélité envers Paula. D’abord parce que ma grande copine, même si elle venait de laisser supposer le contraire, n’était pas capable de jalousie. Nous nous étions toujours sentis très libres l’un par rapport à l’autre. Ensuite parce que je n’étais pas amoureux d’elle. Nous nous vouions une affection réciproque, mêlée chez moi d’admiration, nous couchions ensemble, et nous en trouvions bien, tendres étreintes ! Mais nous ne cédions pas à l’appel de la chair comme à une injonction souveraine et irrésistible. Je n’ai jamais vibré de désir pour Paula, ne me suis jamais troublé à songer seulement à elle, comme avec Géraldine. Hélas ! c’est idiot, Géraldine préférait les filles. À vérifier quand même. Toutefois je ne nous voyais pas ou plus en couple. Paméla François aussi exerçait sur moi une forte attraction, sa présence, sa voix seule avaient sur moi des effets physiques aussi manifestes qu’instantanés, mais condamnés à demeurer intempestifs voire gênants jusqu’au tournage de cette fameuse scène de sexe dont la perspective m’angoissait. Clémentine, Sophie Trunck me plaisaient tout en me déplaisant. Il me restait des expériences ponctuelles, dont ce fiasco navrant avec Isabelle Messmer et cet hapax très réussi au contraire avec Carmen. J’en conservais un souvenir intense mais confus, comme d’une crise aiguë, d’un étourdissement passager, sans lendemain sinon sans conséquence. Bref, le sentimental et le charnel semblaient ne pas pouvoir se combiner harmonieusement dans ma vie, sinon en rêve. Et voilà que ma relation avec Sophie venait démentir cette loi, au moment même où j’avais décidé de donner une nouvelle orientation à mon existence.

Était-ce là le problème ? Prenais-je à ce point au sérieux mon rôle de futur père ? Avais-je une si haute conscience de mes responsabilités envers Carmen et notre enfant ? Et entendais-je épargner à Sophie toute illusion, toute déception ? Ce serait me donner le beau rôle. Je n’ai résisté que par orgueil, par égoïsme et par lâcheté. Sophie et moi étions faits l’un pour l’autre, j’ai rejeté ce bonheur à peine entrevu. Croyant peut-être y renoncer, pour me l’être interdit.

Sans doute je n’ai pas beaucoup vieilli depuis, mais aujourd’hui je suis révolté par ce scandale : comment ai-je pu, à dix-sept ans, penser qu’il était trop tard pour que je sois heureux en amour ? Ne pas même essayer ? Me priver et priver la femme de ma vie de cet essai ? Préférer relever je ne sais quels défis ? Faire abstraction du caractère profondément insatisfaisant de ma relation avec Carmen, comptant peut-être sur les circonstances pour me rendre amoureux d’elle, sans écarter – comme on le verra – toute occasion de lui être infidèle ? Là encore il s’agissait de gagner une partie. Je jouais, je jouais tout le temps. Mais pour éviter les vrais combats. Ce que je devais d’abord à Carmen, c’est la franchise. Prétendre assumer mes responsabilités était une façon de m’y dérober.

Sophie avait remis de l’ordre dans sa tenue, regagné sa place, et, les mains sagement posées sur la table, elle attendait. La curiosité qui brillait dans ses yeux n’en avait délogé ni la hardiesse ni la malice. Elle n’avait pas renoncé, elle. Clairement résolue, une fois mon récit achevé, à m’entreprendre de plus belle. Je lui ai d’abord fait promettre de garder pour elle mes révélations. Elle s’est exécutée avec un empressement suspect. Évidemment, tout ce qu’elle m’accordait pouvait devenir monnaie d’échange. J’ai feint de ne rien soupçonner et lui ai raconté l’affaire par le menu. De temps en temps elle m’interrompait par une remarque ou une question, chaque fois d’une grande pertinence. Cette fille ne manquait pas de perspicacité. Et elle m’a carrément bluffé quand j’en suis venu à dresser la liste des crimes.

« Y a rien eu rue de la Paix ? » elle a fait en plissant mignonnement les yeux.

« Pourquoi ? »

Question de pure forme. Il eût été plus juste d’applaudir.

« République, Vaugirard, Saint-Michel, c’est comme au Monopoly. »

La solution éventée, j’ai dû rallonger la sauce, mais vous connaissez mon aptitude à faire durer le plaisir, le mien du moins, et j’avais à peine terminé quand un pas a ébranlé l’escalier. Sophie s’est dépêchée de sortir ses affaires, trop tard ! son père a surgi ; du coup, elle a fait mine de les ranger.

« Ça y est, la messe est dite ? »

Je me suis senti rougir.

« On vient juste de s’arrêter.

– En débordant un peu, comme d’habitude. Vous oubliez l’heure, c’est bon signe. Dis, Norbert, faut vraiment que je te félicite, et aussi de la part de maman. Le problème, c’est que si ça continue comme ça Sophie aura bientôt plus besoin de toi.

– Vous conserverez ma clientèle », j’ai fait, tout faraud.

« Je veux ! Et celle de tes copains. À propos, il est là ton magicien. Tiens, ça c’est pour toi. »

Et, devant sa fille, il m’a remis une enveloppe que je n’ai pas osé ouvrir tout de suite. J’ai pris congé de mon élève, on s’est fait chastement la bise, ça paraissait ravir le père, qui m’a raccompagné, me précédant pour assurer ma descente.

Jules m’attendait, mais à la table voisine Rémi et Sophie Trunck avaient été remplacés par trois inconnus, d’une génération intermédiaire.

Il s’est levé pour m’aider à m’installer. Plus petit que Sophie, il me passait aisément sous l’épaule. Il semblait particulièrement joyeux.

« Je vous offre quelque chose ? Un demi ? Ah ! mais je vois que l’on m’a devancé. »

Le patron en effet m’en apportait un d’autorité.

« Offert par la maison », il a dit avec un clin d’œil. Jules en a profité pour commander un guignolet.

Cette dérogation m’a troublé, mais surtout ce choix.

« Vous savez que... ?

– Mais oui, Norbert. Ce bon Rémi m’a renseigné. Avant que je me fasse connaître. C’était suffisamment gênant comme cela. Ils sont partis. Ils vous saluent. »

Savourant mon impatience, il a attendu son guignolet pour me faire son rapport. À leur conversation, il avait tout de suite identifié ses voisins. Ils parlaient de moi. Sophie me trouvait à son goût et s’en désolait d’autant plus que visiblement elle ne m’intéressait pas du tout. Elle s’en plaignait à Rémi, qui lui reprochait de s’être mal comportée à mon égard et persistait à chanter mes louanges. Il vantait ma drôlerie, ma fantaisie, l’illustrant par mainte anecdote, mon goût pour le guignolet, par exemple, et se félicitait d’être de mes amis. C’est alors que Jules était intervenu, excusant son indiscrétion par celle qu’il évitait ainsi. Ils avaient sympathisé, surtout Rémi et lui, chacun des deux me sachant fortement attaché à l’autre, et Rémi avide d’en apprendre davantage sur l’enquête mais empêché de s’informer par la présence de Sophie et devant se contenter de questions détournées auxquelles Jules ne répondait que de manière évasive.

« Un dialogue surréaliste. Enfin, vous allez bientôt pouvoir éclairer vous-même votre ami. »

Son sourire s’est rétréci d’un coup, mais juste le temps d’un prélèvement de guignolet. En reposant son verre, le petit homme arborait de nouveau une face hilare.

« Jules ?

– Il vous écoute.

– Je vous ai fait des cachotteries à vous aussi.

– À moi ?

– À vous, un magicien. Mauvaise idée, je sais. Disons que je n’ai pas pu vous en parler plus tôt.

– Rien de plus normal, si ça date de ce matin.

– Je me doutais que vous étiez au courant, et j’avais de toute façon l’intention de vous demander conseil, mais là il s’agit d’autre chose. Début janvier, j’ai cherché à entrer en relation avec Sophie. Rémi m’a donné son numéro, j’ai appelé chez elle et je suis tombé sur son père.

– D’autre chose ? Vous voulez dire que vous n’êtes pas concerné. Mais j’ai vu, j’ai vu. Décidément, cette jeune personne a une étonnante capacité de nuire. Elle vous doit au moins des explications. »

Un petit coup de guignolet, et :

« Carmen va bien ? »

 

(À suivre.)

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Épilogue

 

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