Ça plus ça plus ça, 1

Publié le par Louis Racine

Ça plus ça plus ça, 1

 

La première partie gagnée, les autres ont suivi en pagaille. Ce retour sur investissement ! Aux points, au spécial et même à la loterie, ma mise fructifiait comme jamais je n’aurais osé l’espérer. J’assurais à moi seul la sonorisation du troquet, abusant de la patience du patron déjà excédé, tandis que grandissaient en moi, simultanément, le sentiment de ma toute-puissance (qu’ils y viennent, ceux que ça dérangeait, ils trouveraient à qui parler) et une certaine lassitude mêlée de doute : j’étais en super forme, ou j’avais seulement du cul, ou les deux, mais à quoi cela me servait-il ? Et, comme d’une fourchette d’anthologie je venais pour la énième fois d’envoyer ma bille en plein dans la cible du spécial, je me suis mis à chialer, de dépit plus que de joie. Toute allégresse m’avait abandonné.

Depuis quelques minutes un gamin était venu admirer de près mes exploits, je n’avais pas fait attention à lui plus que ça, mais maintenant il allait falloir supporter son étonnement devant mes larmes. Une idée, lui offrir mon capital de parties. Je me suis tourné vers lui, et là, j’ai eu un choc.

J’avais déjà vu ce môme. Et pas dans n’importe quelles circonstances. Et ce n’était pas n’importe qui.

Je l’ai reconnu tout de suite. Le Petit Prince en brun !

Certes, il avait quelques années de plus, la puberté avait commencé à l’arracher à l’enfance, mais il avait conservé ce visage éclatant de fraîcheur, ce regard vertigineux, cette grâce fragile et poignante qui m’avaient frappé la seule fois où je l’avais aperçu. Avec, répandu sur tout cela, un air de gravité le plus charmant que l’on eût su voir.

Bon, vous avez peut-être oublié, ou vous n’avez pas lu les épisodes précédents, erreur fâcheuse mais réparable, je veux bien vous éclairer, vous en serez quittes pour attendre un peu, quelques paragraphes, laissez-moi me remettre de mes émotions. Les premières d’une longue série.

J’ai regardé autour de moi, et je l’ai vue elle. Assise sur une banquette devant une tasse de thé, elle feuilletait un Pariscop.

« Tu t’appelles Ian ? » j’ai fait au gamin.

Lui manifestement ne m’avait pas reconnu. Comment l’aurait-il pu ?

Il haussait des sourcils interrogateurs. Je m’apprêtais à traduire en anglais, quand j’ai vu que la femme nous observait. Nos regards se sont croisés. J’ai cru m’évaporer tout d’un coup.

« Ma mère aimerait vous parler.

– Tu veux jouer ? »

Il s’est tourné vers la dame, qui a acquiescé d’un léger mouvement de tête.

« Volontiers, merci. »

Longeant le zinc sous les yeux haineux du patron, j’ai tâché d’honorer le plus dignement possible mon rendez-vous avec le destin, conscient pourtant de mon insignifiance, certain d’arborer un air stupide.

La femme avait posé son magazine et me dévisageait avec curiosité, amusement, inquiétude aussi. Chaque nouveau sentiment qu’elle faisait paraître l’embellissait encore. J’ai attrapé le dossier d’une chaise, histoire de garantir un minimum ma stabilité.

« Je peux m’asseoir ?

– J’allais vous en prier. »

Sa voix, ses intonations et sa prononciation typiquement britanniques ont achevé de m’étourdir. De notre première et précédente rencontre, au cimetière des Batignolles, j’avais gardé une image muette, avec pour bande son mes cogitations d’alors, et voilà que j’entrais dans le film, et que cette nouvelle naissance s’accompagnait de musique, celle d’une voix, et à travers elle de tout un monde. Une voix ambassadrice.

« C’est un grand honneur », j’ai dit.

« Pourquoi ? D’habitude on vous oblige à rester debout ?

– Non, bien sûr, mais vous n’êtes pas n’importe qui.

– Et vous ?

– Je n’ai pas sorti une intégrale de Grieg.

– Vous avez écouté ça ?

– Oui. Enfin, pas intégralement.

– Ha ha. »

Rien de plus vexant que ce simulacre de rire. Je l’avais bien cherché. Quant à mon propos, vous auriez tort de vous y fier. Je n’avais jamais entendu la moindre note de ces enregistrements.

« Vous êtes meilleur aux jeux de bar qu’aux jeux de mots. Oui, Grieg, mais ça date un peu. J’ai fait d’autres disques depuis. »

Et, devant mon trouble :

« Je suis étonnée que vous me connaissiez. Vous buvez quelque chose ? Je vous invite. Ne protestez pas, vous venez d’offrir un nombre phénoménal de parties de flipper à mon fils. »

Je n’ai pas pu m’empêcher de regarder ma montre. Dix heures et demie. Un peu tôt quand même.

« Vous étiez à la bière, je crois ? »

Je me suis senti rougir.

« Quoi ? Vous avez honte ? S’il vous plaît ! »

La patronne a pointé le menton vers nous. Très classe.

« Pourrions-nous avoir deux demis ?

– Et votre fils ? » j’ai hasardé.

« Il n’a pas fini son jus d’orange.

– Vous n’avez pas fini votre thé.

– Je n’aime pas le thé. Mais le café me donne des palpitations, les jus de fruits sont trop sucrés. Le thé m’évite de boire de la bière.

– Pas toujours.

– Je n’ai pas toujours la chance de vous rencontrer. »

La patronne nous a servis. Indifférent à nos échanges, Ian ferraillait contre le Xenon, sans beaucoup de réussite je dois dire, du moins jusqu’alors.

« Je n’en reviens pas que vous, vous m’ayez reconnu. Et de vous revoir ici.

– Qu’est-ce que je fiche là, hein ? Et vous ? »

Pour la première fois depuis le début de notre entretien, j’ai baissé les yeux.

« Je ne voulais pas vous embarrasser. Cheers ! »

On a trinqué.

C’est le moment de vous rafraîchir la mémoire ou de compléter votre information.

Six ans plus tôt, un jour de janvier 1975, au cimetière des Batignolles, où j’étais allé me recueillir sur la tombe d’une copine, j’avais découvert que mon père, dont je n’avais plus de nouvelles depuis deux-trois semaines, s’y était fait embaucher comme fossoyeur ; je l’avais surpris en pleine action, on avait causé quelques minutes, il avait dit grand bien du cadre, fier d’y côtoyer tant de célébrités, m’indiquant notamment la tombe d’André Breton. Là, j’avais remarqué une femme magnifique accompagnée d’un enfant si beau que j’aurais voulu lui ressembler.

Plus tard, par notre ami Jules, dont vous ne tarderez pas à faire la connaissance si vous ne l’avez pas déjà identifié, j’avais appris que la dame en question était la pianiste Alicia Hewlett, qu’elle vivait à Londres et que son fils se prénommait Ian.

Voilà, vous savez l’essentiel. Reprenons.

« Je vous dois une explication, a repris la femme. Le jour de notre première rencontre, si j’ose dire, car nous ne nous sommes pas du tout parlé, j’ai vu que vous vous entreteniez familièrement avec le fossoyeur. Un peu plus tard, je l’ai interrogé sur le cimetière, puis, de fil en aiguille, sur vous, et il m’a dit qu’il était votre père. Je ne sais pourquoi, cela m’a touchée. Vous aviez l’air tellement... égaré.

– Et aujourd’hui ?

– Bien plus encore.

– C’est parce que nous ne nous étions pas retrouvés.

– Joli, mais faux. Vous semblez à chaque seconde plus déboussolé.

– Vous parlez très bien français.

– Ce sont les Français qui parlent de plus en plus mal leur langue. Dites-moi plutôt comment je peux vous appeler.

– Norbert.

– Ah oui, peut-être. »

Elle a porté la main à son front, d’un geste bouleversant de naturel.

« Pas peut-être, sûrement.

– Oui, oui, je me souviens, votre père m’avait dit. Comment ai-je pu oublier... ? »

À son tour elle paraissait troublée. Elle s’est vite reprise.

« J’ai une excellente mémoire, mais pas pour les noms. Encore moins pour les chiffres. OK, Norbert. C’est pas très harmonieux.

– Désolé.

– Non, ne plaisantez pas. C’est pas très harmonieux et pourtant c’est très musical. Il faut juste faire sentir le rythme sans exagération. En profitant des voyelles ouvertes. En allongeant la première, surtout pas la seconde. Celle-là, il vaut mieux l’abréger. Mais je pense que votre petite amie s’y prend comme il faut.

– Qui vous dit que j’ai une petite amie ?

– Ça peut être un. Ou les deux.

– Ou pas du tout.

– Et une grande amie ?»

Juste comme j’allais m’effondrer, l’air a retenti d’une brève explosion.

« Bravo, Ian ! » a crié la mère.

Vite, j’ai sifflé le reste de ma bière avant d’applaudir.

« Génial ! J’allais craquer, votre fils claque. »

Je ne l’ai pas dit, vous pensez.

« Il ne joue jamais. C’est vous qui l’avez motivé. Et, apparemment, vous êtes bon professeur.

– Qu’est-ce que vous me voulez ? »

Ma question avait jailli toute seule, mais je ne la regrettais pas. Me sentir l’égal d’une telle femme, fût-ce au prix d’une illusion ridicule, ne durerait pas, et je devais jouir de ce mirage avant que la dure réalité rentre de promenade.

« Rien du tout. Mais on dirait que vous-même vous ne voulez plus grand-chose. À votre âge, c’est désolant.

– Je veux bien un autre demi.

– Vous savez, moi aussi j’ai eu un problème avec l’alcool. C’est un ami qui m’a sauvée. Un très grand ami, malgré sa petite taille. »

Les brumes de mon esprit se sont dissipées. Une rude poigne m’a noué les tripes. Tout mon passé récent m’est réapparu, me cernant comme un public hostile. Le souvenir de mon père, qui tout à l’heure ne m’avait causé qu’un vague et fugace malaise, avait pris place au tribunal, entre mille autres juges impitoyables.

« Un magicien. »

On l’a dit exactement en même temps. Et accompagnés par une nouvelle éructation du flipper.

« Deux autres demis, s’il vous plaît. »

Pendant qu’elle commandait, j’ai croisé mon regard dans la glace derrière elle. Mon vieux Norbert, je me suis dit, ou tu es en train de rêver, ou ta vie vient de prendre un tournant décisif. Juste avant l’abîme.

« Il ne serait pas content s’il nous voyait.

– Erreur. Il ne serait pas content s’il nous voyait picoler chacun de notre côté. Unity is strength.

– Peut-être qu’il nous voit. »

Les demis sont arrivés. On a trinqué.

« À Jules !

– À Jules ! »

Elle a bu une minuscule gorgée, puis :

« Vous le connaissez donc. Que de coïncidences !

– C’est par lui que j’ai su qui vous étiez.

– Je me disais bien.

– Il ne vous a jamais parlé de moi ? »

Je craignais qu’il ne se soit plaint de mon ingratitude. Qu’il m’ait désavoué.

« Jamais. Ne soyez pas vexé. Il respecte votre prise de distance. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’en souffre pas.

– Comment vous pouvez connaître notre histoire ?

– Je devine. Un peu. »

Une pensée m’est venue qui m’a pas mal chamboulé. C’est que j’étais en train de renaître, que cette femme me remettait au monde, et que de ce fait j’allais pouvoir revivre ou simplement vivre toutes ces années que j’avais occultées pour en fuir les événements malheureux. J’allais soigner mes blessures. Ça prendrait du temps, mais ça en valait la peine. Si au bout du compte ça ne me donnait pas la force de repartir, au moins je serais en harmonie avec moi-même. Voilà ce que j’ai compris à cet instant, tout illuminé d’un coup, rempli d’amour et d’énergie.

« Vous ne voudriez pas satisfaire ma curiosité ?

– Si je commence à raconter ma vie, on en a pour des heures. Je vais vous ruiner en bière et votre fils en parties de flip.

– Que savez-vous de l’étendue de ma fortune ? »

Son regard s’était durci. Elle s’est hâtée de le radoucir.

« Je pensais plutôt à une relation par écrit. »

J’avoue, je n’ai pas compris tout de suite ce qu’elle entendait par relation ; elle parlait effectivement mieux français que moi. Puis la lumière s’est faite, et j’en suis resté bouche bée. Les souvenirs affluaient à ma conscience, mais particuliers, tous plus ou moins malsains, Joseph d’abord et ses pseudo-mémoires (lisez mes Pigeons), Marc et Félix et leurs romans à quatre mains (lisez Bakounine), et jusqu’à l’immonde Derambure de Joue-moi encore.

« Ça ne vous excite pas tellement, j’ai l’impression.

– Au contraire. Mais jamais je n’oserai.

– Beaucoup trop timide, c’est flagrant. Ça se soigne. L’écriture est un bon moyen. »

Ian revenait. Il m’a remercié très poliment, dans un français parfait, joignant à la parole une élégante inclinaison du buste, et, toujours debout, a fini son jus d’orange, les yeux posés comme par mégarde sur nos demis, ce qui était pire que le pire des commentaires. Puis il a demandé en anglais à sa mère si elle comptait rester encore longtemps dans ce pittoresque établissement où ils n’étaient entrés, se permettait-il de lui rappeler, que pour qu’elle puisse consulter son indicateur à l’abri de la pluie, en fait une pauvre giclée.

Elle lui a répondu en français, et sans lui répondre.

« Ian, mon fils préféré, te rappelles-tu où nous avons déjà rencontré ce monsieur ? »

Il m’a dévisagé.

« Aucune idée.

– Erreur. » Non, je me suis retenu. À part Rémi, dont je vous reparlerai, personne ne goûtait ce genre de facéties. Et puis ce n’était pas le moment de plaisanter. Raison de plus, aurait dit Rémi. N’empêche, ça m’a brusquement mis devant les yeux tout un pan de mon existence, que j’ai eu du mal à écarter. Je vous préciserai ça très bientôt. En attendant, j’ai préféré garder une apparence de sérieux, celui du moins qu’on peut exiger d’un joueur de flipper alcoolisé dès onze heures du matin.

« C’est normal, ça remonte à six ans, et ce n’était pas une vraie rencontre. Ce qui est dingue, c’est que votre mère se souvienne de moi.

– Joue-moi encore. »

Le flipper, bien sûr.

« On va y aller », a dit Alicia en se levant. Je l’ai imitée. Elle n’avait pas fini sa bière. « Nous sommes à Paris jusqu’à dimanche. C’est mon cadeau pour l’anniversaire de mon fils.

– Bon anniversaire », j’ai fait.

« En réalité, il est né en juillet, et nous sommes en mai. C’est son anniversaire de l’année dernière. Mais je suis tellement débordée. Écoutez, cette heure passée avec vous m’a enchantée. Téléphonez-moi à mon retour à Londres (elle m’a tendu sa carte). Et surtout, écrivez. Pas à moi, à vous. Ou à personne en particulier. Ça vous fera le plus grand bien. »

Elle commençait une autre phrase, s’est interrompue, puis ravisée.

« Est-ce que vous m’autorisez à dire à Jules que je vous ai retrouvé ?

– Retrouvé ? Il me cherche donc ? Je croyais qu’il ne vous avait jamais parlé de moi.

– Je vous l’ai dit, je devine. Norbert.

– Oui ?

– Vous devez vous ressaisir. Vous valez le coup. »

Elle a levé la main comme pour me caresser le visage.

« Qu’est-ce que c’est ces marques que vous avez ? Vous vous êtes battu ?

– Je suis tombé.

– Et vous vous êtes relevé. Maintenant vous allez vous tenir bien droit, hein, Norbert ? Désolée, c’est une femme un peu ivre qui vous le dit. À bientôt !

– Merci pour tout.

– Ah ! c’est vrai, je dois payer. »

En sortant, tous deux m’ont adressé un sourire et un petit signe de la main.

Voilà comment je suis devenu écrivain.

 

(À suivre.)

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Épilogue

 

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