Ça plus ça plus ça, 9

Publié le par Louis Racine

Ça plus ça plus ça, 9

 

Géraldine débouchait du couloir, la main tendue vers le combiné.

« Maman, quelle bonne surprise ! »

Ma copine s’est arrêtée net, a roulé des yeux comiques et charmants.

« Meilleure que les tiennes.

– Je sais.

– Non, tu sais pas. C’était au courrier de ce matin.

– Quoi donc ?

– Fais pas l’innocent. »

Ça m’était complètement sorti de l’idée : quelques jours avant les vacances je m’étais fait chopper par des contrôleurs à la station Cardinal Lemoine. Oui, voilà, vous y êtes. La contredanse venait d’arriver, assortie d’une amende plutôt salée. Je me suis abstenu de toute remarque sur l’indélicatesse maternelle.

« Le 19 décembre ? ils ont pris leur temps, ça fera un mois demain ! Bon, je paierai, bien sûr. Mais on est en train de bosser, là. J’ai pas mal à rattraper, je te signale. J’ai même pas eu le temps d’appeler René. Vous avez des nouvelles ? »

Je m’étais tourné vers le salon, où j’apercevais, entre deux bibliothèques, un tableau affreux, une espèce d’allégorie hippie comme peinte avec du vomi. Je n’y connaissais pas grand-chose, n’empêche que je me suis demandé ce que cette croûte faisait là.

« Ah bon, la presse est pas au courant. Tant mieux. »

Est-ce que ça pouvait être l’œuvre de cette mère enfuie ? Géraldine la reverrait-elle un jour ? Le désirait-elle ?

« Oui, faudra guetter les éditions du soir. Y a la radio aussi. »

Comment une mère peut-elle ainsi se détacher de son enfant ?

« C’est vrai, j’aurais dû téléphoner. J’allais d’ailleurs le faire, sur les conseils de Géraldine. »

De toute évidence, Blanche avait joué un rôle important dans l’éducation de sa nièce. J’imaginais que la fugitive avait rompu avec sa sœur aussi.

« Oui, on a mangé, t’inquiète. On est plus des bébés. »

Ce ne sont pas seulement les oreilles de ma copine ou les miennes, mais encore les vôtres auxquelles j’épargne les répliques de la matouze. Je parierais toutefois qu’elle parlait assez fort pour que vous l’entendiez quand même. J’ai beau savoir que c’est un cliché, je n’arrive pas à dissocier ce phénomène de ses origines méditerranéennes. Reste que je préférais de loin ces effusions ordinaires à une colère froide. J’étais en quelque sorte rassuré.

« Non, je l’ai pas rappelée. Je suis pas prêt à affronter Marie-Jo. On verra ça ce soir, ou demain. »

Je me demandais pourquoi Géraldine restait dans l’entrée. Cette indiscrétion ne lui ressemblait pas.

« Non, dis-lui que j’aimerais mieux attendre qu’on se voie. Allez, tchao ! Attends. »

Ma copine était venue se placer devant moi et me signifiait qu’elle voulait lui parler. En lui tendant le combiné, je me suis aperçu qu’il était trempé de sueur et que ma main tremblait de l’avoir serré si longtemps. Je me suis écarté sans trop m’éloigner. À mon tour d’être indiscret.

« Bonjour, madame. Oui, Norbert est passé prendre ses cours pour m’éviter d’aller jusque chez vous. Avec sa jambe, c’était très courageux. Je le mets dehors dès que possible... De rien, c’est tout à fait normal... Merci, bon week-end à vous aussi. »

Elle a raccroché, m’a regardé d’un drôle d’air.

« C’est pas beau de mentir à sa mère.

– Tu dis ça parce que t’es jalouse. »

Je comptais sur sa finesse pour compenser ma lourdeur. Bien joué. Le drôle d’air en question, qui oscillait entre amusement et franche réprobation, a clairement opté pour le premier parti, et j’en ai été ragaillardi. Hélas ! ça ne pouvait pas durer.

« Et le coup de fil que tu devais donner ? »

Elle ne lâchait rien.

« Quelle heure il est ? Ma montre est cassée.

– J’ai vu. Trois heures et quart.

– Oh putain !

– J’aurais juré que tu jurerais. Une urgence ? »

Là, hein, c’en était, de la jalousie. Juste une pointe. Un soupçon.

« Oui, mais d’abord... J’ai soif. Il faut absolument que je boive quelque chose.

– Tu veux une bière ?

– Avec plaisir. »

Pendant qu’elle va me chercher ça, je vous résume vite fait ce que m’avait appris la matouze. Ni Paula ni elle n’avaient douté que j’aille effectivement au lycée. Une telle confiance me remplissait de honte. Mais, comme je tardais à rentrer, ma mère avait fini par appeler le bahut, en vain, tout le monde était parti, puis Douvenou, qui lui avait dit qu’il m’avait vu à la sortie en compagnie de Géraldine et d’une dame, sa maman, probablement. Brave Douvenou ! Il n’avait pas précisé que je n’étais pas en classe, vu que je n’étais pas censé y aller. Peut-être aussi ne lui avait-elle pas posé directement la question. En tout cas il me sauvait la mise. Ma mère savait que je devais voir ma copine pour récupérer les cours, voilà comment elle en était venue à appeler chez elle, après avoir dû chercher son numéro dans l’annuaire. Entre-temps le commissaire avait téléphoné pour donner les dernières nouvelles. Il s’était étonné que je sois allé au bahut, mais n’avait rien soupçonné lui non plus. Quand je l’avais eu au bout du fil, il m’avait félicité de ma détermination : On voit que vous le voulez, ce bachot ! Ma mère lui avait-elle révélé le scoop du jour ? Je n’avais évidemment pas osé le lui demander. Mais au fond son opinion m’importait peu, ou, à la limite, me faisait marrer, comme celle des copains, Félix par exemple, ou même Constant, peut-être qu’ils étaient déjà au courant, pour avoir téléphoné chez moi, Clémentine ça ne risquait pas, mais tôt ou tard elle saurait et excusez-moi mais je me régalais en imaginant sa réaction, qu’ils pensent ce qu’ils voulaient tous ces gens, ceux qui m’aimaient comprendraient, les autres je m’en foutais.

Restait Géraldine.

« Non, merci, pas de verre, je vais la boire au goulot. »

La bière était excellente, un peu forte cependant. J’avais à peine regardé l’étiquette, je cherchais maintenant une certaine indication, ah ! voilà. Huit degrés, quand même. Trente-trois centilitres. Que j’avais bus pratiquement d’un trait. C’est vous dire si j’allais bien me débrouiller avec Figeac. La tête me tournait, je me suis assis un peu trop brusquement et de ma jambe tendue j’ai renversé un guéridon, brisant quelques bibelots. Géraldine n’a pas semblé m’en vouloir, elle se retenait de rire. Elle s’est juste permis un :

« Oh putain ? »

J’ai composé le numéro. Avant même la fin j’ai remarqué un truc rigolo : les chiffres formaient le mot BUFFALO. L’idée m’est venue, quand on décrocherait, et si bien sûr c’était une voix masculine, de demander : Bill ? Bon, mais je n’étais pas bourré au point de ne pas m’aviser de l’impudence, en revanche l’hypothèse s’est fait jour que 283 signifiât BUFfon, est-ce que ça existait ça ? En tout cas c’était mieux que BOUffon, et j’aurais dû me méfier, car on a décroché avant que j’aie repris mon sérieux, si bien que c’est sur un ton goguenard que j’ai demandé à parler à monsieur Abel Figeac, comme la ville.

« C’est lui-même. Vous êtes mon remplaçant ?

– Vous avez reconnu ma voix ?

– Oui, malgré votre état. Vous vous êtes enrhumé ? »

Ce n’était pas une perche, c’était une rampe en béton.

« Oui, exactement, j’ai dû prendre froid, navré...

– Je l’ai bien vu ce matin, vous aviez laissé votre manteau ouvert.

– Ma mère me le reproche assez. Alors voilà, je suis malade. J’ai pris plein de trucs pour être en forme mais j’ai l’impression que ça m’a plutôt abruti. J’ai bien peur que... »

Le silence a l’autre bout du fil était devenu glacial. Pour le coup, il y aurait eu moyen d’attraper du mal.

« Et c’est maintenant que vous m’appelez ?

– J’ai attendu pour voir si mon état s’améliorait...

– Oh putain ! »

Il l’a nettement dit, quoique pas très fort. Façon souffleur. Moi, je ne lui avais rien soufflé.

« Remarquez, Le souffleur est enrhumé, ça ferait un chouette titre. Et puis imaginez les acteurs redisant servilement des bots prononcés avec le dez bouché, ça...

– Putain, jeune homme, vous me mettez dans la merde ! J’aurais dû écouter Bernard, il n’avait pas confiance. Amandine non plus, d’ailleurs. Elle vous a trouvé désinvolte.

– Ma !... la desinvoltura italienne...

– Écoutez, ça suffit, rendez-moi mon texte, je vais essayer de m’arranger autrement. Vous êtes où, là ?

– Attendez, j’ai peut-être une solution.

– Non, s’il vous plaît, donnez-moi l’adresse, qu’on en finisse.

– Si vous la voulez, vous patienterez bien deux secondes. »

J’ai joué mon va-tout.

« Géraldine ? Qu’est-ce que tu fais ce soir ?

– Je travaille ma flûte. Ce n’est pas d’être sourde d’une oreille qui va m’en empêcher, au contraire.

– Oh p... euh, désolé ! Ma pauvre ! J’avais complètement oublié !

– Tant mieux. J’essaie de vivre comme avant.

– Eh ! bien, justement... »

L’affaire s’est conclue. De toute façon Figeac était coincé. Ce qui lui a redonné le moral, c’est la voix de ma copine, sans doute, et puis ses notes de français au bac. Elle les a sorties tout naturellement au bon moment, et hop !

Voilà comment je suis devenu agent.

Je plaisante.

Moins drôle encore, il a bien fallu que je parle à Géraldine de ma claustrophobie.

« Et tu as dit oui quand même ?

– Je sais pas, j’ai pas anticipé.

– Avec ton imagination ?

– C’est peut-être elle justement qui a fait écran. Qui m’a laissé croire à l’impossible. »

Elle paraissait comprendre, au moins y être disposée.

« Bon, je vais rentrer. »

Plus question de traîner chez elle, elle devait lire le texte. J’ai pris mes cliques et mes claques et l’ai laissée, en lui promettant de lui raconter le reste dès que possible.

« Tu es sûr que tu n’as pas le temps maintenant ?

– C’est toi qui l’as pas. Je me commande un taxi et j’y vais. Merci pour tout ! »

Geste qu’il n’avait pas eu à mon endroit, Figeac était tellement soulagé qu’il avait offert à ma copine une place pour la pièce. Qu’elle invite qui elle voulait. Moi, évidemment, je n’allais pas pousser l’indécence jusqu’à en profiter. Son père, peut-être, ou sa tante ? Non, elle avait dit, je sais très bien qui. Et elle avait rosi. J’ai senti qu’on en resterait là.

Mon tacot était en bas, j’ai pris l’ascenseur, qui m’a paru aussi minuscule qu’à deux. J’en aurais loupé des aventures ! Je me sentais soudain affreusement seul, j’eusse aimé ne fût-ce que croiser le père de Géraldine en partant, rencontrer quelqu’un de connaissance, mais j’avais épuisé tout mon stock d’heureux hasards, je n’avais plus qu’à rentrer à Clichy.

Ça voulait dire affronter trois femmes en colère.

Une quatrième, bien calme, elle, m’attendait derrière son volant. Elle est sortie pour m’aider à m’installer.

« Et où on l’emmène danser, le jeune homme ?

– Au Malebranche. »

 

 

Ça roulait plutôt mal, et j’ai eu tout le loisir de méditer sur ce début d’après-midi. Une première remarque s’imposait, je souffrais d’une altération du discernement, même si ça ne m’empêchait pas de m’en rendre compte. Mon prof de français de Première aurait dit que ça faisait de moi un personnage tragique. Vous buvez un coup de trop, et ça y est, vous êtes pris au piège. Pas de doute, je déconnais à pleins tubes. J’avais flingué mon amitié avec Géraldine, je ne la reverrais pas de sitôt et ce n’était pas de ma bouche qu’elle apprendrait la situation. À moins que je lui écrive. Bonne idée ! Ça m’a tenu quelques secondes, et je n’en ai plus eu envie. N’importe comment elle avait quelqu’un. Tant mieux pour elle, et pour moi. Elle me saurait peut-être gré de lui avoir refilé ce plan. Elle et son mec.

Ou sa nana ?

Les brumes de l’alcool me dévoilaient cette vérité que je n’avais pas voulu voir plus tôt. Géraldine était homosexuelle. Pas exclusivement, peut-être. Et alors ?

« Et alors ? » j’ai fait tout haut.

« Je vous demande pardon ?

– Non, c’est moi qui vous demande pardon. Je parle tout seul.

– C’est un vrai talent. Vous pourriez faire taxi.

– Je vois. Quand on est sans client, c’est pratique.

– Même quand on a chargé, vous savez. C’est comme bistrot. Vous vous mettez la menteuse en pilotage automatique, et allez roulez ! C’est ce qui s’appelle faire la conversation. Pendant ce temps-là vous n’en pensez pas moins.

– Je me demande si c’est pas la même chose pour les profs. »

Ça l’a fait rire.

« Ben vous voyez, j’ai fait, on peut quand même parler pour de bon.

– Que vous croyez, jeune homme. Vous oubliez que j’ai du métier. »

Du coup, on s’est tus. À moins qu’on ait continué à parler pour ne rien dire. Ou sans s’en apercevoir. Bref, j’ai repris mes ruminations.

Je n’en revenais pas de ce chic que j’avais de tout foutre en l’air. À m’en cogner la tête contre les murs, ou ce qui en tenait lieu. Géraldine ! Je ne remettrais jamais les pieds chez elle. Je ne saurais jamais qui avait commis cette horreur exposée dans leur salon. Mais bon : soit c’était cette mère indigne, et ils étaient doublement coupables de complaisance, soit ce n’était pas elle, et leur choix se justifiait encore moins. Et puis ras le bol de tous ces intellos, de leurs tableaux, de leurs pianos, de leurs traiteurs libanais et de leurs cafetières brésiliennes.

« Ras le bol !

– Comme vous dites. »

Le tout était de décider. D’inverser la contrainte en liberté. Avec Rémi, par exemple.

Une des raisons que j’avais d’aller au Malebranche (les autres, vous les connaîtrez bientôt si vous ne les avez pas devinées), c’était que j’espérais l’y rencontrer pour lui dire la vérité. Peut-être d’ailleurs savait-il déjà, instruit par cette pipelette de Placide. S’il me refusait son pardon, eh bien ! tant pis. Qu’ils en fassent des gorges chaudes entre eux, bientôt rejoints par Paula, Constant, Félix, toute la bande, pourquoi aurais-je voulu avoir encore affaire à ces gens-là si j’avais été capable de claquer la porte de chez moi ? Un véritable ami, Rémi ? J’allais pouvoir en juger. Et d’une autre façon encore. Là aussi, le temps jouait contre moi. J’espérais que le père de Sophie n’avait pas déjà recruté mon remplaçant. Il m’eût suffi pour m’en assurer de lui téléphoner. Mais en poussant jusque chez lui je mettais toutes les chances de mon côté. Il verrait de quoi j’étais capable. De fait, il me fallait ce fric. Surtout avec cette amende à payer, et ce trajet en taxi qui se prolongeait. Oh putain ! Déjà le prix de la course atteignait des hauteurs préoccupantes. J’étais en train de dilapider mon capital. Peut-être valait-il mieux que je descende avant d’être arrivé à destination et pour la fin du trajet me contente du bus. Pourquoi pas ? J’avais le temps.

« Excusez-moi, je suis en train de me rendre compte que je n’ai que vingt francs sur moi. Je vais devoir vous demander de me laisser là.

– Et le Malebranche, vous y allez comment ? Pas question. Je vous y emmène pour vingt balles, et si y en a que ça dérange, c’est pareil. En plus, sous cette flotte avec vos cannes, vous allez tourner en mouillette.

– Je m’abriterai dans un café en attendant que la pluie cesse.

– Et le Malebranche, c’est pas un café ? »

Mon estime pour l’humanité a grandi d’un coup. Comme pour partager mon enthousiasme, la pluie s’est mise à tambouriner follement sur le toit du taxi. Une douche chaleur régnait dans l’habitacle, surtout que je tenais mon manteau bien fermé pour retenir les émanations de ce qu’il enveloppait. À l’arrivée, ma bienfaitrice m’a aidé de nouveau, sans impatience, tout en m’abritant sous son propre parapluie, elle est même allée jusqu’à m’ajuster mon cartable sur le dos, en se moquant gentiment de mon système, et sourde aux klaxons a attendu avant de repartir que j’aie franchi le seuil du troquet.

Tout de suite, j’ai aperçu Rémi. Lui ne m’a pas vu, bien que faisant face au miroir au-dessus de la banquette. Il était plongé dans la contemplation de son demi, comme s’il regrettait de l’avoir commandé. À part ça, il y avait devant lui sur la table une petite bouteille de jus de fruit genre abricot, débouchée mais pleine, et un verre vide qui patientait.

J’ai salué le patron et lui ai fait signe que j’allais m’asseoir.

Rémi a fini par me remarquer. Il faut dire que pas mal de clients étaient obligés d’avancer leur chaise pour me laisser le passage, ça faisait de l’animation. Je guettais son premier regard. Je saurais tout de suite s’il m’avait conservé son amitié.

Je n’ai pas été déçu. Son visage s’est illuminé d’un coup.

« Ah ! L’homme aux mille tours, il a fait en se retournant ; tu tombes bien. »

Et, à quelqu’un qui arrivait derrière moi :

« On parlait justement d’un certain Norbert. »

 

(À suivre.)

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Épilogue

 

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