Ça plus ça plus ça, 10
C’est donc par son reflet que j’ai fait la connaissance de Sophie Trunck. Car j’ai tout de suite su que c’était elle. Je me suis retourné pour la saluer, et j’ai éprouvé de la déception. Oui, vous avez bien lu. Entre la première vision et la seconde, il s’est passé assez de temps pour que celle-ci me donne la nostalgie de celle-là. Je ne pourrais pas vous expliquer ça. Je l’ai ressenti avec une force inouïe, et le souvenir m’en est resté, la preuve. À peine avais-je eu le coup de foudre pour cette fille qu’elle s’évanouissait, la réalité ne pouvant faire oublier son image, tellement plus désirable. D’un désir non sexuel. Oui, ça existe.
Ainsi bousculé par mes sentiments, je devais paraître complètement stupide, et de fait je béais devant ce fantôme de chair tandis que Rémi me livrait son nom, comme s’il se fût agi d’établir une vérité contestable, ce qui n’a fait que me troubler davantage. Mais déjà Sophie avait repris sa place sur la banquette, où se trouvaient, je ne les remarquais que maintenant, son manteau et son sac.
« Pourquoi ? Des remords ? »
Voilà ce que j’aurais sorti en d’autres circonstances. Il faudra vous contenter de :
« Et qu’est-ce que vous disiez de lui ?
– Qu’il était le roi de l’illusion. Il a réussi à me faire croire qu’il avait terrassé un cyrard à mains nues, alors qu’il s’est juste battu contre un lavabo.
– Aucune hygiène, ce mec. J’allais justement t’éclairer sur son compte. Peut-on savoir qui m’a devancé ? »
Il n’a hésité qu’une fraction de seconde. Pour s’en apercevoir, il fallait très bien le connaître.
« Damdu. Tu sais, le Tibétain.
– I see. »
Pour vous, sans doute, c’est du chinois. Enfin, si j’ose dire. Et je ne parle pas de ma réponse. Mais nous partagions certaines références, outre le goût de la mystification. Damdu le Tibétain renvoyait au Secret de l’Espadon et à Basam-Damdu. Dans Basam, il fallait entendre Samba. Mieux valait apparemment ne pas prononcer son nom devant Sophie Trunck.
Samba, bien sûr ! Il était le mieux placé pour rétablir la vérité concernant mes avanies faciales. Je ne pouvais pas lui en vouloir, et pourtant je lui en ai voulu.
« Au fait, encore merci de m’avoir dépanné. Je vais te rembourser.
– Ah ! oui, ce matin-là, c’est vrai. Bah ! Tu paieras le pot d’aujourd’hui. »
Je me suis assis à côté de lui, suffisamment de biais pour allonger ma jambe, faisant ainsi entrer dans mon champ de vision le comptoir et derrière lui la petite porte donnant sur l’escalier qui menait à l’étage. C’est sur elle que je fixais mon regard pour ne plus devoir soutenir celui de Sophie Trunck. Je voyais bien que mon attitude l’intriguait, et elle a fini par me demander ce qui me captivait à ce point.
Elle n’avait pas tout à fait tort, je ne parvenais pas à détacher totalement mes pensées de l’autre Sophie, dont je superposais les traits aux siens tandis qu’elle parlait, la blondeur aidant. Comment aurais-je pu être à ce que nous disions ? Pire, quand je me contentais de mon vis-à-vis, c’était pour l’imaginer sur notre palier, à Clichy, tentant d’amadouer la matouze et lui refilant un numéro de téléphone aux trois septièmes bidon. Voilà donc à quoi ressemblait le bout de femme qui avait envoyé Isabelle Messmer et Géraldine à la mort, la seconde y échappant de justesse ! Qui m’avait poursuivi comme un chasseur sa proie ! Qui tenait entre ses mains le sort de Samba ! Et elle, à quoi pensait-elle en ce moment ? Comment voyait-elle ce fameux Norbert que Rémi avait essayé de lui fourguer ? Comment se l’était-elle figuré, pour le voir ainsi défiguré ? Et quand comptait-elle lui présenter ses excuses pour l’avoir indûment désigné à son abruti de père comme étant celui de son futur bâtard ?
De temps en temps, je me risquais à la regarder. Que m’avait dit Placide à son sujet ? Pas vilaine. Et sans doute ça traduisait son sentiment. Mais moi qui n’étais pas du même bord, à ma connaissance du moins, vous dire quel effet elle me faisait ! Étais-je donc un animal incapable de dominer mes pulsions ? Je veux bien que ça se passe dans la tête, mais alors je la portais vraiment bas, et, croyez-moi, ce n’était pas faute de vouloir la garder haute et digne. De sorte que je ne sais pas de quoi nous avons parlé, sinon de tout sauf des sujets qui nous intéressaient pour de vrai, Rémi et moi, ou moi seulement. Pas question, à moins que sa copine n’en prenne l’initiative, d’évoquer cette grossesse (invisible encore, sauf peut-être pour un œil exercé). Certes, papa Trunck n’avait pas réclamé une discrétion dont il ne semblait guère capable, et j’avais de bonnes raisons de monter à l’assaut. Ce qui me retenait d’aborder ce chapitre – Rémi aussi, probablement –, c’était une double impossibilité : interroger Sophie sur l’identité du géniteur, et ne pas le faire. Quelque impatient que je fusse de lui reprocher ses manigances, je me l’interdisais devant Rémi, pour ne pas le mettre dans l’embarras. Bref, je bannissais de mon discours toute une série de mots indésirables, comme dans certains jeux de société, et de mes pensées le désir même, que pourtant cette nana semblait prendre plaisir à attiser par des regards bien affolants. Par chance, elle ne parvenait pas à donner à sa voix autant de séduction. Celle de Paméla François me faisait perdre tous mes moyens. La sienne ne m’émouvait guère. Et rien dans tout cela qui se rapportât de près ou de loin à ma toute première vision, hélas inoubliable !
Pas question non plus d’évoquer l’affaire Messmer. Je brûlais d’instruire mon ami – sous le sceau du secret –, mais je devrais attendre pour cela d’être seul avec lui. J’exigerais en échange des explications complètes et sincères sur le jeu qu’il avait prétendu me faire jouer avec la nana qui sirotait tranquillement son jus d’abricot assise en face de nous.
Nous causions ainsi de choses et d’autres, mais pas n’importe quelles autres, quand la porte sur laquelle je venais une fois de plus de détourner les yeux s’est ouverte, livrant passage à mon élève. En minijupe, pour ne pas changer.
Comme dérivatif, on fait mieux.
Est-ce d’avoir concentré mes défenses sur le front Trunck qui m’a rendu à ce point vulnérable sur l’autre ? Cette apparition aurait détruit ce qui me restait de résistance si le patron ne s’était interposé pour venir enfin prendre ma commande. Encore un que l’affaire Messmer touchait de près, la palme revenant à sa fille. En comptant l’autre Sophie, dont le rôle avait été le plus meurtrier et le moins conscient, ça faisait quatre personnes que mes révélations auraient passionnées. Je m’étais rarement senti aussi important, bien que seul à le savoir.
« C’est pas un dancing, ici, monsieur. »
Avait-il une sœur taxi ? Je ne m’en suis pas enquis.
« Comment tu t’es fait ça ?
– Aucun intérêt. L’essentiel est que je reste mobile. Pour moi, ce sera un demi, s’il vous plaît. »
Rémi, qui par suite d’un certain chômage mental avait sifflé trop vite le sien, et avec qui j’avais une dette à éponger, m’a emboîté le pas, Sophie Trunck s’est dite comblée par sa mini-bouteille, avant que j’aie pu intervenir (mais qu’aurais-je fait ou dit ?) Rémi a invité Sophie la jeune à se joindre à nous, elle a consulté son père du regard, brave gamine, comment lui refuser ça, est venue s’asseoir juste en face de moi, son aînée de trois ans ayant spontanément déplacé ses affaires, nous voilà un joyeux quatuor, et tandis que Rémi encourage les deux Sophie à faire connaissance – plus aucun espoir de parler grossesse – le patron se penche vers moi et me glisse en aparté :
« Tu continues, alors ?
– Quand vous voulez.
– Tout à l’heure, entre six et sept ?
– Elle est d’accord ?
– Elle a intérêt. Je lui réserve une belle surprise pour son anniversaire. Tu lui dis rien, hein ?
– C’est ce soir ? »
Machinalement, je regarde ma montre. Autant consulter un aveugle sur la couleur de ma cravate. Cela dit, vous me voyez avec une cravate ? L’aveugle non plus.
Le patron m’adresse un clin d’œil et s’entretient quelques instants avec sa fille, apparemment elle prend bien la chose, puis il file nous tirer nos bières et lui cueillir un orangina.
Elle m’interroge du regard : qu’est-ce qui m’est arrivé ? Je lui réponds sur le même mode : Je te raconterai.
Plus encore que tout à l’heure, il me faut des sujets de dérivation. Heureusement, décrocher, ça me connaît. Là, par exemple, je constate avec surprise et ravissement que le patron n’a pas eu le temps, l’occasion, l’intention peut-être de parler à Rémi des cours. Je garde donc cette source de revenus. En outre, si nous avons bonne mémoire vous et moi, il a été question de m’augmenter. Voilà une perspective agréable. D’autres le sont moins. Par exemple celle de grimper l’escalier avec mes cannes. Bon, je me ferai aider. Une fois là-haut, je ne bouderai pas mon chaste plaisir, cramponné à ma pédagogie, ce garde-fou. C’est bien commode pour ça, l’allemand. Une petite faiblesse, vite, un verbe fort. Ma spécialité, en plus. Jamais eu le moindre mal à mémoriser conjugaisons, déclinaisons, vocabulaire, ça rentrait tout seul. Même chose en grec. Rémi m’a dit que j’étais doué. De fait, ce n’était pas seulement pour briller devant Clémentine et lui que j’ai retenu les premiers vers de l’Odyssée, avec leur scansion et les temps primitifs de voir, souffrir et manger. À propos, quand est-ce qu’on mange ? Et où ? Rentrer à Clichy ? Finalement ? Renoncer à mes projets ?
Quels projets ?
Ma colère retombée, les diverses parenthèses refermées, les effets de l’alcool évanouis avant l’imminente récidive, j’ai été frappé par le manque de préparation de mon entreprise. La question du point de chute, par exemple, n’était pas réglée, même si avoir rencontré Rémi me paraissait d’excellent augure. Celle des finances encore moins. Mais au fond, tenais-je réellement à cet exil ? N’était-il pas prématuré ? Dans deux semaines, je pourrais dire adieu à Clichy en même temps qu’aux cannes de chez Zerbib. Deux semaines pendant lesquelles j’amasserais le plus possible de fric. Ça valait le coup de patienter. Tout en jouant l’apaisement. Mais oui, je pensais, la voilà, la bonne stratégie : profil bas, préparatifs secrets. Qui sait même si tu ne pourras pas rembourser Jérôme avant de partir ? Règle tes affaires, et bonne chance !
« Norbert ? »
Je ne connaissais pas bien cette voix, c’était celle de Sophie Trunck. Trois paires d’yeux étaient posées sur mon sourire idiot, sur la table devant moi un demi. Je me suis ébroué l’esprit.
« Désolé, j’ai du sommeil en retard. »
Fin comme il était, Rémi a aussitôt fait le lien avec l’enquête, mais n’en a évidemment rien dit, se contentant de lever son verre dans ma direction d’un air de connivence. J’ai articulé pour mon élève :
« Mais ça va aller, t’inquiète. T’es prête ? Il paraît que t’as bien progressé. »
Elle a rosi, spectacle charmant, et qui a creusé la différence d’âge avec sa voisine.
« Avance pas trop vite quand même, sinon on se verra plus. »
Elle est passée du rose au rouge.
« J’ai besoin de fric, tu comprends.
– Classe », a fait l’autre Sophie. « Il sait tourner le compliment. Sans presque se réveiller.
– Espiègle, hein ? Rémi ne m’avait pas prévenu.
– Il t’a parlé de moi ?
– Ça t’étonne ? C’est vrai qu’y a rien à dire.
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Rien.
– Parler pour ne rien dire, très banal. »
Et baver mon nom à son paternel ? Elle a failli se prendre son orangina en pleine figure. Heureusement que je me suis retenu, parce que ce n’était pas le sien, mais celui de mon élève.
« C’est pourtant ce qu’on vous apprend en Hypokhâgne.
– Rémi ?
– Mmm ?
– Il nous insulte, là, non ?
– Qui ça ?
– Ton copain.
– Mon ami. »
Je suis remonté au créneau. Plus aucun espoir de parler grossesse, vraiment ?
« Sophie Trunck ?
– Oui ?
– Dis-moi, en toute franchise : est-ce que tu me trouves fréquentable ? »
Elle a flairé un piège. Moins méfiante cependant que surprise par une question aussi directe et chargée d’implicite à la fois.
« Je sais, je paie pas de mine, mes disgrâces physiques me donnent mauvais genre, mais si t’en fais abstraction ? »
Même Rémi semblait déconcerté. L’autre Sophie, elle, ouvrait grandes ses mirettes.
« Pas facile, hein ? Tu manques d’éléments. Je vais t’aider. »
La carte que je m’apprête à abattre n’est pas des plus anodines. Mais j’ai bien pesé le pour et le contre, et j’ai pris ma décision.
« Figure-toi...
– Norbert ! »
Le cri vient du comptoir. Le patron brandit le combiné du téléphone. À ma question muette il répond d’une mimique : il ne sait pas. J’insiste, il se renseigne, pas mieux. Je sens qu’il s’agace, je me lève, et le vois qui demande à mon mystérieux correspondant de patienter le temps que j’arrive. Tandis que de nouveau on s’écarte sur mon chemin, je déplore qu’on n’ait pas inventé le téléphone sans fil.
Le patron a posé l’appareil sur le zinc avant de retourner à ses affaires. Je m’insinue entre deux pochards. L’ambiance sonore n’est pas des plus favorables, ni en quantité ni en qualité.
« Allô ?
– Ah ! Norbert. Alors, on croit pouvoir m’échapper ? »
J’entends mal. Une voix féminine, il me semble.
« Qui êtes-vous ?
– Tu te fiches de moi ? »
Elle me dit son nom, que je suis obligé de lui faire répéter.
« Pau-la ! C’est bon comme ça ?
– Je te jure, je t’avais pas du tout reconnue. Ça va ? »
Un silence (enfin, dans le combiné).
« Ça va ? C’est tout ce que tu trouves à dire ?
– Écoute, on parlera plus tard, ici c’est pas commode. Je vais pas tarder à rentrer.
– Et tu crois que je serai là à t’attendre ?
– Mais... Où tu pourrais aller ?
– Ça t’intéresse ? Il serait temps. Je ne suis plus à Clichy, Norbert.
– Où, alors ?
– Devine.
– Paula ! C’est pas possible !
– Je ne peux pas te faire ça, c’est ça ? Eh bien si, tu vois.
– Et ma mère ? Et Annette ?
– Parce que tu te soucies d’elles ? À la bonne heure. Rentre vite, alors.
– Paula, je suis vraiment, vraiment désolé, il faut qu’on se parle, est-ce qu’on peut pas se retrouver quelque part ?
– Chez Géraldine, par exemple ?
– C’est pas drôle. Je suis hyper malheureux, là. J’ai tellement honte !
– De m’avoir trahie ? Eh bien ! prouve-le. »
Elle a raccroché. Je suis resté un moment immobile, le combiné à l’oreille. Autour de moi le brouhaha n’avait pas faibli, et j’ai compris que mes répliques, prononcées plus fort que nécessaire, n’étaient pas toutes tombées dans l’oreille d’un sourd, mon voisin de zinc me regardait d’un œil goguenard, ça ne s’était quand même pas entendu de notre table ? Je voyais de loin Rémi et les filles converser paisiblement, indifférents à mon sort, tant mieux, et puis Sophie la jeune a levé les yeux vers moi, et malgré la distance j’ai perçu tout ce que son regard marquait d’intérêt pour ma personne, je ne peux pas dire que ça m’ait consolé, mais au moins il me restait ça, le temps d’ailleurs avait passé et mon cours n’était plus que dans trois quarts d’heure, à moins qu’on décide de l’avancer, à moins aussi que je rentre tout de suite à Clichy, comme Paula m’y invitait, mais renoncer à une heure de lucrative quiétude, ça ne s’imposait peut-être pas, le mieux était d’appeler comme si de rien n’était pour dire que j’avais été retardé, rien ne m’empêchait de parler du cours d’allemand, au contraire, la matouze était plutôt favorable à mes incursions dans l’autonomie, j’ai souri de loin à mon élève, j’ai raccroché et j’ai demandé comme une conséquence du coup de fil si je pouvais en passer vite fait un autre mais d’abord si on pouvait avancer le cours d’une demi-heure. Pas de problème. C’est à la patronne que j’ai eu affaire, elle m’avait à la bonne dès avant que je m’occupe de sa fille, maintenant c’était le grand amour, elle m’a même offert la communication, on a beau s’y attendre, ça fait plaisir.
L’engueulade que je me suis prise ! C’est bien simple, ça m’a ôté tout scrupule. Sophie la jeune ne me quittait plus des yeux, ça m’aidait à me dominer comme à modérer mon volume sonore, j’écoutais à peine ce que disait la matouze, je me concentrais sur mes propres répliques, dont voici la dernière : De toute façon j’entends rien et tu veux rien entendre. Je rentrerai quand je le jugerai bon. Tout ça assorti d’un grand sourire à la fille des patrons, à qui j’ai fait signe de me rejoindre. Avec sa mère on l’a mise au parfum, pour m’éviter des déplacements elle est retournée me chercher mon cartable et mon demi, que j’ai fini au comptoir, la bonne petite. Du coup, je lui avais demandé de dire au revoir aux autres de ma part pour le cas où ils décamperaient avant que je redescende, Rémi a agité le bras, j’ai exhibé mon porte-monnaie, mimé « C’est pour moi » et « On s’appelle » (ceci sans réelle pertinence).
On s’apprêtait à monter, quand la porte du troquet s’est ouverte sous la poussée d’un postérieur surbaissé. Et, tandis qu’il repliait son immense parapluie et se tournait vers nous avec un large sourire, j’ai dû lutter contre un sentiment aussi scandaleux qu’inédit : le déplaisir de voir Jules.