Ça plus ça plus ça, 26

Publié le par Louis Racine

Ça plus ça plus ça, 26

 

Les pompiers nous ont rapidement semés, c’étaient quand même eux les plus pressés. Je m’étais assis à l’avant du tacot, comme le chauffeur me l’avait proposé, il avait reculé mon siège au maximum et j’avais toute la place qu’il me fallait pour ma jambe. Laquelle me faisait si mal depuis quelques minutes qu’effectivement je ne pourrais pas rentrer à Paris. Et maintenant la douleur gagnait mon bassin et mon dos, conséquence peut-être de ma position inconfortable auprès du blessé. Ma place était avec lui dans l’ambulance, à l’hosto. Mais je devais d’abord toucher mon pèze.

Le trajet m’a paru interminable, après quoi j’ai eu toutes les peines du monde à m’extraire du sapin puis à gravir le perron de la poste, malgré l’aide du chauffeur. Je n’allais quand même pas lui demander de me porter. Qui sait même si ça n’aurait pas aggravé les choses ? Il est entré le premier pour me tenir la lourde. J’ai franchi le seuil en grimaçant, et je n’ai pas cessé : derrière le guichet, pas de Muriel, mais un type dont j’ai pressenti qu’avec lui ça n’allait pas être de la tarte.

« Bonjour monsieur, j’ai fait bien poliment, Muriel n’est pas là ? »

J’étais le seul client, le postier ne devait pas crouler sous le boulot, n’empêche qu’il n’a pas plus levé les yeux pour me répondre qu’à notre entrée.

« Problème. La remplace. »

Encourageant !

« Et Jeanne ? Elle a dû vous parler de moi ?

– Pas vue. Déjà partie. Pris mon service en urgence. »

Décidément, ça urgeait de partout.

« Je viens toucher un mandat qui est arrivé ce matin.

– Pièce d’identité ?

– Ah ! euh... je l’ai laissée à Muriel.

– Pourquoi ? »

Et merde ! la gaffe.

« En fait, je l’ai oubliée à mon dernier passage, hier. Elle ne vous l’a pas transmise ? »

Il a fourragé derrière le guichet.

« C’était quoi ? CNI ?

– Pardon ?

– (Impatienté :) Carte nationale d’identité.

– Oui.

– Non, j’ai rien. Pas de mandat non plus.

– Il est pourtant arrivé.

– Qui vous a dit ça ?

– Jeanne. »

Il m’a enfin regardé. Mais je préférais avant.

« Vous me parlez de madame Roumégoux, vous me parlez de madame Lopez. On s’y perd.

– Muriel était censée me rendre ma carte et me donner mon argent. »

Il a froncé les sourcils.

« Vous l’accusez de l’avoir touché ?

– Elle aurait pu le faire pour m’arranger, vu mon état. »

Et j’ai exhibé mes cannes.

« En signant à votre place ? Faute grave. Rendez compte de ce que vous dites ?

– Je ne veux faire de tort à personne, je veux juste récupérer ma carte d’identité et mon flouze. »

Le chauffeur, qui jusqu’alors était resté en retrait, près de la porte, est venu aux nouvelles.

« Je me demande comment je vais pouvoir vous payer, monsieur ne retrouve pas mon mandat.

– C’est pas vrai, Julien, t’as perdu le mandat du jeune homme ? Toi, un modèle de rigueur ? »

Ils se sont serré la main, sans que le visage du postier trahisse la moindre émotion.

« J’ai rien du tout. »

La douleur m’a livré un tel assaut que j’ai dû me cramponner au comptoir, lâchant mes cannes, qui sont tombées avec fracas sur les dalles. Le chauffeur me les a ramassées.

« Fais un effort, Julien, tu sais qui c’est ce garçon ? »

Pour la première fois, il m’a dévisagé.

« Non.

– Le petit gars qui a sauvé de l’incendie la maison de Germaine. C’était dans le journal d’hier.

– Enchanté. »

Il avait l’air.

Déjà il s’était replongé dans ses occupations, si absorbantes.

J’étais incapable de la moindre réflexion, je n’aspirais qu’à une chose, qu’on m’endorme, dût-on pour cela m’assommer. Et c’est tout machinalement que j’ai articulé :

« Qu’est-ce qui lui est arrivé, à Muriel ?

– Problème.

– Oui, vous me l’avez dit. Mais lequel ? »

En l’absence du chauffeur, il m’eût probablement envoyé paître. Au lieu de quoi il a levé la main, le pouce tourné vers la droite.

« Sais pas. Demandez au chef. »

Je suis donc allé frapper à la porte du receveur. Le regain d’espoir qui me stimulait ne diminuait guère ma souffrance. Le chauffeur m’aidait comme il pouvait. Je lui étais surtout reconnaissant de son soutien moral. Il m’a laissé entrer seul et a refermé la porte derrière moi.

Le receveur m’a fait asseoir. Il n’était pas beaucoup plus jovial que son employé, mais il daignait former des phrases complètes et avait manifestement à cœur de se montrer utile. Serrant les dents, changeant de position à chaque seconde, j’ai pu lui exposer mon cas en lui fournissant toutes les explications nécessaires, sans mentionner Jeanne ni trop compromettre Muriel. Il m’écoutait attentivement, hochant la tête.

« C’est donc vous », il a dit quand j’ai eu fini. « Et c’est vous aussi. C’est donc deux fois vous. »

Ça ferait même trois, j’ai pensé, s’il savait que je suis l’homme à la Mercedes. Vous voyez que je recouvrais un peu d’agilité mentale.

« Merci pour Germaine Duchet. Je crains en revanche que madame Lopez ne se soit mise dans une situation délicate. Je l’ai surprise en train de faire un faux.

– Oui, pour m’arranger, comme elle a dû vous le dire. J’en prends toute la responsabilité.

– Je rends hommage à votre courtoisie, mais le règlement est le règlement, madame Lopez a commis une faute grave qui lui a valu un avertissement. Je le lui ai notifié, sans colère, mais fermement. Elle s’est alors emportée, m’a fait une scène inouïe, une véritable crise de nerfs, qui a nécessité une mise à l’écart pour le reste de la journée. Attention, ce que je vous dis là ne doit pas sortir de ce bureau.

– Promis. »

Julien était donc de bonne foi, il ne savait rien, et pour cause. À mots couverts, le chef venait clairement de discréditer son subordonné.

« On ne peut pas être malgré tout un peu indulgent pour madame Lopez ?

– Le problème, ce n’est pas seulement la fausse signature, c’est son comportement. Vous n’étiez pas là, il n’y avait d’ailleurs aucun témoin, mais c’était impressionnant. Beaucoup plus que d’habitude. Oui, elle n’en est pas à son premier débordement. Elle collectionne les blâmes.

– C’est peut-être ce qui la rend susceptible. Elle est prise dans un cercle vicieux. »

Je n’allais pas dire : dans un shicho.

« À elle d’en sortir. »

J’étais désolé pour Muriel, et inquiet pour Jeanne. Comment savoir si sa collègue ne l’avait pas mise en cause ? En tout cas ça s’était joué à trois fois rien. Il aurait suffi que Muriel attende sagement mon arrivée, puisque finalement Jeanne n’aurait pas le temps de repasser chez elle. Ça s’était mal goupillé, chacune a sa manière avait fait du zèle, et tout ça pourquoi, pour qui ?

J’avais honte. Ça ne me remettait pas à flot.

« Et mon argent, alors ?

– Pour l’instant, il est bloqué. Vous allez pouvoir récupérer votre carte d’identité, dont nous garderons une photocopie pour le rapport, mais la falsification du bordereau entraîne l’annulation de l’ordre de paiement.

– Donc ?

– L’expéditeur devra émettre un nouveau mandat. »

L’angoisse plus la douleur, je ruisselais d’une sueur glacée. Je ne tarderais pas à trembler. Ma voix n’avait pas attendu, elle chevrotait irrépressiblement tandis que je m’indignais : la matouze avait bel et bien payé, elle avait confié son argent aux PTT ; je ne me voyais pas lui en réclamer d’autre (la convaincre une fois avait été assez coton, mais ça il n’avait pas besoin de le savoir).

« Votre maman sera bien sûr remboursée, sans frais, puisque c’est nous qui sommes en faute. Le bureau émetteur a été prévenu. Si vous voulez téléphoner chez vous, je vous offre la communication. »

C’était sympa, mais l’idée d’appeler la matouze me retournait les tripes. Et puis le taxi attendait son pognon. Le receveur a dû voir que j’étais sur le point de défaillir, il m’en a aimablement demandé la raison, je lui ai expliqué pour le taxi.

« Vous n’avez pas du tout d’argent ? Un chéquier, peut-être ? Non ? Vous êtes majeur, vous pourriez ouvrir un compte-chèques postal, comme beaucoup de lycéens aujourd’hui. Ils y déposent leur argent de poche.

– Oui, c’est dans mes projets. »

Et là, devant ce receveur d’un bureau de poste de la Corrèze profonde, j’ai pris conscience qu’en fait d’argent de poche je m’étais toujours débrouillé sans. Il faut dire que mes dépenses personnelles se réduisaient à peu de chose. De temps en temps, assez rarement, je demandais du fric à la matouze, qui m’en lâchait, dix francs par-ci, par-là, jamais plus d’une fois par semaine et souvent moins. Et puis j’avais mes cours particuliers. Pour le reste, je me faisais entretenir par les copains. Tout ça, je le savais pertinemment. Ce que je découvrais, c’était que ma mère me traitait en mineur. Elle n’avait jamais cessé de me donner mon âge réel – ce qui était logique –, sans que je ressente le décalage – ce qui tendait à prouver qu’au fond de moi je savais.

Cette révélation m’a donné tout à coup une énorme pêche. Pour la première fois depuis le grand déballage maternel, j’ai mesuré ma chance de pouvoir profiter de deux âges à la fois : j’avais accès à tous les privilèges des adultes, et en même temps je gagnais un an et demi d’enfance.

« Bon, un petit coup de fil à votre maman ?

– Volontiers », j’ai fait. « Mais, pour ne rien vous cacher, je suis pas tranquille rapport à ce brave chauffeur de taxi. Faudrait que je puisse régler la course dès maintenant.

– Émile ? Ne vous tracassez pas, il vous enverra la facture. »

Autre révélation. Je me rendais compte que j’étais très ignorant des usages de ce monde. Et la joie d’apprendre le cédait en moi à la tristesse de savoir que je ne savais pas grand-chose, dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres. Tant, en quelques jours, j’avais mûri – tout gamin que je demeurasse.

Assez philosophé. Assez tergiversé, surtout. Le receveur n’aurait pas compris que je tarde davantage à téléphoner.

Il y avait quand même autre chose, un détail qui me rendait chaque seconde plus pénible que la précédente, vous l’avez peut-être oublié, normal, et tant mieux pour vous, mais j’étais au supplice, quelque position que j’adoptasse, et c’était tellement manifeste qu’il n’était plus question de donner le change.

« Excusez-moi, ça n’a aucun rapport. Il me faudrait une aspirine, ou à défaut un bon coup de massue.

– Qu’est-ce qui vous arrive ?

– J’ai hyper mal à la jambe. Je crois que j’en ai trop fait ces derniers jours.

– Vous ne voulez pas voir un médecin ?

– Dès que j’aurai mon argent, j’irai à l’hôpital. En attendant, il faudrait que je prenne quelque chose.

– Attendez-moi ici. »

Il est allé parler à mon chauffeur. Il avait rabattu la porte derrière lui, mais j’entendais le bruit de leurs voix. Il est revenu, l’air content de lui.

« C’est vraiment une crème d’homme, cet Émile. Il va passer à la pharmacie. En échange, vous lui donnerez votre adresse. Bon, je vous laisse appeler votre mère. Faites d’abord le zéro.

– Je le fais très bien. »

Il a feint de sourire, rapproché de moi le téléphone et il est ressorti.

La pendule marquait onze heures et demie. Par la fenêtre je voyais se balancer les arbres dénudés du petit parking où Jeanne et moi nous étions retrouvés. Le soleil d’hiver caressait le monde. Dans le ciel s’élargissait un trait de craie. J’ai décroché le combiné, formé le numéro.

J’ai laissé sonner longtemps, en vain. J’ai recommencé, des fois que. Pas mieux. Forcément, c’était l’heure où la matouze allait chercher le pain. Pourquoi ne l’avait-elle pas pris en rentrant de la poste ? Mais peut-être qu’elle n’avait pas prévu de déjeuner à la maison. En tout cas Annette n’y était pas non plus, ce qui semblait prouver qu’elle s’était remise de ses émotions. À moins qu’au contraire elle ait dû manquer le collège et que ma mère et elle soient chez le médecin. Ou qu’elles aient été renversées par un bus. Ou que l’immeuble ait brûlé pendant la nuit.

Inutile d’insister. J’ai raccroché. Que faire ? Appeler le commissaire ? Lui demander du blé ? C’était autre chose que des conseils. Jamais je n’oserais. Et les copains étaient injoignables, sauf peut-être Douvenou, d’ici trois quarts d’heure. Je commencerais donc par me faire conduire à l’hosto.

En voulant me relever, j’ai renversé ma chaise et suis moi-même tombé. Le receveur a surgi, suivi d’Émile, et quelques minutes plus tard j’étais installé à l’arrière du taxi, qui fonçait vers Brive.

Une fois de plus je suis passé devant la station-service. Parfait pour me remonter le moral. Émile n’a pas commenté. Cependant j’étais curieux de connaître sa version de l’histoire.

« Vous avez vu ces traces de pneus ? » j’ai fait. « C’est bizarre. »

« Y a eu un grave accident, hier matin. Causé par un chauffard. Il a pris la fuite, le salaud. Un diplomate. Sûr de son impunité. C’est révoltant des gens pareils. On a retrouvé sa voiture pas loin d’ici. Vide, bien entendu. Enlisée dans un champ. Elle a été discrètement escamotée par les gendarmes. À tous les coups, y a eu des pressions en haut lieu. Faudra quand même indemniser les victimes et payer tous les dégâts. Ça représente une fortune, des millions. Dites, ça ne va pas ? »

Il avait assisté dans son rétroviseur à ma rapide décomposition.

« Au contraire ! On ne peut mieux.

– J’essaie de limiter les à-coups.

– Je sais. Merci. »

 

 

Il était plus de quinze heures quand j’ai enfin pu appeler la matouze, de l’hôpital, et en PCV, ça va de soi. Je m’étais préparé psychologiquement par mes soins, physiquement grâce à ceux du corps médical, on m’avait gavé d’analgésiques, malgré tout j’appréhendais beaucoup ce moment, au point de souhaiter faire chou blanc. Il faut dire que désormais, question fric, ça pressait moinsse.

Vous aussi ça vous arrange que j’abrège, alors abrégeons. D’un dialogue des plus vifs et des plus tendus, je ne retiendrai que quelques fleurons.

Ainsi, je venais de dire à ma mère que je devais rester en observation à l’hôpital de Brive jusqu’au lendemain. J’articulais comme si j’étais bourré, en parlant un peu du nez.

« T’as une drôle de voix. T’es enrhumé ? Il fait froid là-bas. Je parie que t’as pas fermé ton manteau.

– Je peux plus.

– T’as grossi à ce point ? Ça m’étonnerait. T’as perdu tes boutons ? Tu sais pas les réparer ? Faut pas rester comme ça. Bon, comment tu vas rentrer ?

– En train.

– C’est pas raisonnable, ça, mon fils. Roger ou Marie-Jo, ils peuvent pas t’aider ? Au moins te prendre chez eux le temps qu’on s’organise pour venir te chercher ?

– Quoi ? Tu veux venir jusqu’à la Boissière affronter Marie-Jo ?

– Dis donc ! C’est elle qui va m’affronter, oui ! Si elle élevait mieux sa fille, on en serait pas là ! »

Un autre :

« Ton copain Martial a appelé, le tournage commence dans moins de deux semaines.

– Je serai sur pied.

– Tu te fous de moi ? Pas question que je te laisse perdre encore ton temps. T’as mieux à faire. Pense à ton bac. Et Paméla est pas du tout une fille pour toi. Jules est d’accord pour te trouver un remplaçant. Au fait, j’ai oublié de lui demander : c’est quoi ce surnom ridicule de Chimène ? T’avais dit que tu m’expliquerais.

– Martial, c’est lié à Mars, le dieu de la guerre, l’équivalent pour les Japonais c’est Hachiman. Hachiman, Chimène.

– Oui mais enfin c’est un nom féminin. Il est homosexuel ?

– Loin de là ! Et quand bien même ? Constant, par exemple, t’as rien contre lui.

– Il est pas Japonais.

– Martial non plus.

– Alors pourquoi le Japon ?

– Pour la blague. Qu’est-ce que tu reproches aux Japonais ?

– Ils sont pas comme nous. »

Je n’ai pas relevé (Nous sommes trop lâches, mon bon).

Un dernier, pour la route :

« Je te préviens, à ton retour, fini les gamineries. Tu vivras à la maison, pour les transports tu prendras une carte Orange, c’est nouveau et c’est très pratique, tu verras Paula uniquement certains week-ends. Si elle veut encore de toi, la pauvre !

– Et Carmen ?

– Elle fera ce qu’on lui dira. »

 

(À suivre.)

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Épilogue

 

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