Jadis éternel, 24
Avant que j’eusse pu esquisser le moindre geste pour désactiver mon système anti-intrusion, il fit voler le panneau en éclats et se rua dans mon bureau. Et, tout de suite, je sus qu’il n’était pas dans son état normal. Ses yeux ne reflétaient pas la haine habituelle. Il y avait en eux une vague inquiétude qui m’effraya. À quoi l’attribuer ? Les rebelles étaient-ils allés trop loin ? Avaient-ils profité de notre supériorité du moment pour s’en prendre aux Ateliers ? Les gradés sur la sagesse et la fidélité desquels je me fondais m’avaient-ils trompé ? Voilà les questions que je me faisais tandis que mon père jetait tout autour de lui des regards terribles et apeurés.
« Tu te barricades, maintenant ? Quel enfantillage ! Un balai ! Qui te l’a donné ? »
Par loyauté envers mon pourvoyeur, je mentis, n’ignorant pas pourtant que mon père le saurait aussitôt. Il avait bien raison de me traiter d’enfant ! Je me mentais en quelque sorte à moi-même en donnant l’impression d’avoir oublié que, s’il ne pouvait pas lire dans mes pensées, il avait un flair infaillible s’agissant du mensonge. Tenant mon bloqueur d’indésirables entre des mains qui se fussent voulues plus fermes, il l’examinait d’un air dégoûté. Projetait-il de me battre ? De m’infliger le même genre d’outrages que mes partenaires de Kanagawa ? Qu’était-il venu faire à Ouarzazate, quittant les hautes sphères de son séjour ordinaire, leur lumière veloutée, leur air pur et léger ? Pourquoi ne m’avait-il pas, de la traditionnelle brûlure, informé de son arrivée ? Étais-je bizarrement devenu insensible à ses signaux ? Le passage à l’âge adulte, pour moi si laborieux, entraînait-il une telle infirmité ? Tout en m’interrogeant ainsi, il me semblait arpenter de larges avenues ombragées, plantées d’arbres en fleurs, souvenirs qui ne pouvaient pas être de moments qui n’avaient pas été, où je suivais mon père le long desdites artères, m’arrêtant parfois pour renouer une rosette (surtout quand j’avais dû libérer un gravillon aux dents aiguës prisonnier de mon soulier). Je revivais des instants que j’inventais en même temps, je rêvais, je pense, debout devant mon père interloqué, le balai toujours en mains, une expression hébétée toujours arrêtée sur son visage étourdissant de laideur. Mes visions s’éteignirent subitement : revenaient m’assaillir l’esprit les insultes et autres avanies subies pendant mes jeunes années, à propos des difformités paternelles, sans parler de ma maga de mère. J’aurais voulu embrasser mon bourreau, dont l’évidente anxiété me tirait des larmes, les toutes premières qui me fussent jamais nées lui présent, je demeurai aussi inerte que la pierre qui alourdissait ma poitrine. Mon père laissa tomber son arme, la jugeant sans doute inappropriée, éleva la main droite à la hauteur de son oreille boursouflée, suintante et malodorante, et me gifla si fort, le pauvre, la peur et le ressentiment s’étant alliés pour l’aveugler, qu’il en eut lui-même les larmes aux yeux, insensible qu’il était théoriquement à la douleur – je suis plutôt d’avis qu’il avait inventé là une fable pour impressionner ses enfants et leur fournir, en même temps qu’un exemple impossible à imiter, un sujet de gloire au sein de leur groupe d’âge.
Je tombai à la renverse sur le lit dont j’avais fait garnir mon bureau pour me reposer entre deux plans de bataille. Je fermai les yeux, indifférent à la forme que prendraient les agressions suivantes et n’ayant pas tellement envie d’ajouter le déplaisir visuel à ma douleur, préférant fixer mon regard intérieur sur l’image de Zoé, toujours disponible, entre le portrait de ma mère par Bourrier Père et un dessin de Zak représentant les arènes de Stuttgart à la fin de l’ère A et qu’il avait intitulé Le dernier gladiateur (on y voit un Bulgare tenter de ranger ses intestins tandis que le robot auquel il tourne le dos s’apprête à lui ôter la tête ; joli rendu, d’un goût très sûr, intéressant jeu d’ombres et de lumière, et jusqu’à l’illusion de la musique par le simple éblouissement des trompettes). Mais j’attendis en vain une nouvelle attaque. Mon père s’était mis à faire les dix fois dix pas entre la porte désormais béante et la fenêtre opaque, et grommelait entre ses dents des paroles moins intelligibles même que d’ordinaire, que je pris soin d’enregistrer – si elles ne m’étaient pas vraiment adressées, du moins valait-il la peine de les garder en mémoire pour pouvoir plus tard méditer sur le message qu’elles renfermaient. Je les ai d’ailleurs publiées en annexe de mon Testament d’un immortel, et Zak les a magnifiquement illustrées. J’en reproduis un extrait bref mais représentatif :
« AH LES BRIGANDS QUOI QUOI PAS POSSIBLE PAREILLE GABEGIE VOUS ME FAITES RIGOLER MOI TON PÈRE MAIS POURQUOI FAUT-IL MAIS QU’AI-JE FAIT APPELEZ-MOI LE RESPONSABLE TU VAS VOIR TON STAGE A ULURU NON MAIS VOUS VOULEZ QUOI VOUS VOULEZ QUOI MON PROPRE FILS UN BALAI ON AURA TOUT VU JE RÊVE QUI A SIGNÉ L’AUTORISATION QUI A ÉTABLI LE MENU QUI A RÉDIGÉ UN TEXTE AUSSI INEPTE HEIN NON MAIS DES FOIS ET APRÈS ON S’ÉTONNE JE T’EN FOUTRAI MOI DES DRAPS DE PAPIER ET DES GRANULÉS DE SOUFRE »
On imagine sans peine le parti que Zak a pu tirer d’un tel fleuron de vieille rhétorique (d’autant plus qu’il était en plein dans sa période atomiste). Bouleversé, j’avais entrepris de balayer le sol de terre battue, repoussant sous mon lit les débris de porte ainsi que les paquets de poils que le paternel avait perdus dans l’irruption, quand, alerté par l’élévation anormale du niveau sonore au sein de son département, un infirmier parut. Mon père l’empoigna par le plastron et le plaqua au mur, ses pieds battant lair quils souillaient de leurs émanations. Je vis qu’il portait des sandales en peau de requin. Mais ses bretelles, s’il en avait, étaient masquées par sa blouse.
Le malheureux délivra un boniment embarrassé. J’avais demandé un balai sous prétexte de faire un peu de ménage. On avait examiné ma requête en toute rigueur, en en pesant et soupesant les risques, et finalement estimé qu’elle témoignait d’une amélioration sensible de mon état. Partant, on l’avait traitée favorablement. Hélas ! le dispositif de télévisite des bureaux était tombé en panne (je savais bien pourquoi, mais je n’étais pas près de me dévoiler), voilà une semaine déjà, il est vrai, toutefois le manque de personnel, lui, avait été signalé depuis des lunes, qui expliquait que l’on n’eût pu régler le problème ni veiller plus étroitement sur moi, et puis on avait oublié l’affaire du balai, bref, on était désolé, on ne le ferait plus, et si l’honorable parent du patient voulait bien desserrer son étreinte, on se faisait fort de réparer dans les meilleurs délais les dégâts imputables à la seule maladresse des agents pourtant très bien payés de l’Administration, non, pas la maladresse, bien sûr, l’inadmissible stupidité, voilà, la sienne, oui, à lui le premier, quant aux soins que l’on me devait on me les avait toujours dispensés sans faute, sauf peut-être une fois s’agissant des fameuses pilules énergisantes, une fois de trop, il avait parfaitement raison, mais par ailleurs quand on voyait les effets qu’elles produisaient sur monsieur son fils il n’y avait peut-être pas lieu de s’en alarmer outre mesure, si si, évidemment, il y avait lieu.
Je ne perdais rien de sa logorrhée, plus empressée qu’il n’eût fallu pour paraître honnête. N’ayant jamais assisté à une telle opération, j’observai attentivement la manière dont mon père empala l’infirmier à l’aide de mon bloqueur d’indésirables. Et, si je me réjouissais que la punition ne fût pas purement symbolique, je déplorai par devers moi la politique de l’Administration, qui eût pu employer pour rien un insensible au poste peu reluisant de responsable de département – si tant est qu’elle eût daigné permettre à nos amis à deux pattes de se reproduire au lieu de les maintenir en vie ; de les prolonger, osons le mot.
Quand le tube daluminium fut entièrement ressorti par le gosier du piètre orateur, mon père les renvoya tous deux, dont l’un pour qu’il se fît soigner. Puis il se tourna vers moi.