Jadis éternel, 23

Publié le par Louis Racine

Jadis éternel, 23

Emporté par cet élan poétique, je composai beaucoup à cette époque. Mon oratorio n’a pas eu la faveur qu’il méritait ; il ne fut chanté qu’une fois sous sa forme originale, chez le prince Capu, qui, tout aristocrate qu’il était, s’était brusquement senti vibrer pour la cause maga – vibrer au sens propre, tout aristocrate qu’il était (on massure que ce petit bijou a tourné récemment en Afrique australe, avec une autre musique, mais peu importe). Mes poèmes en revanche ont rencontré leur public, en particulier le recueil – le bouquet, plutôt – À demeure. Je lui emprunte seulement cette Fleur :

Je cueillerai une fleur de ’O
et la poserai sur ton cœur
passeport
pour une autre vie
que la mienne

On reconnaît mon style habituel, celui qui m’a fait apprécier un peu partout sur et sous la terre.

Mes activités guerrières non seulement ne contrariaient pas mon écriture, mais encore la stimulaient. Je prenais sur mon sommeil et sur mes vacances, ce qui ne les amputait guère, vu que je n’en avais pas. J’ajoute que je plaçais une confiance absolue dans les officiers, capitaines et colonels, qui menaient nos quatorze unités, regroupées en trois sections. Vu qu’en outre, pour les raisons tactiques et stratégiques que l’on imagine, je préférais l’ombre à la lumière, je n’étais pas familier aux combattants ni même nécessairement reconnu par eux comme leur général, et il est fort possible que les rebelles, par moments, aient jugé leur commandement en chef trop peu incarné. C’est bien sûr pour les mêmes raisons exactement que je tairai les moyens nombreux et variés auxquels je recourais pour exercer ma tâche elle-même protéiforme. Nous n’avons certes pas gagné cette guerre, pas plus que l’ennemi – à moins que la victoire ne se mesure aux pertes infligées à autrui –, mais, si elle recommence un jour, le fait que ces moyens n’aient pas prouvé leur efficacité ne constituera pas un obstacle suffisant pour que nous les écartions. Au plan technique, en effet, nous n’avons pas progressé, notamment pour la transmission et la communication. Bien pis, nous n’avons plus ni le matériel militaire ni les compétences qui ont pu autrefois faire un peu illusion et nous assurer quelques succès isolés, annexes et passagers. La faute en est principalement à notre financeur et à son goût ruineux pour les économies et pour le luxe. Celles-là, il les réalisait tout naturellement sur nos équipements ; celui-ci, il en faisait un étalage incompatible avec son ancienne rigueur, laquelle prolongea trop brièvement l’antique sagesse.

C’est ainsi que, n’ayant pas été renouvelés ou même simplement un tant soit peu entretenus, nos armes et autres instruments ont progressivement atteint une vétusté telle que Kraepiel en a fait un célèbre exergue. Sa Fée ré-alitée s’ouvre en effet par cette citation :

C’est bien joli qu’on va se battre contre les Bulgares
Mais avec nos petits poings qu’est-ce qu’on va bien pouvoir fare
À part les offrir au tyran pour qu’il va les faucher à pleines moissons

        [mes frares
misare ! galare !

N’ayez pas honte si vous n’avez pas reconnu l’auteur ni l’ouvrage. Kraepiel n’a pas osé se l’attribuer, non par une humilité qui ne lui ressemblerait point, mais parce qu’il s’apprêtait à publier son fameux manifeste Contre la pensée Vag (qui est aussi en quelque sorte une réponse à mon Finir) et ne voulait pas affaiblir son prestige en paraissant hésiter entre plusieurs carrières littéraires. Voilà pourquoi il signa « anonyme » ces vers qu’il avait commis autrefois, et que seuls quelques privilégiés connaissaient, sans toujours apprécier le subterfuge qu’il employa pour respecter la contrainte qu’il s’était imposée.

Il suffit que le lecteur sache que j’étais en constante relation avec la rébellion, malgré la surveillance, les contrôles et les tracasseries auxquels j’étais soumis en permanence. Ces pauvres manœuvres n’affectèrent en rien ma résolution ni mon efficacité.

Un matin pourtant, comme j'étais concentré sur un épineux problème logistique, on tambourina à ma porte avec une telle vigueur que je crus m’évanouir.

« Ouvre, crétin ! »

Cette voix éraillée, légèrement voilée, quoique tonitruante...

Oui, lecteur, c’était mon père.

 

(À suivre.)

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L
Il est plus court ce chapitre, pourquoi? L'inspiration se tarit? On tend vers Zéro?
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