Jadis éternel, 2

Publié le par Louis Racine

Jadis éternel, 2

Si j'étais paranoïaque, je dirais que le brouillage est une invention destinée à me nuire personnellement. J'en déduis que mes préparateurs ont eu la main lourde. Mais la paranoïa, non, merci, je n'ai pas ce défaut. Ceux que j'ai (je ne les ai évidemment pas choisis !), je les dois à la perversité de mon père. Il y en a un que je préférerais dissimuler mais qui ne tardera pas à se voir si ce n’est déjà fait, c’est l’hypocrisie.

Pour l’instant, Zoé et moi, nous nous tripotions joyeusement l’anatomie, égayés encore par l’innocent stratagème que j’ai dit, et par notre inexpérience (on se souvient que j'étais tout juste centenaire), quand une flaque de sang nappa soudain le mur. Un de nos geôliers venait d’ouvrir la porte. Pas de doute, le jour était levé.

Deux évêques parfaitement inutiles (encore une aberration de l’ère B) nous conduisirent devant une espèce d'épouvantail que je pris pour le président du sas. Il devait se révéler être bien plus que cela, mais n’anticipons pas. Nous eûmes alors ce dialogue dont je n’ai pas changé un mot, et qui aujourd’hui me fait douter si je n’étais pas tout bonnement tombé dans un piège. Cela expliquerait l’incident avec... mais non, j’anticipe encore. De tels événements sont en soi difficiles à raconter, et je ne suis pas doué pour cela. Un autre de mes défauts.

Notre interlocuteur était vêtu d’une tenue cocasse, qui dénotait toute l’inculture des techniciens du Centre. Je ne leur jette pas la pierre, ils faisaient ce qu’ils pouvaient, les pauvres, mais c’est là qu’on voit les limites de la liberté créatrice. Sans nous dire son nom (il n’y pensait guère, mais il aurait pu nous servir un pseudonyme), il entra d’emblée dans le vif du sujet :

« Présentation incomplète, paraît-il.

– C’est vrai, ça, dit Zoé, présentez-vous.

– Je ne ris pas.

– Toute présentation est incomplète », risquai-je.

Il bleuit. Avec sa robe jaune, dans le matin rougeâtre, le tableau était impayable.

« Vous avez profité de l’interruption pour échanger vos identités.

– Vous êtes jaloux ? demanda Zoé.

– Qu’est-ce que ça peut vous faire ? » demandai-je à mon tour. J’admirais comme Zoé avait été préparée. Elle n’avait pas froid aux yeux.

« On dirait que vous ne vous rendez pas compte que vous venez dêtre enterré à Hjerkinn. Nous vous avons affecté à la tour Y. Vous pourrez y déployer vos talents devant votre Marcel.

– Il m’y tiendra compagnie ? Il a été prolongé ?

– Quel vocabulaire ! Si votre père vous entendait !

– Il l’entend, vous le savez bien », dit Zoé.

Je commençais à adorer cette fille, et du même coup à entrevoir le plus triste avenir qui soit. Mais, curieusement, je ne flairai pas le piège. Je croyais simplement à un raffinement de cruauté.

Sur le chemin de notre geôle, nous n’échangeâmes pas un regard. Nous sentions peser sur nos existences ce que le terme d’absurdité traduit au plus près.

La journée fut consacrée à la consolidation du réseau. Nous n’y participions pas, sinon pour donner la main quand surgissait une difficulté particulière comme un choc hypnotique. Marcel en revanche fut mis à contribution. Au moins cela le distrayait-il de ses angoisses. On avait moins souvent besoin de le prolonger, pardon, de le ranimer.

Toute cette procédure, avec ses contradictions insurmontables (que l’on songe que la principale obsession de l’Administration était la lutte contre les faux-semblants !), paraît aujourd’hui mériter le qualificatif de barbare. Je ne sais pas cependant si nous n’avons pas gagné en barbarie avec le goût de vivre. Là encore, je ne défends pas les Garde-barrière, dont je ne cesserai jamais de dénoncer la bêtise. Aucune sympathie pour cette soi-disant élite incapable de se doter des moyens d’influencer quiconque, et arc-boutée sur des privilèges dont elle-même ne jouit plus.

Mais ne parlons pas politique, sinon pour la restaurer dans sa vraie dignité. Retournons plutôt à Hjerkinn, où je découvre la tour Y.

Elle était ainsi désignée par référence à celle que les New-Yorkais de l’ère A3 surnommaient le Slingshot, la fameuse Y-Tower, également rebaptisée Why-Not-Tower par ses détracteurs. Vieux souvenirs que tout cela, ou… faux-semblants ! Ce n’est pas ici que nous trancherons. Notre tour à nous, flottante, comme il se doit, offrant de ce fait une prise idéale au brouillage, comme nous ne tarderions pas à nous en apercevoir, présentait en outre un inconvénient majeur pour qui eût voulu y mener une petite vie pépère : il y résonnait en permanence, à plein volume, la pire musique que l’on puisse imaginer, quelque chose entre Cavalerie Légère et Couche-moi dans le muguet. Oui, je connais. On voit que mes préparateurs n’ont pas si mal travaillé.

De petite vie pépère, il n’était évidemment pas question, pas plus que d’une visite d’Osman. Quand je dormais, je rêvais de Zoé. Quand je ne dormais pas, je rêvais de Zoé. De relativement confortable qu’elle était au début, ma situation morale empirait. N’avais-je pas finalement aidé l’Administration à réussir son coup au-delà de ses espérances ? Je me raisonnais : nous avions au contraire fait ce qu’il fallait, nous avions eu le bon réflexe. J’allais jusqu’à nous croire immunisés contre le brouillage ! Et des signes évidents me montraient qu’il en était de même pour Zoé. Chacun de nous était persuadé que nous finirions par nous rejoindre en rêve, que notre espièglerie avait suffi à déjouer les plans de nos bourreaux. C’est pitié !

J’eusse été mieux inspiré de me méfier de mon compagnon. Je ne vise pas son espèce en général. J’ai pour elle le plus grand respect. Mais force est de reconnaître qu’un Marcel est naturellement porté à la trahison. Je n’ignore pas non plus que le débat est clos depuis longtemps sur notre complémentarité. Je veux seulement témoigner de l’impossibilité où je me trouvais à cette époque de percevoir ses intentions. Aujourd’hui que nous sommes devenus si transparents les uns aux autres (malgré les doutes récemment émis par un acolyte de Zak), cette mise au point me semble importante.

Je me félicitais donc de mon malheur, somme toute supportable. Le premier assaut du brouillage n’en fut que plus atroce.

 

(À suivre.)

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