Jadis éternel, 10

Publié le par Louis Racine

Jadis éternel, 10

L’incident de Kanagawa eut deux ordres de conséquences, les unes personnelles, les autres, j’ose le dire, universelles. Je ne crains pas non plus d’affirmer que je faisais le lien entre les deux.

Ne comptez pas sur moi pour préciser quels outrages me furent infligés tout au long de cette horrible nuit par le prince, la princesse et la gourgandine. S’il m’arrive d’appeler celle-ci la petite peste d’Athènes, on ne m’en tiendra pas rigueur, j’espère.

Je ne sais comment je me retrouvai chez moi, du moins dans ce qui pouvait en tenir lieu dans ces circonstances. On a sans doute oublié à quels expédients des plus affreux la crise de logement de la fin de l’ère B forçait à recourir les pourtant rares semblants d’humains que nous étions (tout le monde n’a pas la chance d’être un prince, ni la déveine d’être le fils de mon père). Loger des simulacres dans des simulacres n’était pas totalement dépourvu de logique, si l’on persiste à nommer ainsi ce que, sans trop anticiper – je m’en garderai bien, mon cher Didi ! –, je désignerais plutôt comme l’absurdité structurelle de l’âge du Capitaine.

Nous n’en sommes pas là.

Comme j’émergeais lentement d’une sorte de cauchemar nauséeux, je fus frappé par l’expression de Marcel. Il vit ma réaction et, instantanément, se composa un visage plus habituel. Cependant cela ne m’avait pas échappé, mon compagnon en savait trop. Je soupçonnai la petite peste, puis je me ravisai : pourquoi l’eût-elle mis au parfum ? Il m’apparut plutôt que Marcel était informé de tout depuis le début, et j’en tirai cette conclusion en forme d’alternative : ou bien le livre du prince avait été un simple leurre destiné à tester ma motivation et mes capacités en même temps qu’à me démoraliser, ou bien il présentait un réel intérêt, et je ne devais pas permettre plus longtemps à ces privilégiés d’en jouir égoïstement.

Je l’ai souligné à maintes reprises dans le cours ce de récit, j’étais loin de maîtriser les tenants et aboutissants de mon propre destin. Je ne crois pas en cela différer beaucoup de la plupart de mes semblables. Mais je commençais à soupçonner ce même défaut de maîtrise chez ceux-là mêmes dont on eût pu attendre un peu plus d’efficacité, à savoir mon père et l’administration son alliée. Osman avait perdu de sa puissance, celle de Hua grandissait peu à peu : j’étais victime d’un complot, orchestré par ce dernier. Aujourd’hui encore, avec un recul de près de neuf cents ans, je tiens pour cette explication, même si elle ne me satisfait pas pleinement. Et, on l’a compris, j’attends de ce travail d’écriture une forme de révélation. J’ignore où je vais. J’ai à dire, j’ai à apprendre aussi. Depuis le premier jour – comme il me paraît loin maintenant ! –, je lutte contre une idée tenace, persistante, vivace en somme. Elle m’est venue au moment exact où je faisais état de mes certitudes d’autrefois concernant la véritable fonction de Marcel. C’est difficile à formuler. En fait, j’ai peur. Mais je veux lutter contre cette peur, moi, le champion de la sérénité. Je refuse de passer le reste de ma vie à craindre une adversité invisible. J’ai retenu la leçon du livre (non ! ne pas anticiper !), à savoir bannir la présomption, lui préférer la prudence, et elle m’a d’abord ébloui, au point de m’aveugler, de me donner l’illusion d’avoir échappé à la malédiction paternelle : aujourd’hui je me trouve plus démuni qu’à mon arrivée à Hjerkinn. Je finirai bien par comprendre le processus. Je le sens, ces mémoires sont en train de se muer en journal. S’il se pouvait, oh ! comment puis-je encore espérer cela ! Si je pouvais fût-ce une seule fois revoir Zoé – non sa pâle copie, tortionnaire experte mais pas aussi jolie finalement, non, non, et même assez laide avec cette espèce de moustache mal effacée –, oh !

Je me reprends. Le chef des rebelles de l’ère C se doit de montrer davantage de dignité.

Récemment, Hua a donné des gages, gagné en popularité avec l’ouverture de ce soi-disant Hua Fan Club. Je vous laisse vous remémorer le surnom que lui a valu sa principale activité. Mais ce n’est pas le plus important. Et même, je suis prêt non à minimiser les crimes du tyran, encore moins à les lui pardonner, mais à reconsidérer sa véritable responsabilité dans mes petits ennuis. Je me demande si en fait de manipulateur Hua n’était pas lui-même manipulé, et si plutôt qu’un simple pion Osman n’était pas le véritable maître du jeu. À cette thèse s’opposent de nombreux arguments (y compris de Baradi, exposés dernièrement dans son étude magistrale au sobre titre de Règlement intérieur), et je ne peux l’étayer sur aucune preuve, mais surtout je me demande s’il faut s’arrêter en si bon chemin ou le poursuivre pour dépasser lieux communs, clichés et autres poncifs. Si habile soit-il, Hua ne tirait peut-être pas les ficelles. 

Donc, j’aurais tendance aujourd’hui à flairer le mal partout. Je ne peux plus croire au scénario officiel. Je ne l’ai pourtant pas seulement validé, j’ai contribué à son élaboration ! Raison de plus, me direz-vous, pour en connaître la fausseté. Certes, c’est tout le problème : où sont les limites ?

Nous n’en sommes pas là.

L’incident de Kanagawa fit de moi le plus méfiant des hommes. Je devins morose. Le malheur promis par mon père avait trouvé là une forme d’épanouissement – moi, je me flétrissais, me ratatinais à vue d’œil.

Le temps n’était pas encore venu où l’on pouvait, moyennant certaines preuves de bonne volonté et de bonne foi, se débarrasser de son Marcel (les cas sont d’ailleurs rarissimes). Du reste, cela surprendra, j’imagine, j’étais content du mien. Il n’avait pas son pareil pour me dorloter. À mes heures de faiblesse, je pensais oublier ainsi mon malheur. Ses bons soins au contraire le renforçaient en me montrant toute la différence entre le bien-être et le bonheur. Et le sentiment de ma propre cécité, même passagère, y contribuait aussi.

Heureusement, il me restait la lecture et l’écriture. le poème plus haut reproduit en annonçait d’autres, un plein recueil dont la constitution m’occupa tout le temps de mon séjour. Il est aujourd’hui perdu – certains d’entre vous connaissent les circonstances de cette disparition –, et, si ma mémoire en a conservé l’essentiel, je n’ai aucune intention de le rééditer. Il n’a guère de valeur, sinon à mes seuls yeux, et encore.

Je lus beaucoup aussi, à commencer par les ouvrages dont j’avais la garde. Il y avait là  – complet ! – un exemplaire de Sound and Fury dans une traduction hongroise d’assez piètre facture (à en croire des inscriptions marginales de lecteurs courroucés), mais dont je fis mon livre de chevet – ma table de nuit : un vieux bidon d’avant la scission ; je ne sais ce qu’il avait contenu, mais l’odeur n’en avait jamais disparu, et aujourd’hui encore elle me reste dans les narines. C’est proprement incroyable, cette permanence dont on ne sait si elle est imputable à la mémoire ou à la réalité concrète. Non seulement l’odeur n’a pas disparu, mais elle s’accentue et tend à gagner du terrain.

Je m’isolais. Le jour, je m’écartais d’Irini. Le soir, je retrouvais Marcel, mais me contentais avec lui de rapports purement utilitaires. Une fois seul, je bouquinais. Je ne lisais pas aussi lentement que Zak aime à le suggérer – trois livres en un an, ce n’est pas si mal –, mais j’étais freiné, c’est vrai, par le souvenir de Zoé. Je commençais à lire, aussitôt son visage venait se coller sur la page.

Et un jour, levant les yeux, je la vis.

 

(À suivre.)

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S
Moi aussi, apparemment, je sais lire, Louis Racine, et je suis curieuse de voir si vous tiendrez jusqu'au bout...
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B
Moi, je ne suis pas sûre d'y arriver!!