Jadis éternel, 12

Publié le par Louis Racine

Jadis éternel, 12

Ce qui me restait d’énergie, je l’épuisai à séparer ces deux visions : l’une, fixe et mouvante en même temps, celle d’une peinture hideuse, l’autre animée, réelle, bien plus terrible encore de ce qu’elle s’agrémentait de hurlements inhumains, à moins qu’ils n’émanassent de l’image peinte ? Au-dessus de celle-ci, je devinais une inscription. Quelle chance de savoir lire ! Mais le déchiffrement se révélait malaisé du fait d’un vacillement permanent, comme si la terrifiante figure eût été peinte sur un rideau, s’y agitant plus que sa jumelle arrêtée devant ma table dans une attitude menaçante, retenue par des liens invisibles, par un mur de verre peut-être. Tétanisé, j’attendais la suite des événements, heureux cependant que cette irruption m’eût arraché à l’influence du précédent arrivant, commençant aussi à distinguer parmi le brouhaha ambiant un appel répété, impérieux.

Je me laissai entraîner à l’écart, enregistrant au passage un bref échange qui faisait référence au « chien du directeur ». Je ne pus m’empêcher de rappeler que le directeur, c’était moi, au grand amusement de mes guides. Ils me rassurèrent : je n’avais rien à craindre, il ne s’agissait pas de la même structure. Je ris avec eux, mais je les sentais un peu nerveux. Il y avait de l’agacement dans l’air.

Je dus réveiller Marcel, à qui je fis le récit détaillé de ces événements désagréables. Il branlait pensivement le chef, manifestant autant d’intérêt qu’il était nécessaire sans que je fusse vraiment dupe de ces simagrées. Il se passa là des minutes déterminantes. Redevenu pleinement maître de mes pensées, je méditais en parlant, parlais en méditant sur les enseignements à tirer de ces dernières semaines, et jusqu’à ces dernières heures. Je vais tâcher de les mettre en perspective. Une simple liste suffira :

- Marcel me trahissait, il servait d’autres intérêts, plus puissants.

- De même que Wilkiewicz se flattait de négliger ce que vivaient ses créatures, de même j’avais usé de mon influence sans regarder au-delà de ses avantages ni m’inquiéter de ce qu’enduraient mes victimes.

- Victime, je l’étais aussi : des chercheurs sans scrupules, stipendiés par Hua et par ses amis, testaient sur moi des séquences interdites. Je n’étais pas près d’atteindre la retraite ; pire, je devrais peut-être dire définitivement adieu à la mort.

- un maga particulièrement stupide (la naïveté de ces gens n’a d’égale que leur brutalité, mais il n’était jamais arrivé que je les jugeasse bêtes) m’avait aidé par une célèbre réplique à mesurer la distance entre la sagesse des puissants et la science des humbles.

Rassemblant ces divers éléments en un seul faisceau, je m’en fis un épieu que j’aiguisai patiemment, une javeline effilée mais incassable. Je me jurai d’en percer les entrailles de mes ennemis. Seul cependant, je ne serais guère efficace. Il me fallait des alliés déterminés, disciplinés, des assiégeants, des assaillants, des fantassins, des lanciers, des piqueurs, des sapeurs, des stratèges, des tacticiens, des tueurs, des interprètes, des chauffagistes, des menuisiers, des charpentiers, des tailleurs, des cuisiniers, des mécaniciens, des musiciens, des aèdes, une armée enfin, capable de déferler sur l’adversaire en vague invincible, de le submerger à jamais.

Il ne s’agit là que d’images, bien entendu. Tuer, blesser même n’avait aucun sens avec des gens de ce temps. Les Marcel étaient réanimables à l’infini, et anesthésiés. Ils étaient seulement accessibles à la peur – le lecteur sait cela très bien, mais ce détail est essentiel à certain plan ; quelle devait en être la pièce maîtresse, il est aisé de le deviner.

Ainsi, en peu d’espace, j’avais établi les principes de la Lutte, préparé l’avènement des rebelles et de l’ère C ! J’emprunte à Baradi ce jugement, tiré de sa préface à J’avais cent ans, le recueil-phare des frères Qaamaneq :

« Il y eut bien vers la fin de l’âge du Capitaine, autrement dit de l’ère B2, un frémissement à la périphérie, assez intense et durable pour laisser espérer à certains une renaissance de la pensée Vag ; mais le véritable avènement de l’ère C date de la Cinquième Marcellerie. Elle réunit la plupart des ingrédients habituels aux changements de paradigme. Manque seul un leader incarné, sauf à admettre les thèses de Gyurka [...] Cependant la preuve est faite qu’après le Traité de Larache les séquences de Hua perdirent leur duplicabilité. Ce fut l’élément déclencheur [...] La Guerre des rebelles n’a pas eu d’autres prémices. »

Pas plus que Baradi n’a eu de rival s’agissant de saisir au plus près l’esprit de ces temps prégnants et âpres ! Je ne pense pas qu’il eût pu faire un meneur. Mais j’eusse apprécié qu’une intelligence telle que la sienne se mît au service de la cause des causes. J’ai lu quelque part des aperçus différents sur le passage de l’ère B à l’ère C : aucun analyste n’égale en lucidité ni en finesse ce chercheur qui, de l’aveu de Zak (il ne dit décidément pas que des bêtises), eût mérité de diriger les rebelles dans l’attaque des Ateliers.

Ce qui me facilita la tâche, ce fut cette récente maîtrise de l’écriture que je devais à l’empressement d’Irini. Certes, j’eusse pu lui dicter le Manifeste qui résulta de mes fièvres. Elle se fût acquittée de ce pensum avec entrain. Je n’ai aucune peine à imaginer sa face radieuse, ses yeux brillants et humides, ses interminables cheveux pudiquement ramenés en cassate sur sa nuque très rez-de-chaussée, tandis que, le casque sur les tempes, elle eût transcrit le texte de Finir.

Car je ne me suis pas mêlé que de susciter un anti-Kraepiel. J’ai taquiné aussi la Muse de l’essai. Les éclaireurs d’élite des premiers temps de la Guerre se récitaient des passages entiers de Finir [1]. Leur préféré (je le tiens de mes enfants ; tant la distance entre leur père et eux s’était amenuisée !), c’est ce début de chapitre qui énumère en termes distanciés les frasques de Hua. Je l’ai relu il y a peu, grâce à un descendant de Sfez (ah ! le plaisir que c’est d’écrire « un descendant de Sfez » !). Ce n’est pas si mal. Certes, ça sent l’écrit de jeunesse, et je ne rêve plus du spectacle de préparateurs jetés en pâture aux maga ni d’Inuits initiés à la pétanque par Zak et sa bande – excès d’autant plus véniels que je ne visais pas à renverser la table : je me jugeais un simple client de la Banque des Marcel, un peu plus déluré que dautres et n’hésitant pas à prêter ses talents au Bulletin des Enterrés et des Enracinés (ni à en restaurer la devise plus tard derechef censurée de « Pas demain l’abeille »). Mais je ne serais pas sincère si je prétendais renier ce manifeste. Et je me ferais grief de ne pas en publier ici un extrait, puisque aussi bien ce livre est devenu d’une telle rareté qu’une de mes filles, qui en avait cédé un exemplaire à la ligue des Marcel, s’est vu gratifier en échange des sept implants du pack Séries plus jeux 2378, avec l’intégrale de Marcel fait la sieste et de Grecs vs Bulgares.

Quand bien même Finir ne serait plus lisible, il resterait une référence. Et, par le seul fait d’exister, un remède : je n’en sais pas qui puisse vaincre plus radicalement l’envie d’être éternel.

 

(À suivre.)

 

 


[1] Cf. par exemple Niels Baradi, Faiseurs d’aubes, v. 421-424. 

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