Jadis éternel, 13

Publié le par Louis Racine

Jadis éternel, 13

Par lisible, l’ex-bibliothécaire veut dire disponible. Que ce texte puisse paraître obscur ou mal écrit, c’est fort improbable. Il est au contraire d’une limpidité stupéfiante eu égard à l’âge de l’auteur – cent deux ans !

Le passage qui suit le fera voir. Je me suis borné à en éclaircir par des notes succinctes les quelques points rendus obscurs par l’éloignement temporel.

Chapitre quatre

Dé-durer

L’auteur de cet ouvrage se veut objectif, lucide, efficace. Il est résolu à faire évoluer les choses. Il doit pouvoir compter pour cela sur l’appui d’autres rebelles. Il accepte de les guider, comme de suivre le chef qui remportera leurs suffrages, si toutefois celui-ci partage ses idées.

Chaque jour le problème lui apparaît plus grave. Pour résumer :

Qu’est-ce que cette vie que je vis ? Mérite-t-elle de durer ? Soit elle comblera les vœux que peut-être j’aurai formés, soit elle me décevra et me fera souffrir. Quel que soit le cas, je préférerai mourir, soit de peur de perdre ce que j’aurai acquis, soit pour échapper au malheur. L’espoir de vivre mieux a pour corollaire l’espoir de mourir. Je veux mourir heureux, pour le rester, ou malheureux, pour cesser de l’être.

Voilà pour la qualité de cette vie.

Si je regarde d’où elle procède, je vois des Ateliers. Il s’y affaire des préparateurs, véritables esclaves, l’esprit saturé de procédures et de protocoles, accaparé par le cahier des charges, il s’y fabrique des hommes tout aussi peu libres, avec ce paradoxe qui aurait dû frapper d’emblée les maîtres du Projet : leur souci de progressivité a précipité la révolte de leurs créatures.

Hommes de l’ère B, je fais appel à votre cœur et à votre lucidité. Dotés de ces deux propres de l’homme, vous aspirez à être des hommes achevés. Or l’homme achevé est l’homme qui s’achève, je veux dire qui voit mettre – ou qui peut mettre lui-même – le terme ultime à sa vie.

Hommes de l’ère B, pour être des hommes achevés, vous devez arracher à vos bourreaux, de haute lutte s’il le faut, le droit de mourir.

Cette première victoire remportée, il s’agira de pouvoir choisir l’heure et les modalités de sa mort.

Celui qui s’adresse à vous, pur produit des Ateliers, s’est vu refuser à jamais toute félicité. Il peut éprouver du plaisir, pourvu qu’il sache se satisfaire de stimuli artificiels et d’effets programmés. Cette aptitude est pour lui fléau, car le pouvoir a eu beau protester de sa parfaite probité, jurer qu’il avait toujours gardé à l’esprit les dérives possibles et veillé à les empêcher par des mesures appropriées, force est de valider la thèse Vag : chaque orgasme rapproche de la mort ; si celle-ci persiste à fuir, alors le plaisir tue de laisser vivre celui qui l’éprouve.

Voilà pourquoi je parle de bourreaux.

Je sais ce que je subis, mais les artefacts des ateliers de sculpture, tel celui du triste Wilkiewicz, à quelles affres leur emploi les expose-t-il ? Sommé par moi de s’expliquer là-dessus, leur sculpteur s’est  glorifié de rester de marbre, ou plutôt a jugé très artiste de s’esclaffer. D'où la paire de claques. Faut pas charrier.

Mais moi, moi-même ! j’ai découvert il y a peu, presque par hasard, que ce que j’appelais douleur, mal-être, mal de vivre (j’aime beaucoup cette formule), était somme toute très léger rapporté à ce quéprouve le sujet sur lequel vous exercez votre emprise.

Je me suis alors comparé à Wilkiewicz ! Que j’eusse aimé voir aux prises avec ses œuvres ! Le créateur étouffé par ses créatures !

Je m’égare.

Et puis, et puis ! plus horrible que tout cela, le brouillage !

Je suis persuadé que cet effet dévastateur aux causes réputées mystérieuses s’explique à la fois par des jeux de forces physiques (et peut-être cycliques) et par des gestes délibérés du pouvoir, qui vise par là à déstabiliser les esprits les plus critiques.

Tout cela devra être clarifié, les coupables châtiés. Pour les modalités du supplice, il suffira de reproduire les méthodes par eux appliquées à leurs joujoux.

Il me paraît aller de soi que le droit de mourir implique celui de vieillir.

Que le pouvoir ait échoué à fabriquer des femmes douées de cette faculté me ravit, comme tout ce qui prouve ses limites, mais trouble chez moi le philosophe. Certes, passé dix siècles, le corps de la femme se dégrade quelque peu, mais ce progrès me semble accompli de trop fraîche date pour que je puisse l’évoquer comme tel. Il reste que l’homme met trop de temps à vieillir. Dois-je rappeler que le programme publié à l’aube de l’ère B – à titre de baptême – tablait sur trois siècles de vie maximum pour la femme comme pour l’homme ? Pauvres durs à cuire, obligés de partager les espaces vieillards du rez-de-chaussée avec des débris mal rassurés sur leur sort !

Somme, je veux voir l’homme se rapprocher du seul modèle qui lui ait été offert par l’histoire, à savoir Marcel. C’est trop fort : aux Marcel est promise cette immortalité qui leur chaut comme aux maga la couleur du ciel (merci Zak pour cette boutade), puisque tout préparateur (et même quelques maga !) est à même de le ressusciter, mais l’aristocrate bâti à l’image de l’esclave demeure esclave de la vie !   

Vous sursautez, vous vibrez, vous frémissez, parce qu’à vos yeux vous valez mieux que votre Marcel. Réfléchissez : Que savez-vous de lui ? S’il se réduit pour vous à l’espèce de réplique difforme, votre double catastrophique, votre part méprisable, que vous mettez dehors par gros temps pour éviter qu’il vous gâche par sa fidélité vos parties de jambes au cou, alors vous lui devez beaucoup ! Que vous doit-il, lui ? Le vivre et le couvert ? Ce qui vous est livré à vous avec ordre de le partager avec votre Marcel pourrait lui être livré à lui, et il s’acquitterait à merveille de cette tâche !

Voilà, vous avez compris : vous frémissez toujours, mais c’est de colère à l’égard du pouvoir. Vous vous rebellez ! Joie ! Rage ! Désir ! Quel beaux soirs je vois, violacés comme au temps jadis – mais plus pour servir de parure à l’immortalité : promise à l’ombre bleue, l’aube rouge aura trouvé sa parfaite idylle.

Toutefois je dois vous parler des Bulgares et des Garde-barrière. Et de lâme.

 

(À suivre.)

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A
De l'âme? Treize audacieux!
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W
Wow
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G
C"est encore plus drôle quand on connaît la contrainte. Bravo Sonia et Sissi, et bravo M. Racine! Vous n'êtes pas au bout de vos peines!
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L
Vous êtes bien matinale, chère Giordana ! Merci pour vos encouragements !