Jadis éternel, 1

Publié le par Louis Racine

Jadis éternel, 1

J’avais cent ans quand je fus transféré à Hjerkinn. J’étais donc bien jeune pour une telle épreuve. Mais mon père avait usé de toute son influence, et, un soir, je ressentis à la base du crâne la brûlure caractéristique. J’étais bon pour Hjerkinn.

Marcel m’accompagnait, si l’on peut dire, car il ruminait à longueur de temps je ne sais quelles pensées qui faisaient de lui un bagage plutôt qu’un passager. Je subodorais une malice d’Osman, mais je ne prétendais évidemment pas confondre notre administration. Je me contentais de surveiller la jauge du trapèze, et de hocher la tête au passage des Bulgares (souvent de simples Grecs). Marcel aurait dormi qu’il n’aurait pas été plus insoucieux du cap.

La commission Sfez n’ayant toujours pas publié son rapport, les conditions de détention à Hjerkinn étaient encore très rudes. On stabilisait rarement les geôles, sous prétexte que le froid gelait les coussins, et Marcel mourait régulièrement de peur. J’aurais pu me sentir flatté qu’on le ranimât pour moi, mais je connaissais trop bien les vraies raisons de cette sollicitude pour me féliciter de quoi que ce fût. Mon père me l’avait dit : tout bonheur me serait à jamais refusé, y compris celui de pouvoir quitter ce monde où j’avais espéré comme la plupart de mes semblables n’effectuer qu’un passage suffisamment bref.

On aurait tort de croire que je me réjouissais de la progression des Garde-barrière. Tout ce que mon père me reprochait, je l’avais reproché à mes propres enfants et j’avais depuis longtemps renoncé à la politique. Mais il faut bien vivre – surtout quand on y est condamné ! –, et j’avais plusieurs fois dénoncé mes amis, ou ceux qui s’imaginaient l’être. À cette époque, le moindre cri de souffrance d’un des miens me causait un plaisir insurpassable.

J’ai changé depuis.

 

Comme Londres, comme Antofagasta, comme Darwi[1], Hjerkinn avait son propre code, et il n’était pas question d’interrompre les émissions pour demander son chemin. J’étais curieux de voir comment les magasiniers maintiendraient ouvert le sas. Pour une raison qui m’échappa (mais que le lecteur a déjà devinée), un seul balayage nous mit à l’abri des regards indiscrets. C’est fou comme certaines choses qui nous paraissent si simples aujourd’hui pouvaient poser problème ! Si je regrette l’ère B, c’est uniquement pour cette science du bricolage définitivement perdue depuis… des lustres ! aurait dit Marcel.

On me fit tout de même comprendre que le bois devenait rare, et les maga nous traitèrent avec une grande brutalité. Mais j’appris dans le couloir que leur chef était infecté, et que l’élément pressenti pour lui succéder fréquentait le rez-de-chaussée. Ce qui pouvait expliquer sinon excuser leur comportement.

Toujours aussi peu concentré sur l’essentiel, Marcel avait fini par éveiller leurs soupçons, et je ne fus pas fâché d’être enterré avant le jour. Lequel s’annonçait d’un beau rouge.

Marrant, pour un centenaire ! ironisa mon compagnon. Il avait de la chance que mon crédit fût au plus bas.

 

Me voici donc à Hjerkinn.

Imaginez une cité de Belazzarq, mais d’un Belazzarq qui aurait appris avec Peal et aurait tiré les leçons du désastre de Winnipeg. Ajoutez des tours flottantes (typiques de l’ère B), supprimez toute présence humaine et tout lien supra- ou subterrestre avec le Centre, et vous aurez une idée assez précise de la physionomie du Hjerkinn de cette époque. Vous pouvez aussi demander à un grapheur de chez Bourrier de vous dessiner la forêt de Fontainebleau, ou entrer la requête ..hjerkinn dans luxpol. Vous pouvez aussi, tout simplement, aller vous faire voir ailleurs. Il y a du côté de Rouen des attentistes qui… n’attendent que vous pour commencer une partie de chantez-moi-jadis.

Or j’étais jeune, je le répète, et de surcroît totalement incapable d’influencer quiconque. Marcel, que je croyais mon allié, n’était en fait qu’un espion attaché à ma surveillance, comme si les précautions d’Osman ou – restons prudent – les séquences de Hua avaient pu me laisser la moindre chance.

On me dévêtit complètement, on me fit passer la tenue ridicule que vous avez pu admirer dans Courez ! C’est vivant, et qui n’avait pas encore été popularisée par les pitreries de Zak. On m’interrogea longuement (là aussi, on est tenté de rire des procédures, qui s’apparentaient plutôt à un test de communicabilité qu’à un sondage), on me fit tousser, on me reconfigura les intestins, enfin on me présenta Zoé.

Je me demande aujourd’hui si ma vraie vie n’a pas commencé là, parmi ces copeaux de rêve, à contempler, indifférent aux sculpteurs qui s’agitaient autour de moi (je me rappelle notamment un Inuit agressif s’emportant régulièrement après son propre Marcel), la plastique incroyablement réaliste de Zoé Jabrij. J’ai dû rester inerte pendant de longues secondes, avant qu’un maga débouche tout essoufflé du couloir.

– Arrêtez la présentation ! Osman arrive.

C’est le privilège des détenus de mon espèce. Je ris de bon cœur, savourant les cris du maga : Arrêtez ! Arrêtez !

Mais on n’interrompt pas facilement les procédures, et nous eûmes tout le temps, Zoé et moi, d’échanger nos identités. De sorte que le séjour à Hjerkinn n’a pas eu les effets escomptés par mon père. Que la maladresse d’un maga ait pu contribuer à l’élaboration du plan le plus diabolique des rebelles de l’ère C, il y a de quoi gémir. Mais, comme on le voit, je reste fidèle à la vérité, y compris dans ses aspects les plus fâcheux pour moi ou pour mon image.

Certes, aujourd’hui, en quelques lunes, un de ces malheureux peut devenir président de sas, il lui suffit de passer l’accréditation, et ma mère était fille de maga (elle fut une des dernières, sans doute), mais, quand les étaux se refermèrent sur mes bras maigres, je m’endormis le sourire aux lèvres. J’avais eu une pensée pour ma mère, si loin désormais, pour mon père mal configuré, pour Marcel qui ronflait déjà, soumis par les prétentions de Zoé. La vie à Hjerkinn ne s’annonçait pas si dure.

C’était compter sans le brouillage.

 

(À suivre.)

 


[1] Rappelons que ce récit date de l’établissement précédent.

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