Jadis éternel, 11

Publié le par Louis Racine

Jadis éternel, 11

Une des singularités de l’âge du Capitaine, c’est que nous vivions alors dans un constant courant d’air. Nous y étions tellement habitués que nous avions cessé d’y faire attention, sauf les plus de dix mille ans, et encore : de leur nombre étaient ces fameux durs à cuire, les Enracinés, avec lesquels s’était inaugurée l’ère A, bien avant la scission. En revanche, dès que le phénomène cessait, ce qui arrivait rarement, et ne nous enchantait que de façon très relative, car en général c’était le signe d’un changement d’orientation décidé au rez-de-chaussée, nous le remarquions et cherchions machinalement où nous brancher en attendant que ces messieurs-dames se soient mis d’accord.

Ce jour-là, dans la salle de lecture quasi déserte, je sus qu’il s’agissait de tout autre chose. Ce qui me fit lever les yeux de mon livre était bien une sensation, et je me résignai à jeter un œil en direction de la borne, mais l’arrêt du courant d’air me sembla une conséquence de mon geste ou, ce qui revient au même, de l’éclosion, juste en face de moi, de la femme qui n’avait cessé de hanter mon domaine mental, comme si elle en eût été originaire, une autochtone en somme – et je constatai soudain avec un brin d’effroi qu’en effet elle y avait toujours séjourné, vu que j’échouais à l’en chasser s’agissant même de ma vie d’avant Hjerkinn, soit qu’elle l’eût colonisée, soit que je dusse réviser mon jugement et considérer que c’était moi qui hantais ses terres à elle ! Toutes ces réflexions me vinrent en un instant, tandis que mes yeux enregistraient moins la présence de la borne à l’endroit habituel (comment en eût-il été autrement ?) que la totale impassibilité des autres lecteurs, trois pelés et un tondu, eux aussi à leurs places habituelles ; ils n’avaient manifestement rien senti. Déjà mon regard s’était vissé à celui de Zoé, et je m’entendis chuchoter :

« Zoé ! Zoé Jabrij ! Mais tu es moustachue maintenant ? »

Cette double gaffe, due à la fatigue, me donna envie de mourir, autre aberration. Le sentiment de m’enfoncer davantage à chaque seconde dans la tourbe de l’existence alourdissait encore mes semelles, toute légèreté fuyait la terre avec des bruits de pets. Jamais je n’avais saisi aussi exactement, aussi cruellement ce qu’est un cercle vicieux.

« Que lisez-vous donc ? »

La question me déconcerta – et me ravit : j’entrevis le moyen de me sortir d’une situation si scabreuse. Comme toutefois aucun son intelligible ne daignait franchir mes lèvres, je me contentai de montrer la couverture de mon livre. Vous l’avez évidemment identifié. Je me demande du reste s’il s’agissait d’un subterfuge ou de la seule manière rationnelle d’envisager et d’ordonner les faits – d’un mensonge ou de la vérité. Toujours est-il que « Zoé » se montra satisfait de ce qui n’avait été qu’une dérobade et se révélait une volte-face. Enhardi, je montai franchement à l’assaut.

« Excusez-moi, j’avais cru reconnaître la princesse Capucine. »

Il rit. Pas vous ?

« C’est la moustache. »

Cet ajout n’était nullement nécessaire. Il me le laissa voir.

Le courant d’air soufflait de nouveau sur nos têtes, faisant onduler les cheveux de ceux qui en avaient, cheveux dont le nombre était loin d’atteindre celui des feuillets de la bibliothèque, que j’avais en mémoire, que je n’ai jamais oublié, et que je révélerai le moment venu – il devait, avec d’autres, me servir de chiffre dans le codage de mes communications avec les rebelles de l’ère C.

Mon interlocuteur se taisait. Ce silence, le calme ambiant, la fatigue accumulée des derniers jours me donnaient envie de dormir. Je luttais contre le sommeil en me concentrant sur des questions stimulantes comme : Qui était cet homme ? Que me voulait-il ? Avait-il sa carte de la bibliothèque ? Où l’avais-je déjà vu ? Connaissait-il mon père ? Était-il infecté ? Où avait-il acquis ce teint de brique ? Comment savais-je qu’il maîtrisait le hongrois ? – Mais bien sûr ! J’avais affaire au traducteur de Faulkner ! Je ressentis une certaine gêne à l’idée qu’il allait me demander mon avis sur son travail. Je m’estimais en droit de m’abstenir, même instruit des critiques qui avaient fleuri en marge de sa traduction, non en mesure de lui cacher que je les avais lues. Lire ! Il le faisait en moi comme dans un livre. J’ignore si ce livre-là avait des marges et quels commentaires y étaient inscrits, autrement dit, je m’avisais non sans douleur que si mon âme était un livre, elle en était un, le seul ! dont la lecture lui était à elle-même interdite, à jamais ! Je concevais soudain, dans une large vision, l’étendue de mon malheur. Éternel, je fusse resté à l’abri de cette calamité. Je m’étais dédoublé ! Et non moi seulement : tout était double !

Au bout de ma vision, une tenture s’agitait, comme les cheveux de l’infirmier dans le courant d’air. Je m’avançais pour l’écarter, sachant trouver derrière l’homme futur ! L’homme de demain ! Serait-il, lui, à nouveau un, réuni ? Aurait-il encore une âme ?

Quelque chose de chaud coula de mes yeux, le long de mes joues, jusqu’à mes lèvres, un liquide salé. Du sang ? Mais non ! Seulement je n’avais jamais versé de larmes que dans mes ébats avec Zoé, et je croyais qu’elles en étaient un effet sui generis !

L’homme me regardait, toujours aussi taiseux. Quand enfin mes pleurs se tarirent, il me tendit la main. Je lui donnai la mienne, qu’il saisit délicatement, comme on cueille une fleur de ’O.

« Tout va bien, dit-il. Néanmoins on vous a réformés, votre Marcel et vous.

– Réformés ? Avions-nous tant déçu ? »

Il éclata de rire. Mais aucun des trois pelés et du tondu ne sembla l’entendre.

« Qu’allez-vous chercher là ? Nous ne voulions que vous éviter tout surmenage. »

À ce moment, les brumes de mon cerveau se volatilisèrent, et la réalité me devint évidente : je subissais l’influence de cet homme, jusqu’à n’avoir pas même eu l’idée d’exercer sur lui la mienne. Cela ne m’était jamais arrivé ; que l’on juge de mon abattement, qui naturellement augmentait ma vulnérabilité. Encore un cercle vicieux. Seule et mince consolation, j’étais au moins conscient de la situation.

C’est alors qu’un horrible vacarme déchira le silence : des cris, des vociférations, mais aussi d’étranges clameurs, de moi totalement inouïes, ce fort canevas se rehaussant de sifflements. Je crus à un assaut du brouillage. Mais aucune déformation n’affectait ni le décor ni les acteurs. Je m’interrogeais sur la nature exacte du danger – car à l’évidence c’en était un ! –, quand sur le seuil de la salle de lecture surgit un monstre d’une laideur inimaginable, à tomber à la renverse, tandis que me remontaient à la mémoire, comme sur le balcon l’autre nuit, de lointains et confus souvenirs.

 

(À suivre.)

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D
"Je me contentai de montrer la couverture de mon livre. Vous l’avez évidemment identifié" : je me trompe, ou il y a du K là-dessous ?
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