Jadis éternel, 25
« Alors, fiston, comment ça va ? » me demanda-t-il, soudain détendu.
Sans attendre ma réponse, il s’affala sur mon lit, avec un tel entrain que je sautai jusqu’à la croisée d’ogives (j’en profitai pour jeter un œil par le vitrail ; je ne fus pas déçu du spectacle).
« Quel mauvais vent, quel pet de Hua t’amène ? » lançai-je tout frémissant d’audace.
« Je suis venu te parler de tes enfants. Tu leur manques.
– Mes enfants ? Lesquels ? »
Cette répartie dite sur le ton de la sincérité lui plut. Mais on ne savait jamais sur quel pied danser avec lui (si je puis me permettre cette métaphore dont le comparant me demeure mystérieux ; danser, je ne sais pas ce que cela veut dire ; vu les airs mi-gourmands, mi-goguenards que prend Zak quand il évoque cette activité, elle doit avoir quelque chose de dégoûtant).
« Tu as raison, tu ne les comptes plus. Quand on aime... »
Il partit dans un fou-rire gênant. Je levai la tête vers le vitrail par lequel j’avais tout à l’heure entraperçu... Mais mon père interrompit ma rêverie :
« Ta gueule ! Tu parleras quand je t’interrogerai ! Et là, je te prie de le croire, tu parleras !
– Papa ?
– Qu’est-ce que je viens de dire ?
– Papa, c’est quoi le drôle de véhicule garé devant le Centre ? »
Il fit mine de réfléchir un instant, de vouloir répondre puis de se raviser. Pour finir, il s’assit en tailleur sur mon lit, sortit son nécessaire de couture et se mit à raccommoder son haut-de-chausses. Il n’y aurait plus rien à en tirer avant un moment. Je m’en voulus de mon insistance, mais on ne refait pas l’histoire. Je me levai, rampai jusqu’à la fenêtre opaque, contre laquelle je m’adossai, et, tourné vers mon père apparemment tout entier à son travail, je décidai de lui dire enfin ce que j’avais sur le cœur.
« Je sais tout », commençai-je.
« Je sais », dit-il sans quitter son aiguille des yeux. « Mais dis-moi, c’est quoi ce dictionnaire de rimes dans ton tiroir ?
– Tu as fouillé... ?
– Pas nécessaire. Un dictionnaire de rimes ! Tu l’as piqué à Kanagawa, hein, salopard ? Comme l’autobiographie de Louis ! Vas-y, dis-moi c’est quoi l’affaire et je te dirai pour l’attelage.
– Et pour le livre du prince ?
– Tu te fous de moi ? »
Furieux, l’aiguille et le fil encore accrochés à sa culotte, il s’en alla, claquant ce qui restait de la porte, et plongea dans le soir naissant. Peu m’en chalait. J’avais compris. Et, tandis qu’au dehors un discours étrange accueillait mon père, j’allai en clopinant jusqu’au seuil. Je ne voulais pas le laisser partir sans lui poser une question. On saura tout à l’heure laquelle.
J’avais mis du temps à concevoir la vérité concernant mon compagnon, celui-là même qui me manquait tant depuis mon arrivée à Ouarzazate, et qui m’eût protégé contre l’intrusion paternelle – en me dispensant d’imaginer de pauvres expédients pour sanctuariser mon domaine. Il sautait pourtant aux yeux que Marcel et Miteq avaient en commun d’appartenir à la même espèce, autrement dit que Marcel, mon Marcel, n’était pas de ces Marcel ordinaires qu’Osman entretenait avec un soin jaloux dans l’espoir de leur arracher un jour le secret de leur mortalité ; c’était un homme permanent ! Non un descendant de ces hommes d’avant la scission, mais l’un d’eux, en chair et en os, mortel par nature, régulièrement ressuscité par l’Administration, mais pourvu de toutes les facultés naturelles que nous rêvions de posséder. Voilà avec qui j’avais vécu, d’une vie qui m’avait paru dépendre de lui, et qu’il agrémentait en effet de petites privautés, totalement soumis croyais-je, moi qui me sentais si seul sans lui – tandis que, sans Zoé, je me sens trop plein de son absence. Nul doute que sa disparition entrait dans le plan de mon père. Il fallait que je connusse tous les aspects les plus déplaisants de l’existence – tout en servant ses intérêts. J’hésite encore à l’écrire, mais dès cette époque se produisit pour moi cette merveille, la métamorphose du doute en connaissance ; il me devint égal de savoir lequel, de Hua ou de mon père, était mon pire ennemi ; si mon père avait cherché à me protéger de Hua ou m’avait utilisé contre lui ; je me rendais enfin compte que cela revenait au même. D’où la question que ne l’on ne tardera plus guère à lire.
Mais auparavant, puisque nous en sommes aux révélations, que je dise le fin mot de l’histoire du livre dont, selon mon père, je ne devais jamais savoir ce qu’il contenait. J’avais pris cette affirmation pour une interdiction – donc un défi. Quelle erreur ! Si interdiction il y avait, elle procédait du livre lui-même ; et le seul défi portait sur ma capacité à nier cette vérité-là. Quand je l’eus entre les mains, j’éprouvai pour commencer une immense fierté, et un autre sentiment que je pris pour cette félicité toujours refusée, toujours fuyante. Elle le resta ! J’ouvris le livre, et reçus comme un coup à l’âme.
Je vis des poèmes, rédigés dans une langue limpide, à cette nuance près qu’il y était fait référence à des réalités purement imaginaires, à des créatures extraterrestres, dont l’aspect général – les textes étaient accompagnés de gravures – m’évoquait des souvenirs enfouis en moi à des profondeurs hors de portée. C’est à l’imitation de ces êtres de cauchemar que le prince et sa maîtresse s’étaient déguisés devant leur incrédule espion. Mais pourquoi s’évertuer à pénétrer le sens de ce qui invitait à voir au-delà ? Un dernier regard sur un texte moins déroutant, en apparence du moins, sur une formule qui depuis me hante – Remuez votre champ –, et je refermai ce livre qui m’avait enseigné que la vérité ne se trouve pas dans les livres.
Cette connaissance, jointe à la certitude de mourir un jour – sans avoir jamais revu Zoé –, ne fait peut-être pas de moi un homme heureux, mais un homme qui se contente de ce qu’il n’a pas.
Et ma question ? La voici. Une simple vérification. La voiture de mon père s’éloignait, tirée par une de ces affreuses créatures. Du perron, je hurlai :
« Mais enfin, papa, de quel côté es-tu ? »
Mon père leva son fouet, et, sans se retourner, me cria en réponse :
« Il n’y a qu’un côté. »