Ça plus ça plus ça, 23

Publié le par Louis Racine

Ça plus ça plus ça, 23

 

La première chose à faire, c’était d’appeler la matouze et de négocier l’envoi d’un mandat. Vous aussi ça vous gonfle, alors vous savez quoi, je vais abréger, m’en tenir à l’essentiel.

Par exemple, elle a fini par accepter. Ça n’a pas été sans mal, vous vous en doutez, et le mandat n’arriverait que le lendemain, mais c’était déjà ça.

Le plus éprouvant a été d’endurer le flot de ses reproches. Le plus laborieux, de répondre à toutes ses questions sans toujours obtenir de réponses précises aux miennes. Impossible de savoir quand, comment et par qui avait été lancé l’avis de recherche, si Géraldine ou Douvenou avaient été contactés, si Félix s’en était mêlé, ou Paula, ou le commissaire, ou Jules, si ma mère avait appelé la Boissière. La seule information qui me parût fiable, et qu’elle me resservait à tout bout de champ, c’était que ma sœur n’arrêtait pas de pleurer, et que quant à elle elle s’était fait un sang d’encre. De mon côté, je l’ai rassurée autant que j’ai pu sur les suites de l’affaire, vantant l’amabilité du gradé qui m’avait reçu, ne lui ai évidemment rien révélé de l’accident de la station-service ni de ma prise d’otage bidon ni de l’incendie du hangar, rien ne pressait, en revanche je lui ai bien épelé le nom du bureau de poste, sans pouvoir lui expliquer ce choix géographique autrement que par les possibilités d’hébergement du bourg, Mais enfin ! T’aurais été bien mieux à la Boissière !

Parfois, j’avais du mal à comprendre ma mère.

Elle a donc fini par céder sur le mandat, mais il était entendu que ce fric devait me permettre de rentrer dare-dare à Clichy, où ça chaufferait pour mon matricule, c’est moi qui te le dis.

La conversation a bien duré une demi-heure, ce que prévoyant j’avais appelé en PCV. Quand j’ai eu raccroché, il m’a fallu plusieurs minutes pour décompresser, puis je me suis enquis benoitement auprès de la guichetière des horaires de la dame qui avait assuré la tournée le jour même.

« C’est une amie, j’ai fait, malheureusement on m’a volé ma valise dans le train, d’où ce mandat que je me fais envoyer, mais du coup je n’ai plus ses coordonnées, or elle ne m’attend pas spécialement, sachant qu’elle travaille ici j’ai tenté ma chance. Vous voyez qui je veux dire.

– Jeanne ? Elle a fini sa journée. Elle commence tôt.

– Je comprendrais que vous hésitiez à me communiquer son numéro de téléphone, mais ça vous ennuierait de l’appeler de ma part et de me la passer ? Comme ça vous verriez que je suis de bonne foi. Et ça me rendrait un immense service. »

J’ai cru l’entendre grommeler un truc du genre Dans quoi elle est encore allée se fourrer celle-là, mais elle a formé le numéro, on a décroché, elle a dit : « Jeanne ? C’est Muriel. Quelqu’un pour toi » et à moi : « Cabine numéro un ».

Pendant quelques instants, j’ai craint de m’être trompé. Ce bureau de poste était assez éloigné du bout de circuit que nous avions fait, de l’autre côté de la route, je vous le rappelle, j’avais pu mal comprendre ce que m’avait dit cette femme dont je ne connaissais pas le nom. Jeanne ? Pourquoi pas ? Mais, à supposer que ce fût bien elle, comment m’accueillerait-elle ? Était-elle aussi loyale que j’avais fini par le penser ? L’était-elle au point de continuer à m’aider ? Voilà les questions que j’ai largement eu le temps de me poser en gagnant sur mes trois pattes la cabine indiquée.

Je suis entré, j’ai bien fermé la porte, me suis adossé le plus confortablement possible à la paroi, puis j’ai décroché le combiné.

« Madame la postière ? »

Elle a tout de suite reconnu ma voix. Et, tandis que je reconnaissais la sienne :

« C’est vous ? D’où vous m’appelez ? »

Bon, ce n’était ni encourageant ni décevant.

« De votre lieu de travail. J’avais besoin de me faire envoyer un mandat. Il sera là demain matin. Allô ?

– Je vous entends. Permettez-moi d’être un peu estomaquée.

– Je suis désolé pour l’incendie.

– Vous n’avez pas été blessé ?

– Des brûlures superficielles aux mains, c’est tout.

– À la bonne heure ! Quand j’ai vu le désastre, j’ai cherché à savoir ce qui s’était passé, on m’a juste dit que les pompiers étaient partis avec un jeune handicapé qui avait retardé la progression du feu. C’est grâce à vous paraît-il si la maison n’a pas brûlé.

– J’ai fait de mon mieux. Mais votre amie, elle y a quand même perdu son hangar. Et du coup, je vous ai causé de sérieux embêtements.

– Mon amie s’en remettra. Ça aurait pu être beaucoup plus grave. Elle m’a toujours dit que ce hangar était moche et qu’elle avait l’intention de le démolir. Vous lui avez presque rendu service.

– Je sais pas si je dois m’en vanter. En tout cas, j’ai pas parlé de vous aux pompiers. Tout le monde croit que j’étais arrivé là par mes propres moyens. Vous avez pas besoin de dire la vérité à votre amie.

– On verra. Mais vous alors ? Les pompiers vous ont livré aux gendarmes ?

– Non. Figurez-vous qu’ils ont pas fait le rapprochement. Pas plus que les gens d’un hameau où j’avais débarqué et qui les ont appelés, eux, mais à cause de l’annonce. Si les pandores avaient su pour le hangar, ils m’auraient peut-être pas relâché aussi facilement, quoique...

– Ils vous ont relâché !

– Oui, et ils avaient l’air contents de se débarrasser de moi. Apparemment la dimension diplomatique de l’affaire les fait flipper, ils préfèrent me laisser me débrouiller tout seul avec l’ambassade.

– Ça m’a l’air compliqué votre histoire. Est-ce qu’au moinsse vous avez pu rassurer les gens qui avaient lancé l’avis de recherche ?

– Je viens de le faire. En échange, je leur ai réclamé du fric.

– Que vous n’aurez que demain. Où c’est que vous allez passer la nuit ?

– Justement, je voulais vous demander si vous connaîtriez pas un autre hangar. Je vous jure de faire très attention. »

Et, comme elle ne répondait pas tout de suite :

« Je vous permets d’être un peu estomaquée. Un peu beaucoup, même.

– C’est-à-dire… Vous tenez vraiment au hangar ? Si vous aimez mettre le feu, venez plutôt chez moi. J’ai une belle cheminée qui n’attend que ça. Et de la place pour vous loger. J’espère seulement que Guillaume sera d’accord. »

Bon. Guillaume.

« Quand est-ce que vous le saurez ?

– Tout de suite. Je lui pose la question. Guillaume ? Ça te gêne si j’invite un jeune homme à dormir à la maison ? »

J’ai eu beau tendre l’oreille, la réponse est restée inaudible.

« Apparemment ça lui est égal. Tout devrait bien se passer. Mais attention, je ne veillerai pas longtemps, je commence très tôt demain.

– Faudra bien que je me lève moi aussi.

– On parie ? Non, vous, vous devez vous reposer. Vous resterez avec Guillaume.

– Il est gentil au moinsse ?

– Pas toujoursse. À vous de le séduire.

– C’est quand même pas un alligator ?

– Quelle idée ! Pour qui vous me prenez ? Non, beaucoup moins dangereux. Bon, on fait comme ça ?

– Volontiers. Donnez-moi seulement l’itinéraire.

– Bé non ! Je viens vous chercher.

– Mais ça va vous obliger à…

– À sortir. C’est horrible. Avec tout ce qu’on voit, m’aventurer seule sur ces petites routes de campagne... Non, je renonce. Vous trouverez une autre solution.

– Vous aimez bien vous moquer de moi.

– J’ai horreur de ça. »

 

 

Elle m’avait dit qu’elle serait là dans un quart d’heure. Ça me laissait le temps de sacrifier aux bonnes manières.

J’avais repéré une épicerie sur la place. Elle était couplée à un café-bureau de tabac-maison de la presse. J’y suis entré sans me poser de questions. Fallait-il que je sois diminué !

À cette époque je ne savais pas grand-chose de la vie de village. Mes séjours à la Boissière étaient restés circonscrits aux relations familiales ou amicales. Quand on sortait, c’était en groupe et pour se balader dans la campagne ou dans les bois.

Là, j’ai tout de suite compris mon erreur.

Autant le chauffeur de taxi s’était montré crédule, spécialement pour un chauffeur de taxi, comme si l’entremise des pandores m’eût auréolé de pureté, autant la guichetière avait négligé d’identifier en moi l’homme à la Mercedes pour se concentrer sur la nature de mes relations avec sa collègue, – autant les épiciers-cafetiers-buralistes-marchands de journaux et leurs clients m’ont paru soupçonneux à mon endroit. Je me suis demandé si mon portrait n’ornait pas la une d’un grand quotidien national du soir, hypothèse que je m’en suis voulu de n’avoir pas envisagée plus tôt, mais de fait, non. J’ai quand même cueilli sur un présentoir un exemplaire du journal en question, qui venait d’arriver, ça ne m’aurait pas vexé d’être en pages intérieures. Les gens continuaient de me dévisager, sans rien dire depuis le bonjour initial, n’osant quand même pas me tirer les vers du nez, le silence nous écrasait, sûrement que la première réplique qui allait gicler aurait été mûrie avec le plus grand soin, et ça n’a pas manqué :

« Bon, qu’est-ce qu’on disait ? » a fait un client qui à mon entrée discutait le bout de gras avec la patronne.

« Je sais plus. »

On ne pouvait mieux souligner à quel point j’avais troublé leur tranquillité.

J’ai demandé à payer mon canard, on m’a envoyé à l’épicerie attenante, où je me suis renseigné sur le prix d’une bonne bouteille de vin blanc.

« Sec ?

– Oui, mais qui coule bien quand même. »

Tant d’esprit m’a valu un demi-sourire.

On m’a fourgué comme ça un vin de pays dont on m’a assuré qu’il avait beaucoup de succès. Il avait intérêt à être buvable, car pour le coup je n’avais plus un radis. Au moins la bouteille tenait-elle dans une poche de mon manteau. Dans l’autre, j’avais roulé le journal. Je suis ressorti, et les conversations ont repris à l’épicerie comme au café, tandis qu’on devait me suivre du regard, la double vitrine offrant une vue dégagée sur la poste et ses abords. Non seulement je m’étais fait repérer sinon identifier, mais je risquais de compromettre Jeanne devant tout le village, avec le concours du qu’en-dira-t-on. Ce n’était pas pour rien qu’elle m’avait demandé de l’attendre sur le petit parking derrière le bâtiment. J’avais hâte de tourner le coin et de me poser, pour lire le journal à mon aise le temps qu’elle arrive.

Vous, bien sûr, vous avez l’esprit clair, mais, étourdi comme j’étais, je guettais la fourgonnette jaune. Quand le chant tout aussi caractéristique d’un moteur de Dauphine s’est élevé dans le lointain, je ne me suis pas ému plus que ça. C’était pourtant Jeanne, même sans son appel de phares je l’aurais reconnue. Elle est descendue de voiture pour m’aider.

« Vous avez changé de manteau ?

– Oui, dans l’autre y avait pas de quoi boire.

– Qu’est-ce que c’est que cette bouteille ?

– Un cadeau, pour agrémenter le dîner.

– Qui a parlé de dîner ? Vous ne pensez qu’à manger, ma parole. »

Voyant mon air dépité, elle a éclaté de rire.

« J’espère que vous n’êtes pas resté le ventre vide depuis ce matin !

– Non, je vous raconterai.

– Oui, à table.

– Ah ! euh...

– Mais évidemment, vous serez logé nourri ! Allez zou ! banquette arrière. Donnez-moi votre baluchon. »

Je tremblais qu’il n’en profitât pour s’entrouvrir et libérer ses fragrances infernales.

« C’est mon linge sale. Mais vraiment sale.

– C’est ça ! Logé nourri blanchi ! Et puis quoi encore ? Mais je rigole. »

Je lui ai dit mes inquiétudes et mes regrets rapport à mes emplettes.

« Je me doutais bien que vous n’aviez pas trouvé votre chemin dans un fossé. Tant pis ! Rien qu’avec Muriel, tout le monde aurait su. Tenez-vous, on y va. »

On s’est éclipsé par la ruelle d’où elle avait surgi.

« Tout le monde sait déjà, peut-être, mais inutile d’en rajouter. Vous lisez en voiture ? Vous n’allez pas me refaire un malaise ! »

J’essayais de feuilleter le canard.

« Simple accès de narcissisme.

– Il ne manquait plus que ça. Page vingt-sept. Pas très glorieux comme emplacement, mais d’autant plus discret. Vous allez voir, le texte a changé par rapport à celui de la radio, vous pourrez jouer aux différences. »

Comme je me noyais dans le flot du papier, la photo en a émergé tout d’un coup avec le titre : Qui a vu cet homme ?

Première remarque, difficile de faire moins ressemblant. Seuls mes proches avaient pu fournir ce cliché datant des dernières grandes vacances. À cette époque-là, j’avais officiellement dix-sept ans et demi, en réalité seize, et, sur cette photo, j’en faisais douze. C’est dire si le terme d’homme semblait approprié. Surtout, il y avait bien trois jours que je ne m’étais pas rasé, or j’ai toujours eu le poil dru et très noir, presque bleu, si bien qu’à supposer que les gens du village aient vu l’article ils ne m’avaient sûrement pas reconnu. Quant au texte, il disait que j’avais disparu depuis la veille, décrivait ma tenue vestimentaire, sauf le seul élément que j’en gardais sur moi, mes chaussures, parlait de mes cannes mais pas de Caroline, et indiquait aux éventuels témoins, sans préciser à quoi il correspondait, un numéro de téléphone que je n’ai pas réussi à identifier. J’en ai déduit que l’annonce du journal et celle de la radio avaient deux sources distinctes et avaient probablement été lancées sans concertation. Conclusion que j’ai confiée à Jeanne.

« Je comprends mieux, j’ai ajouté, pourquoi ma mère avait tant de mal à répondre à mes questions sur l’avis de recherche. On était pas sur la même longueur d’onde.

– Bé non, faut croire. Enfin, vous l’avez rassurée, votre maman, ça c’est très bien, demain vous serez à Paris et vous la serrerez dans vos bras.

– C’est fou comme tout paraît simple avec vous.

– C’est peut-être simplement que je suis folle. »

Je n’ai pas su quoi répondre. Une étrange chaleur m’irradiait, partant du ventre, des reins. En même temps, j’avais la bouche sèche et une boule familière, elle, durcissait lentement dans ma gorge.

« Je ne pourrai jamais assez vous remercier.

– Attendez quand même la suite des événements.

– J’ai hâte de faire la connaissance de Guillaume.

– Pas lui. »

Avant même sa réplique, tout en débitant cette politesse un peu forcée, j’ai eu une révélation. Guillaume pouvait très bien être un môme ! À tous les coups cette femme vivait seule avec un chiard qu’elle chouchoutait et qui lui menait la vie dure, j’imaginais bien leurs rapports fusionnels et tordus, la faute à pas de père, où ils étaient bordel tous ces géniteurs ? Bon, elle était peut-être veuve. En tout cas ce Guillaume comptait sacrément pour elle. Oh putain ! un ado ! Je donnais à tout casser trente-cinq ans à sa mère, mais si elle l’avait eu jeune ?

« Il a quel âge ?

– Sept ans. »

Ouf !

« L’âge de raison.

– Oui. La folle, c’est moi.

– Mais il a son caractère, non ?

– Pas vous ? »

Je m’agitais sur la banquette, partagé entre l’angoisse et une espèce de joie.

Par un fouillis de petites routes étroites, on avait atteint une maison isolée, bâtie sur une légère déclivité, une ancienne ferme, visiblement, de dimensions modestes, harmonieuses. Au printemps, l’endroit devait être tout à fait charmant, envahi de fleurs, là il fallait se contenter de les imaginer.

On est descendus de voiture, Jeanne a tenu à porter mon baluchon, m’a mis en garde contre les pierres glissantes, précédé jusqu’à la porte d’entrée, qui n’était pas fermée à clé, puis dans la maison, où elle a disparu en criant Je vais vite faire du feu.

« Je croyais que c’était mon boulot ! » j’ai lancé.

Pas de réponse. Je me suis trouvé un peu con. Je suis entré, j’ai regardé autour de moi. C’était douillet, accueillant, bordélique sans excès, ça sentait la soupe et le feu de bois, les épices et la terre, la laine et les vieux livres. Accroupie devant la cheminée, Jeanne s’affairait.

« Mettez-vous à l’aise, ce n’est pas la place qui manque. »

J’ai remercié, posé ma bouteille sur une espèce de muret séparant la cuisine du reste de la pièce, opté pour un grand fauteuil garni de tapisserie et contourné une table basse couverte de revues et de bouquins. J’ai posé mes cannes et me suis installé, voluptueusement. Tout m’invitait à me laisser vivre, pourtant un fond d’angoisse continuait de clapoter en moi, avec une lointaine puanteur.

« Et Guillaume, il est pas là ? »

Elle s’est marrée.

« Il est en face de vous et vous observe. »

 

(À suivre.)

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Épilogue

 

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