La Pierre, épisode 19

Publié le par Louis Racine

La Pierre, épisode 19

 

19.

 

Ces choses-là se font à l’aube. Leur garde allait se terminer, ils amorçaient une dernière ronde, quand les vigiles du bout de la nuit entendirent, venant d’un bosquet en bordure de la route condamnée, le bruit d’un moteur à deux temps tournant au ralenti puis, soudain, à plein régime. Ils virent alors s’élever rapidement au-dessus de la végétation un engin que n’eût pas désavoué l’École de Marcinelle. Le temps qu’ils comprennent de quoi il s’agissait, l’indiscret insecte était à mi-distance de la Pierre, son objectif à l’évidence. Impuissants, ils le regardèrent s’en approcher jusqu’à presque la toucher, puis commencer d’en faire le tour.

Tony Lemétais, occupé à se raser devant le miroir de sa salle de bain, eut l’œil attiré par un mouvement dans son champ de vision. Il se retourna et eut vite repéré, à travers le velux, une tache sombre qui se déplaçait sur le fond grisâtre de la Pierre. On eût dit un insecte butineur ou un oiseau-mouche, en plus terne.

Tony fit basculer le châssis et passa la tête dehors. Un bruit de moteur lui parvint ; comme d’une mobylette volante. Il alla chercher ses jumelles et les braqua sur l’étrange véhicule.

C’était un genre de mini-hélicoptère. Sa tête disparaissant sous un casque, le pilote, homme ou femme, était assis dans une espèce de fauteuil au dossier lesté d’un moteur pétaradant d’où jaillissait une longue hampe au bout de laquelle on devinait une hélice. Tony pensa aussitôt à une bande dessinée qu’il avait lue gamin.

Marrant, ce truc-là. Il finit en hâte de se raser et se précipita dehors.

Impuissants mais dotés pour certains d’un bel organe, les vigiles s’étaient mis à hurler en direction de l’insolent. Les visages étaient maintenant une bonne vingtaine braqués vers le ciel, et l’on se serait cru le matin de la Survenue, l’inquiétude en moins. Tout le monde cependant n’en était pas totalement affranchi, et si Piquenot, le boucher, s’était dépêché d’alerter flics et pompiers, c’est qu’il craignait que, dérangée, la Pierre ne fît faux bond aux villageois pour la Pentecôte. Or ils attendaient du monde.

Il faut dire que dans les cauchemars de beaucoup d’entre eux revenaient des scènes apocalyptiques où le Caillou, subitement énervé, se mettait à dévaster le pays, soit seul (il en avait létoffe), soit avec le renfort d’une nombreuse famille (je ne résiste pas à la tentation de citer ce rêve pourtant secret où la Pierre, par divisions successives, se multipliait à l’infini dans un ciel bientôt tout noir, rêve dont l’auteur, si l’on peut dire, était un ancien professeur de sciences naturelles né sous les bombardements, mais pourquoi toujours chercher des explications ?).

Bref, on était impatient que le plaisantin cessât de lui tournicoter autour et daignât se poser, pour lui péter la gueule ou tout au moins lui représenter quels dangers il faisait courir à l’économie de la commune, du département, de la région.

Précisons-le dès maintenant, l’audacieuse visite n’eut aucune conséquence sur le comportement de la Pierre. Le désastre sanitaire qui se produisit le même jour dans la ferme marine d’Aquacaux, située près de là, n’a sans doute aucun rapport non plus avec l’événement, comme l’échouage du marsouin sur la plage de Saint-Jouin ou la découverte par des membres de l’association Sciences et géologie normandes, dans les éboulis de la falaise, d’un fossile de plésiosaure.

La colère était surtout vive chez les policiers. Le commissaire dont il a déjà été question, l’amateur d’art, trouvait assommant non d’avoir renversé son café en répondant au téléphone à six heures cinquante-deux, mais de devoir réviser son opinion au sujet des gêneurs aériens. Autant il avait été facile, contre certaines apparences, de décourager les pilotes de drones, autant une entreprise comme celle du mini-hélicoptère (marrant, quand même, ce machin-là) risquait de demeurer à jamais impunie. Allez attraper ou retrouver le coupable ! Finalement, c’étaient encore les bonnes vieilles méthodes les plus sûres, quand la révolution informatique démontrait chaque jour ses limites.

Pendant que vous lisiez avec intérêt ces lignes, le petit appareil, après quelques ultimes évolutions autour de sa Majesté, était tranquillement venu atterrir à deux pas des vigiles éberlués. Un casque fut ôté, une blonde chevelure apparut, les garçons ou les filles nourris aux aventures de Michel Vaillant comprendront, il ne manquait plus que le rire d’Agnès si contente d’avoir mystifié son beau-père. Mais la jeune femme qui se révéla ainsi n’avait pas le cœur à badiner ni l’ombre d’un patriarche à taquiner. Devançant tout interlocuteur, elle darda sur son public un œil sévère et dit :

– Mesdames, messieurs, la Pierre est malade.

 

Nous avons laissé les invités de Paquita devant sa porte, et il est temps de rendre compte de cette soirée mémorable à plus d’un  titre.

Ce que Planteur et même Cynthia ignoraient, c’est que la cousine de Cédric cuisinait merveilleusement les pâtes, et rien que pour ça le dîner fut une réussite. Il fut précédé d’un apéritif où Planteur montra quant à lui ses talents d’ex-barman (il n’avait guère officié qu’un mois, mais, avec de la motivation, on apprend vite) et qui fut interrompu par un appel téléphonique que Paquita, par politesse, alla prendre dans le couloir après avoir d’un coup d’œil identifié l’émetteur.

C’était Romain, un collègue de travail, célibataire, qui la sollicitait régulièrement, mais qui détestait les enfants au point qu’elle se demandait si elle devait continuer à coucher avec un égoïste pareil. Elle eût donc pu ne pas répondre, mais elle n’avait pas envie qu’il rappelle toutes les cinq minutes ou qu’il lui envoie des rafales de textos. Mieux valait l’évincer vite fait en lui expliquant qu’elle avait des invités.

– Ton cousin ? Il s’est échappé de l’asile ?

– T’es pas drôle.

Elle lui dit qui.

– Branleur ? Faut pas fréquenter ce gars-là, c’est une planche pourrie. T’as jamais entendu parler des amants de Dollemard ?

Non, mais, inexplicablement, elle se mit à le défendre. Il avait plutôt une bonne tête.

– Cherche pas à voir le reste. Sans blague, demande-lui ce qu’il fait dans la vie.

– T’es chiant, Romain. Bon, je te laisse.

– C’est ça. Va faire la belle devant Glandeur.

Les quelques secondes qu’elle mit à revenir dans la salle lui suffirent pour décider de rompre définitivement avec Romain, tant pis si ça posait des problèmes au boulot, et pour s’étonner de sa propre indulgence à l’égard d’un parfait inconnu dont le visage, en toute franchise, ne lui inspirait pas une confiance illimitée. Mais c’est sur le seuil qu’elle comprit, et le temps parut s’arrêter.

Au cinéma, le spectateur pigerait immédiatement, alors qu’il va me falloir un minimum de mots.

Ce que voyait Paquita, c’est Cynthia le nez dans son verre et, enfoncé dans le grand fauteuil, Planteur, Enzo sur les genoux.

Jamais l’enfant n’avait été aussi calme. Cynthia mourait d’envie de le souligner, mais s’en abstint, pour ne pas rompre le charme. Non seulement il dîna avec eux sans esquisser le moindre semblant de connerie, assis à côté de Planteur, mais il demanda à aller au lit où il se laissa lire une histoire par l’invité après lui avoir fait les honneurs de sa chambre et lui avoir raconté les exploits de ses monstres en plastique, dont témoignaient leurs nombreuses blessures et mutilations. Les femmes restées en bas se demandèrent s’ils ne s’étaient pas endormis ensemble. Paquita monta se rendre compte et rencontra Planteur qui sortait de la chambre en tirant doucement la porte derrière lui, un index sur les lèvres. Image qui la happa à son réveil le lendemain matin. Dans la cuisine encore encombrée des reliefs du festin, elle savoura son café au lait, le meilleur depuis des années.

Elle logerait cet homme. Cynthia s’était montrée là d’une extraordinaire intuition. Le plus curieux de l’affaire, c’est que Planteur n’avait pas eu besoin d’en dire beaucoup. Certes, il l’avait fait quand même, et tous les détails de son récit lui revenaient maintenant et composaient un ensemble cohérent quoique un peu complexe, mais il lui semblait que sa décision était antérieure à toute réflexion.

Cynthia avait joué cartes sur table. Elle n’avait pas cherché à faire valoir son protégé : c’était à lui de convaincre. Son rôle à elle, elle l’avait dit expressément, avait seulement consisté à les mettre en relation.

De son côté, Planteur n’avait pas reculé devant certains aveux gênants. Il avait juste attendu qu’Enzo fût couché. Alors il était revenu sur les éléments les moins clairs de son histoire. Comme de toute façon Paquita était résolue à l’accueillir, nous ne nous appesantirons pas sur ce qui risquerait de tourner au mélodrame : les suites de l’affaire de Dollemard et la mort de sa mère avaient pu favoriser chez Planteur l’apparition d’un cancer qu’il n’avait pu vaincre (pour l’instant, ajoutait-il) qu’en vendant la petite maison qu’il héritait. Mais c’était aussi pour payer ses dettes de jeu. Le peu d’argent qui lui était resté, et qu’il gardait précieusement, ne pouvait lui assurer un logement durable. Quant au studio qu’il occupait en ville basse, il avait dû le quitter, après tant de loyers impayés.

Paquita logerait Planteur, gratuitement, et aussi longtemps qu’il le faudrait. Elle avait annoncé cela avec la plus grande simplicité, comme ils venaient de s’asseoir dans la minuscule véranda pour boire le café. Planteur à cette occasion avait déclaré ne connaître aucune autre femme qui prît du café après dîner.

– Et pourtant, des femmes… plaisanta Cynthia.

C’était lourd, mais, dans le contexte, ça passait.

Ce qui se joua là transfigura le décor. Peu importait que les vitres, la brique peinte en blanc satiné et le carrelage facile d’entretien réverbérassent durement les voix. Blottis dans leur nacelle illuminée, trois humains défiaient le vide et la nuit.

Ils se séparèrent vers une heure du matin. Cynthia conduisit Planteur à l’adresse qu’il avait bien voulu lui indiquer, celle d’un copain qui l’hébergeait depuis qu’il avait dû rendre le camping-car. Cynthia fut surprise par le standing de l’immeuble mais ne posa pas de questions. Ils n’avait du reste pas dit un mot de tout le trajet. Ils se souhaitèrent bonne nuit, Planteur embrassa Cynthia sur la joue et lui glissa :

– Tu es une belle personne.

Elle rentra chez elle sous une pluie battante, en chantant à tue-tête.

 

Le lendemain, elle alla chercher Jean-Claude chez les Hauchecorne, à qui elle l’avait confié, et de là ils allèrent déjeuner chez Tony, qui avait aussi invité Anissa et Bathurst. Elle leur apprit que Planteur emménagerait le soir même chez la cousine de Cédric. Tony applaudit et déboucha un gaillac bio pétillant qui valait un bon champagne (disait-il). Puis il raconta le coup du mini-hélicoptère.

– Oui, Muriel m’en a parlé. Ils ont arrêté la fille, il paraît ?

– Une femme d’une beauté ! Anissa a pris des photos.

Cynthia, qui s’apprêtait à dire un truc du genre : Tu profites qu’Amandine est pas encore arrivée, se tourna inquiète vers Anissa.

– Oui, Tony m’a appelée. Je confirme. Une belle nana.

– Mais c’est quoi cette histoire de Pierre malade ?

Tony, à qui s’adressait la question, avait tourné la tête, fasciné par l’espèce de dialogue qu’entretenaient Bathurst et Jean-Claude dans un coin de la salle, blottis sur un canapé en faux velours caramel élimé dont tout le monde se demandait pourquoi un homme aussi raffiné que Tony ne s’était jamais débarrassé.

Pour la réponse (s’agissant de la Pierre), il va falloir attendre, d’autant plus que Bathurst vient de s’asseoir au piano.

 

­(À suivre.)

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