La Pierre, épisode 08

Publié le par Louis Racine

La Pierre, épisode 08

 

8.

 

C’est peut-être le matin qu’elle était la plus belle, pourvu que le reste du ciel fût dégagé. Nimbée d’une brume légère, elle souriait comme une brioche sortant du four – mais déguisée en éléphant rose.

Ce matin-là, il y avait de la moquerie dans son sourire.

La nuit avait été agitée. Résumons-la.

La construction des pylônes était achevée. Il restait à les peindre, après les avoir couronnés des fameux coussinets, disposés en bouquets de quatre et censés épouser les galbes de la Pierre, pour son confort moins que pour son maintien. Il avait même été question de la fixer à ses supports au moyen de forts rivets, mais les hurlements des Esthètes et les réserves de la Commission interministérielle (dont on apprit ainsi l’existence) avaient eu raison de ce radicalisme. Fallait-il s’en féliciter ? La suite ne permit pas de trancher.

Les ouvriers dormaient dans leurs boîtes (leurs clapiers, disait Heuzé), Cédric Lepiller chez Paquita, laquelle avait presque autant hâte que son cousin de voir la fin des travaux et la possibilité pour lui de réintégrer un domicile encore habitable après le passage des héros. Un qui n’attendrait pas cette échéance, c’est ce champion d’escalade dont nous avons parlé et dont nous tairons le nom, suffisamment éclaboussé par le ridicule. Son plan était simple, et servi par une lune et une météo favorables : il profiterait de l’obscurité pour grimper jusqu’au sommet d’un des pylônes. L’absence des coussinets ne l’empêcherait pas de monter sur la Pierre. Il y passerait les dernières heures de la nuit, invisible du sol. Au matin, il en ferait le tour complet, en parcourrait l’équateur à mains nues, filmé par deux complices et par un opérateur de sa connaissance qui travaillait pour une chaîne de télévision à laquelle il avait mensongèrement promis l’exclusivité.

Il se tenait tout près, insu des sentinelles, guettant le meilleur moment, quand il remarqua un mouvement du côté du pylône diamétralement opposé à celui qu’il visait. C’était un petit groupe d’Esthètes venus saboter les installations. Ils n’avaient pas été repérés des gardiens. Leur génie propre, artificiellement augmenté, ou le hasard leur avait fait éviter de se placer sous le vent et de trahir ainsi leur présence par l’odeur de l’alcool. Notre grimpeur saisit sa chance, ainsi qu’une pierre de dimensions ordinaires, qu’il projeta dans leur direction. Cela ne manqua pas d’alarmer assaillants et défenseurs et de les mettre aux prises, tandis qu’il se hâtait d’entreprendre son ascension.

Champion qu’il était, il parvint au sommet en moins de deux. Un record ? Non,  une bonne performance. Il lui fallait garder des forces pour grimper sur le caillou.

Elles lui restèrent sur les bras. En fait de caillou, il eut beau écarquiller les yeux, palper la nuit, les oreilles bercées par le vent, rien ! Il était bel et bien, nouveau stylite, devenu le point culminant du pays.

Ça alors !

Une idée stupide lui tourna dans le crâne : la Pierre devait disparaître à la prochaine lune. Non, ça ne collait pas ; elle eût été en retard de plusieurs jours. Mais il faut bien se raccrocher à quelque chose quand on vacille sous le coup de l’étonnement. Et notre champion échappa de justesse à une chute peu glorieuse.

Pendant ce temps, en bas, on se battait violemment et à grands cris. Le plus puissant éteignit tous les autres. Il avait fusé sous la pression d’une surprise innervée d’angoisse.

– Eh les mecs !

– Oh putain !

Traduisons : la Pierre a disparu.

Elle n’était pas loin pourtant ; à une centaine de mètres plus au nord. Comme si elle eût glissé le long d’un rail. Immobile, elle faisait semblant de rien.

 

Sur le chemin de la boulangerie, Muriel pressait le pas. Quand ils sauraient ça au village ! Allons, ils devaient déjà être au courant.

Elle s’était réveillée la tête pleine d’un mélange de pensées, de souvenirs et de rêves, dont Planteur était la figure centrale, et elle, le décor, bien que les rôles parussent interchangeables. Quand, la veille, elle était allée le trouver, c’était pour lui soutirer un aveu, pas une confession. Mais on peut être psychologue et avoir besoin de se livrer.

Elle avait pris son premier café dans un état somnambulique, partagée entre une moelleuse détresse et une confiance inquiète, une boule tiède au ventre, une autre glacée dans la gorge, ou l’inverse. En sortant, elle avait levé les yeux comme d’habitude vers la Pierre, et là, d’un coup, toutes ses songeries s’étaient évanouies, comme, sous le pincement de doigts mouillés, la fumée d’une bougie soufflée. À la pensée que la Pierre avait disparu, elle se crut morte. Puis elle la vit un peu plus loin, le sang lui revint, l’esprit, elle ricana, frissonnant à sa propre voix.

À la boulangerie, on ne parlait que de ça. Ce devait être la même chose chez Sueur. Muriel se prit à savourer l’effarement des autres, la façon dont ils tentaient de le surmonter, l’assurance qu’ils demandaient à leurs tics de langage ; elle s’y reconnaissait ; tant qu’on pouvait parler, c’était déjà ça. L’émotion lui parut plus grande que lors de l’apparition de la Pierre. Ses pensées vagabondèrent à nouveau, tentées de comparer la naissance et la perte d’un enfant, elle les chassa, Planteur à nouveau se profilait, elle l’effaça, il entra.

– Bonjour ! Je suppose que tout le monde est au courant !

Où puisait-il cet enjouement ? Il vit Muriel, lui adressa un clin d’œil, elle serra ses croissants sur son sein.

– C’est les Casseurs ! dit la vendeuse, qui tenait Planteur pour l’un d’eux, ils l’ont faite fuir avec leurs conneries.

Pas mécontente de son accord.

– Non, protesta la patronne d’un ton plus posé, c’est les pylônes. Je me mets à sa place, elle a dû être vexée.

– Sans compter tout ce bazar autour, entre les ouvriers et les soi-disant Esthètes. Elle est calme, il lui faut du calme.

Cette sentence du père Hangard fut saluée par un silence approbateur.

– Et maintenant, reprit la vendeuse, qu’est-ce qu’ils vont en faire de leurs piquets ? Ça a l’air de quoi ?

– Ils vont les démonter, dit la patronne. Quand on sait le prix que ça coûte.

– C’est l’État qui paye, dit une voix.

– Mais l’État c’est nous !

– Un quart pour la commune, dit la vendeuse.

– Non, à partager entre la commune, le département et la région.

Muriel n’écoutait plus. Elle frôla Planteur en sortant, et s’enfuit dans le petit jour. Désormais il fallait remonter la rue pour voir la Pierre. Elle se dépêcha.

Quand elle lui apparut, l’une et l’autre souriaient.

 

Cédric Lepiller se décapsula une Leffe.

Il n’était que onze heures, mais il en avait besoin.

Deux heures qu’il tournait en rond, ayant appris par un texto le déplacement de la Pierre.

Rendons hommage en passant aux inventeurs du SMS, cette embellie dans le ciel des malentendants.

Non seulement son retour était retardé, mais la Pierre s’était rapprochée de sa maison.

Il allait donc falloir prolonger encore un peu son séjour chez Paquita.

Ce n’était pas elle le problème, ni lui d’ailleurs. Il savait depuis toujours rester en apparence insensible aux charmes exposés de sa cousine, qui au premier commencement de halte contemplative n’eût pas hésité à le gifler, même (et en toute bonne foi) devant Enzo.

Enzo, le problème.

Cédric n’en était plus à déplorer le choix de ce prénom. Un jour un philosophe, un astrophysicien, un poète, un chirurgien spécialiste de la greffe du cerveau le portera – un Français –, démentant les pronostics des sociologues à la petite semaine.

Le sentiment du sacrilège l’avait à peine effleuré. L’époque n’était pourtant pas si lointaine où, amoureux des Ferrari, il rêvait de pouvoir entendre leur chant, si beau, d’après Auto-Passion ou ces autres magazines qu’il dévorait.

Il n’avait pas exagérément ironisé sur le come-back de Christophe.

Il comprenait les modes et aimait sa cousine. Il s’amusait plus qu’il ne s’indignait de tous ces Pierre nés depuis le 21 janvier.

Il n’en voulait pas au gosse, ni à sa mère, ni à personne, sauf peut-être au géniteur, plus nettement disparu que la Pierre, sans que sa cousine eût parlé de bâtir le moindre pylône, elle qui soutenait assez toute la famille.

Il n’eût certes pas élevé la voix, mais pas non plus levé la main sur ce petit bonhomme de quatre ans. Facile de se retenir quand la surdité vous préserve de cris à rendre fou (ceux d’avant ou ceux d’après) ? On peut le devenir sans ça. Cédric n’entendait pas brailler Enzo, mais il n’oublierait jamais le jour où, profitant d’un moment où il avait dû s’isoler, l’enfant avait un peu joué avec son ordinateur portable, donc avec sa vie – sa vie à lui, Cédric.

Enzo, mais qu’est-ce que t’as fait ? avait-il gueulé comme un sourd.

Et, tout aussi résolument, il avait attrapé le môme, lui avait serré les bras, un peu, et avait articulé en montrant les dents :

Je suis pas content.

À mesure qu’une indécelable auréole allait s’élargissant au-dessus de sa tête et que s’affermissaient les cornes du diablotin, Paquita semblait prendre un plaisir tout aussi malin à traîner en ville après son travail. Un soir, enhardi par le peu que connaissait sa cousine de la langue des signes et quelques verres de vodka bus en commun, Cédric vida son sac. Il récapitula les termes du contrat : Paquita logeait gracieusement son cousin, qui lui gardait Enzo aux heures où d’habitude elle avait recours à une voisine, celle-ci ayant fini par tomber malade. Elle avait donc intérêt à le ménager. Mais, inconsciemment peut-être, elle faisait tout pour le dégoûter à son tour. C’était sans solution. Même le narrateur doit l’admettre. Il ajoute que Cédric ignorait jusqu’à l’existence de Planteur et de sa consultation, à supposer qu’il y ait eu là une planche de salut. Et le souci de la précision lui fait souligner que la situation ainsi décrite était antérieure au déplacement de la Pierre.

Quand Paquita repassa chez elle, vers midi, son cousin était ivre. Heureusement, Enzo mangeait de nouveau à la cantine (donc pour plus cher), mais ce n’était pas une raison pour se laisser aller à ce point. Elle le lui dit. Alors il l’entraîna vers son ordinateur, dont l’écran fendu et à moitié obscurci permettait quand même de lire par pièces façon puzzle, et lui montra les nouvelles.

Elle ne dit rien d’abord, puis, sursautant à l’apparition partielle et fugitive du portrait de Jean-Claude :

– Ah ! l’idiot. Tu sais qu’on l’a retrouvé ?

Pas besoin d’entendre pour comprendre. Il signa :

– Vivant ?

Pas besoin de savoir signer pour répondre.

 

(À suivre.)

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