La Pierre, épisode 16

Publié le par Louis Racine

La Pierre, épisode 16

 

16.

 

On se jetait davantage sous les trains. Cela parlait-il en faveur de la fiabilité des horaires ? Certains à la SNCF étaient prêts à exploiter ce fragile argument, mais un cadre – une femme – s’en indigna ; on ne pouvait pas faire ça : le budget communication était trop serré pour permettre une nouvelle campagne.

On choisissait rarement de périr écrasé par une voiture, méthode moins sûre, en tout cas pour le principal intéressé. Même sous un camion. Trop de dommages collatéraux à redouter, d’atteintes aux personnes notamment.

Certes, les suicidaires ne sont pas des altruistes, et il arrive qu’ils entraînent sciemment dans la mort des tas de gens qui ne demandaient qu’à vivre ; beaucoup font volontairement des malheureux y compris parmi leurs proches. Néanmoins le suicide est en général un acte prémédité sinon réfléchi.

Où je veux en venir ?

À la question de savoir si Jean-Claude avait pu vouloir mettre fin à ses jours.

Par égard pour les oreilles du lecteur, dont la patience, comme la place dont je dispose, est limitée, je ne l’ai pas plongé dans le bain médiatique aromatisé à l’anis du bar-tabac qu’il sait. J’ai résumé, et un peu arrangé.

Muriel n’y allait plus, ni Planteur. Roger n’était pas près de commencer.

Tout était parti de cette chose qu’il avait dite à sa femme devant les policiers : Je te jure, j’ai cru qu’il se jetait sous mes roues.

Précisons-le, j’aurais d’ailleurs dû le faire avant : Jean-Claude avait survécu. Un bras et une jambe cassés, avec le problème du paiement des soins reçus et à venir, mais il était hors de danger, et même coulait des jours tranquilles chez Cynthia.

Roger n’avait pas cherché à minimiser ses torts, même s’il ne s’expliquait toujours pas bien son accès de rage. Il avait vu Jean-Claude trop tard, parce qu’il roulait trop vite. Seulement il avait eu l’impression que l’idiot, qui avait presque fini de traverser la route, avait brusquement fait volte-face. Lui, il avait freiné à mort, mais Jean-Claude avait été fauché puis, après avoir rebondi sur le capot, projeté sur le bas-côté. Roger en avait encore un goût étrange dans la bouche et des bourdonnements aux tempes. Surtout, lui qui se sentait coupable de peu de choses dans la vie, il se reprochait d’avoir failli tuer l’idiot ; plus intimement encore, lui qui ne croyait plus en Dieu, il lui était reconnaissant de ne pas l’avoir accablé jusqu’au bout. Je vous le dis, mais personne n’est censé le savoir.

Muriel et les enfants, de retour de l’école, avaient reconnu de loin la voiture et eu le temps d’imaginer le pire. Un groupe de randonneurs bretons de l’Éducation nationale venus voir la Pierre était déjà sur place ; ils avaient alerté les secours. Il y eut bientôt pas mal de monde autour de Jean-Claude, inconscient mais vivant, et de Roger, choqué mais indemne, à quelques contusions près.

– Mais enfin, Roger, tu penses à quoi ? Nestor avait sa tablette, Chloé lui avait envoyé un message, il était au courant qu’il venait chez nous !

Jean-Claude fut transporté aux urgences, Roger l’accompagnant, tandis que Muriel s’occupait de faire dépanner la voiture et que les randonneurs de leçons s’entretenaient avec les enfants. Vers midi et demie le trio était arrivé à la ferme, d’où Muriel avait pu appeler Chloé encore à l’hôpital. Puis elle avait vu débouler la voiture de Cynthia, mais c’était Planteur, alerté par la secrétaire médicale elle-même prévenue par une copine infirmière. Tiens donc, avait pensé Muriel, Planteur a les clés de sa voiture ? Si ça se trouve il a passé la nuit chez elle. Il lui avait juste parlé du malentendu concernant l’hôpital et Muriel était repartie avec sa propre voiture, sans déjeuner, en lui demandant de faire manger Clémence et Nestor et de casser la graine avec eux ou de les attendre, comme il voulait. Il y avait du cidre dans l’arrière-cuisine.

Je vous ai épargné le brouhaha chez Sueur, je vous ferai grâce du silence qui noya ce déjeuner heureusement vite expédié. Nestor avait hâte de prendre sa revanche sur TOTO481, un (une ?) inconnu(e) qui à peine débarqué(e) sur le réseau venait de le battre pour un ko mal géré, mais on ne joue pas à table, surtout devant un râble de lapin à la moutarde et aux carottes nouvelles de l’année dernière, vu l’urgence. Clémence attendait impatiemment d’être seule avec Planteur pour continuer à ne rien lui dire, peut-être en lui faisant visiter la ferme – elle l’obligerait à mettre les grandes bottes, oui, c’était cool comme idée ; pourvu qu’il n’ait pas de trous à ses chaussettes, des patates, comme disait sa copine Marion.

Planteur buvait un coup de cidre maison en se repassant le film des derniers jours ; non sans regarder les enfants, alternativement, pour ne pas paraître privilégier Clémence, faisant le point de temps en temps sur elle, et chaque fois se disant qu’elle lui ressemblait bien peu, qu’elle avait peut-être même des airs de Roger, allez comprendre !

Le film, donc. D’abord cet après-midi où il regagnait son camping-car après une balade dans la campagne et où il s’était caché en apercevant les enfants qui rodaient autour. L’image de Clémence se hissant sur la pointe des pieds pour regarder à l’intérieur, les mêmes petits pieds décampant l’instant d’après, rejoignant leurs deux complices, quatre papillons palpitant dans la verdure.

Ensuite : le matin même. Alors qu’il projetait de rendre visite à Roger, discrètement, pendant que Muriel irait chercher Clémence à l’école et qu’elles feraient le chemin à pied, comme tous les mercredis, avec ou sans Nestor, en papotant, Anissa lui avait téléphoné ; elle l’invitait à déjeuner pour lui présenter quelqu’un d’exceptionnel. Un artiste. Tu ne devines pas ? Non, je ne vois pas du tout. C’est ça, elle est bien bonne. À tout à l’heure, idiot. Cette dernière réplique tournait comme une mouche dans son esprit. Il était passé au cabinet médical pour emprunter à Cynthia sa voiture ; elle avait un peu sourcillé, sans plus, mais l’avait appelé comme il arrivait chez Anissa. Jean-Claude venait d’être transporté aux urgences après avoir été accidentellement renversé par Hauchecorne.

Plus tard, l’expression de Muriel en le voyant arriver dans la Twingo. Tout ce qu’elle avait dû imaginer. Il lui expliquerait dès que possible. Jusqu’où irait-il ? Lui dirait-il qu’il possédait un double des clés de l’appartement de Cynthia – non de sa voiture – mais que c’était pour pouvoir y loger Jean-Claude en cas de besoin ? Au fait, n’y avait-il pas lieu de se demander si c’était bien la vraie raison de ce dépôt ? Planteur, vous faites un piètre psychologue.

 

Tony ne décolérait pas contre lui-même. Plus encore que contre les fermetures de classes ou la réforme du collège. C’est dire !

Ainsi, à la même heure probablement où il s’attendrissait au spectacle des petits de la maternelle jouant à escalader sa réplique de la Pierre (au fait, la commission de sécurité ne s’était toujours pas dérangée), Cédric pétait un câble, et on l’embarquait sous les yeux des badauds, tout ça par sa faute à lui. Il avait sous-estimé l’effet produit par son courriel, par les pièces jointes plus exactement, surestimé l’efficacité de sa mise en garde (« on ne peut écarter l’hypothèse d’un simple hasard ou encore d’un artefact »). Fautes d’autant moins pardonnables qu’il savait – était un des rares à savoir – pourquoi Cédric était rentré chez lui. Mieux – il rugit en y repensant –, lors d’une récente soirée, des amis de Paquita lui avaient parlé d’Enzo et il avait fait le lien avec le petit monstre dépeint par une copine, trombone dans le big-band du moribond Jupo et par ailleurs institutrice. Je suis nul, se disait-il en garant sa voiture sur le parking de l’hôpital.

Il y retrouva Amandine, qui venait d’être réquisitionnée, le premier interprète ayant déclaré forfait. Cela lui mit du baume au cœur. Au moins, on faisait appel aux personnes compétentes. Il remarqua la voiture des Donohue. Sûrement venus aux nouvelles, en voisins. Merde ! il avait failli oublier. Tout en se dirigeant avec Amandine vers l’entrée du bâtiment, il appela vite fait Anissa pour s’excuser. Elle lui apprit ce qui était arrivé à Jean-Claude. Planteur était à son chevet. Le déjeuner avec Bathurst était annulé. Mais Alan avait demandé à rencontrer Cédric. Tu rigoles ? Avait dit Tony.

– Quoi, tu rigoles ? demanda Amandine comme ils s’étaient arrêtés sur le parvis.

Il finit de raccrocher.

– Alan Bathurst, tu connais ?

– Le poète aveugle qui fait de la photo ? L’ami des *** ?

– Il veut rencontrer Cédric. Tu t’imagines devoir faire l’interprète ?

Il lui dit pour Jean-Claude. Elle le connaissait, bien sûr. Les Hauchecorne, en revanche, elle ne les situait pas. Elle fut peinée de la nouvelle, soulagée qu’il n’y eût pas plus de dégâts.

Ils montaient maintenant vers la chambre de Cédric. Tony posa une question dont la nouveauté l’étonna – comment s’avisait-il si tard de ce qui était tout sauf un détail ? Et comment avait-il pu vivre si longtemps dans une telle ignorance s’agissant d’une personne à laquelle il avait toujours prétendu s’intéressser, y mettant même, avouons-le, un point d’honneur ?

– Jean-Claude, à ton avis, il est sourd ?

– Pas que je sache. Tu lui as déjà parlé ?

– Oui.

– Tu t’en serais aperçu s’il l’était.

– Je peux pas jurer qu’il ait compris ce que je lui disais.

– Ça ne prouve pas qu’il n’ait pas entendu. Il y a tant de gens qui entendent sans entendre. Et réciproquement, d’ailleurs.

– N’empêche, Bathurst et lui… Je demande à voir.

– Et à entendre !

 

– Yes !

C’était Nestor, fier de sa victoire sur BePa94. Restait à battre TOTO481, mais l’adversaire réclamait une trêve. Il la lui consentit de bon gré, puis rejoignit Clémence et Planteur assis derrière la maison, leur circuit achevé. Il crut voir qu’à son arrivée ils se déprenaient la main.

– Alors, dit Planteur, cette revanche ?

 

Le soir, la Pierre chanta.

Le phénomène ne dura que quelques secondes mais fut perçu d’un grand nombre de témoins. Aucun n’eut la présence d’esprit, le réflexe, les moyens ou le temps de l’enregistrer, et les prétendues captations qui circulent sur la Toile sont des faux. Mais tous l’ont décrit dans des termes identiques.

Le soleil déclinant éclairait ou auréolait la Pierre, selon la perspective. Les promeneurs attardés avaient pris une dernière photo et rangé leurs appareils ; certains commençaient seulement à s’inquiéter d’une table pour le dîner, tout étant complet depuis longtemps, tu parles ! Muriel et Roger venaient de faire le tour rituel de la maison, et Muriel d’allumer une cigarette (elle en fumait deux ou trois par an). Ils regardaient justement de son côté quand la Pierre chanta.

Même Polaire et Choucas l’entendirent. Le blanc leva la truffe, jappa sèchement, Choucas à son tour fit de même, puis ils se remirent à leur précise et humble besogne.

Clémence souriait jusqu’aux oreilles. Elle ne ressemblait plus à personne qu’à elle-même.

Muriel vit les bottes posées près de la citerne. S’informa.

– C’était pour Planteur, maman, quand je lui ai fait visiter.

La Pierre se tut. Mais le ciel et la terre résonnaient encore de son chant. Et lui, à quoi ressemblait-il ?

Vous avez raison : à celui de l’idiot.

 

(À suivre.)

Accès direct aux épisodes :

1

2

3

4

5

6

7

8

9

10

11

12

13

14

15

16

17

18

19

20

21

22 & Épilogue

 

Sommaire

Index des personnages

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article