La Pierre, épisode 10

Publié le par Louis Racine

La Pierre, épisode 10

 

10.

 

Roger Hauchecorne ouvrit la porte et scruta la nuit. Près du portail palpitait une ombre.

Il rappela les chiens. Muriel et sa fille s’étaient repliées dans la salle. Planteur essayait de voir par-dessus l’épaule du dominus.

– Vous attendiez quelqu’un d’autre ? se permit-il.

– Eh ! mon cœur, c’est Jean-Claude.

Roger se retourna brusquement, forçant Planteur à s’écarter, ouvrit la porte sur l’escalier de la cave, y fit descendre les chiens, les enferma, et sortit à la rencontre de l’idiot.

Muriel était revenue, Clémence accrochée à son gilet.

– Je sais pas pourquoi, avec lui ils aboient toujours comme ça. Il est pourtant pas méchant.

Roger poussa Jean-Claude dans l’entrée, puis dans la salle, et alla calmer les chiens avant de les libérer. Méfiants, ils vinrent renifler les mains et l’entrejambe du visiteur. Choucas fit mine de gronder, fut rappelé à l’ordre. Polaire et lui cherchèrent à se donner une contenance. Roger les mit dehors.

Muriel avait installé l’idiot devant la cheminée et lui avait servi un verre. Clémence avait fini de déballer son livre. Sa mère avait posé le sien sur une chaise.

– Le Petit Prince ! Trop bien !

– Tu ne l’avais pas ?

– Non, et le maître nous a dit de le lire !

– Ah ben j’ai de la chance alors.

Celle de connaître Tony.

Jean-Claude regardait tout le monde en souriant et en produisant, bouche fermée, une espèce de chant, presque imperceptible, comme atténué par une énorme distance, et sur une seule note, plutôt aiguë. Le chant de Jean-Claude. Il fallait beaucoup s’approcher pour se convaincre qu’il émanait de lui, à la différence de l’odeur qui avait pris possession des lieux, dominant celle des chiens.

Ce qui était sûr également, c’est que ce chant exprimait la satisfaction. On pouvait y entendre aussi de la reconnaissance, si embarrassante fût-elle. Enfin, il était content, c’était ça l’essentiel.

– Alors Jean-Claude, qu’est-ce que tu racontes ? demanda Roger.

– Attends, laisse-le boire, dit Muriel. C’est du muscat. C’est bon.

Les yeux fixés sur l’idiot, elle lui parlait comme à un idiot. Aussi touchante que lui en somme. Le sachant peut-être, certaine en tout cas de n’obtenir aucune réponse articulée. Il fallait être Migraine pour prétendre avoir discuté avec Jean-Claude.

Planteur avait pris Clémence sur ses genoux et elle lui faisait la lecture. Elle s’interrompit soudain :

– Maman, ça sent drôle.

– Tu trouves, ma puce ?

– C’est mon eau de toilette, dit Planteur.

Roger eut un air dédaigneux, Muriel s’occupa de son cadeau.

– Le Cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates, déchiffra-t-elle. Le titre est aussi long que le livre !

– J’espère que ça vous plaira. Mais, si vous aimez lire...

– T’aimes lire, mon cœur ? demanda Roger.

– Ça dépend quoi.

Le dialoguiste se surpassait.

Jean-Claude avait fini son verre et de nouveau regardait autour de lui en souriant. Sur une table traînait Le Courrier cauchois. Muriel saisit la balle au bond.

– On parle de vous dans le journal !

C’était le dernier numéro, avec en une l’éclipse à venir mais aussi les pylônes inutiles et à côté la Pierre, qui semblait se moquer d’eux et menacer le terrain de golf. Fallait-il en envisager la fermeture ? Muriel feuilleta énergiquement l’épais cahier, mit sous les yeux de Jean-Claude sa propre photo, signée Anissa.

– C’est vous, là ! On s’est fait du souci !

– Et vous, qu’est-ce que je vous sers ? demanda Roger à Planteur. Un planteur ?

– Roger, dit Muriel. T’exagères.

– Mais non, dit Planteur.

Ils décidèrent d’ouvrir le vin. Roger cependant préféra un jaune. Muriel envoya Clémence se coucher avec son livre. Elle aurait le droit de lire au lit après s’être lavé les dents. Restait Jean-Claude. On fit comme d’habitude. Roger l’installa au sous-sol, près de la chaudière, où il étala le vieux matelas qui était devenu le sien. Il y avait là un lavabo et un w.-c. Il lui donna deux gros sandwiches, un verre et une couverture, et lui souhaita bonne nuit. Il remonta, ferma à clé la porte sur l’escalier. Il ne faisait pas trop froid, les chiens dormiraient dans leur niche. Il rejoignit les autres. Il était huit heures et demie.

– Il cocotte, l’animal !

– Faudrait lui donner un bon bain, ou une douche, mais j’avoue que j’ai pas le courage.

– T’as qu’à le passer au jet demain dans la laiterie.

– Vous l’hébergez souvent ? demanda Planteur.

– Oh non ! dit Muriel ; deux ou trois fois par an. L’hiver, dans la cave. Sinon, dans la remise. Et il reste jamais longtemps ; deux trois jours. Il est délicieux, ce vin.

– C’est quand même pas une solution, dit Roger. Pourquoi ils l’ont pas gardé à Janet ?

C’est là, à l’hôpital psychiatrique du Havre, qu’il s’était réfugié, plus d’un mois après sa disparition. Le Courrier cauchois comme la presse quotidienne régionale (celle-ci sous le titre « L’éclipse de Jean-Claude ») avaient donné l’information, en brodant beaucoup. Il subsistait de vastes zones d’ombre.

Pur hasard ou obscure nécessité (certains disaient : effrayé, voire influencé par la Pierre), Jean-Claude avait quitté le village pour une retraite inconnue, probablement en pleine nature, vu l’état de ses vêtements. Ce qu’il y avait fait, comment il y avait subsisté, mystère. Puis, un matin, il s’était présenté à l’HP du Havre, où on le connaissait, et où on le garda quelques jours. Curieusement, malgré l’énorme battage autour de sa disparition (avec, par exemple, la création d’une page facebook spécialement dédiée), on attendit quarante-huit heures avant d’aviser la police, qui tarda elle-même à contacter les médias. Quand la nouvelle se répandit que l’idiot était au seul endroit où on ne l’avait pas cherché, bien que le plus logique (formule aussi discutable que séduisante), on l’en avait déjà renvoyé, faute de place, de moyens, et rien ne laissant craindre qu’il ne pût continuer à se débrouiller tout seul, ni dangereux ni lui-même en danger.

Cela n’expliquait pas comment il avait perdu sa moufle, presque une partie de lui-même.

Seuls trois jeunes crétins – plus, peut-être, le principal intéressé – en savaient davantage. Mais ceux-là n’avaient aucune intention de témoigner, et celui-ci en était incapable.

 

Tandis qu’il s’enroulait dans sa couverture, avec son anorak pour oreiller, ses sandwiches reposant intacts sur le ciment, là-haut, on passait à table.

– Alors, dit Roger en débouchant la deuxième bouteille de blanc, qu’est-ce que vous racontez ? Psychologue ? À part Jean-Claude, y a pas de fous par ici.

– Roger, dit Muriel.

– Je rigole. Des fous, y en a plein, à commencer par moi.

– Ça me paraît en effet un bon début, dit Planteur, qui, devant l’air effaré de Muriel, ajouta : Je rigole. 

– Servez-vous, dit-elle en lui présentant la terrine de poisson.

– Je veux dire, dit Roger, que je suis fou de vous recevoir sous mon toit.

– Allez-y, servez-vous.

– À cause de ma réputation ?

– Non, ça j’en ai rien à foutre. À cause de ce qui s’est passé. Je m’occupe pas de ce que les gens disent, mais de ce qu’ils font. Surtout quand c’est à moi qu’ils le font.

– Je vous ai fait quelque chose ?

Roger éclata de rire :

– Monsieur est psychologue !

– Roger, dit Muriel.

– Quoi ?

– Sers-toi.

– Ce qui est passé est passé, dit Planteur.

– Mais ce qui est fait est fait.

– Fallait pas m’inviter, alors.

– Oui, puisque je suis fou. Et que vous êtes psychologue.

– Je crois plutôt que vous êtes quelqu’un de bien, et d’intelligent.

– Dans cet ordre.

– Dans l’autre si vous préférez.

– On est mal partis, dit Muriel.

Elle attaqua son assiette.

– Et on n’en est qu’à l’entrée, dit Planteur.

– Pourquoi ? dit Roger. Y a autre chose ?

Il se tourna vers Muriel :

– T’as préparé autre chose pour l’invité ?

– Si vous voulez, dit Planteur, je peux aller partager le repas de Jean-Claude à la cave.

– Sous mon toit, dit Roger. C’est ça qui pourrait me gêner.

– Bon, mais alors qu’est-ce que vous attendez de moi ?

– On parle sérieusement ?

– Ça fait un moment, non ?

Roger remplit les trois verres.

– Muriel m’a raconté vos ennuis, tout ça. Je dirais pas que ça vous rend plus sympathique, mais au fond je sais pas pourquoi, j’ai toujours eu de l’estime pour vous. T’as quand même dû insister, mon cœur. T’as bien fait. Oui, ça me plaît que vous soyez là. Y a un sujet dont j’aimerais causer avec vous, avoir votre avis. De psychologue, et d’homme tout simplement.

– Quoi donc ?

– La Pierre.

 

(À suivre.)

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