La Pierre, épisode 17

Publié le par Louis Racine

La Pierre, épisode 17

 

17.

 

Friande de tragédies de proximité, la presse locale fit toutes ses unes jusqu’au week-end sur ces faits divers, ce qui ne l’empêchait pas d’exploiter, dans ses dernières pages, les dépêches d’agence relatives aux nouvelles du lointain, aux séismes, aux armes etc. Outre la pierre de folie, déjà mentionnée, on eut ainsi droit au « coup de Pierre » et à ce titre : « Une démence venue du ciel ? », contrepèterie trop peu salace pour la Comtesse et qui fut remarquée de Tony Lemétais sans que l’apiculteur en lui grimpât au rideau. Je ne sais pourquoi on échappa au Village des damnés, mais un éditorialiste se reprocha publiquement d’avoir employé par dérision le terme de malédiction, que trop de lecteurs avaient pris au pied de la lettre.

Je relève aussi cette légende accompagnant une photo de la Pierre nettement inférieure à son sujet : « Comment ne pas perdre la tête ? » Car rechercher l’à-propos peut conduire à la gaffe. Le folliculaire ignorait tout des investigations de Cédric Lepiller et du dossier qu’il avait constitué. Or une des pièces importantes sinon majeures en était la décapitation de Louis XVI. Cela peut paraître absurde, et ce l’était sans doute. Une chance toutefois que l’article ne fût pas tombé sous les yeux de Cédric.

Seuls Amandine et Tony, en dehors des professionnels de la santé, connaissaient la raison exacte de son trouble. Paquita s’en faisait une idée fausse ou lacunaire. De même, seuls Chloé, son frère et un médecin savaient de quoi souffrait Dermot. Pour Roger, en revanche, on disposait de pas mal d’éléments ; on s’en débrouillait, et la relative limpidité de son cas se communiquait aux deux autres.

La presse avait bien sûr ressorti la photo gratuite de Jean-Claude par Anissa.

Sur le chant de la Pierre, elle choisit de garder le silence. L’article était prêt, et bon pour la une (avec en grand titre Diva), mais le phénomène avait duré trop peu de temps et n’avait pas eu de suites. En clair, on attendait qu’il se reproduisît.

Tony eut beau intercéder, argumenter, supplier, Cédric fut transféré à Pierre Janet. Le psychiatre en chef jugeait son état très sérieux. Les visites, brèves, espacées de deux jours, seraient réservées à Paquita et à l’instituteur, en présence d’Amandine ou d’un autre interprète de l’association.

Quant à la carte maîtresse qu’il pensait détenir, Tony se vit interdire de la jouer.

– Encore une photo ! Vous voulez lui enfoncer la tête sous l’eau ?

– Regardez quand même ; ça me paraît convaincant.

– Il ne s’agit pas de convaincre. C’est trop tard, ou trop tôt.

Amandine partageait cet avis, même si elle reconnaissait que la photo était intéressante. Elle avait été prise un hiver par les amis qui hébergeaient Bathurst. Ils l’avaient confiée à Tony par l’intermédiaire d’Anissa, suite au dîner avec les Donohue. Elle représentait une maison du Havre sur le toit de laquelle la neige semblait avoir écrit un mot mystérieux. Tony avait pensé la montrer à Cédric pour lui prouver que l’inscription sur la Pierre pouvait être un pur effet du hasard.

– C’est comme la forme des nuages, disait-il.

– La différence, fit remarquer un jour Anissa, c’est que la neige fond et que les nuages se métamorphosent sans cesse. Mais dis donc : Enzo, y a pas un gamin qui s’appelle comme ça dans la famille de Cédric ?

Tony confirma, et expliqua. Cédric menait depuis des semaines des recherches obsessionnelles sur la Pierre, avec un vrai diable dans les pattes. Ce n’était pas pour y trouver inscrit le nom dudit diable. Il avait craqué. À quoi ça tient parfois !

 

Le dimanche, au marché, on parlait encore beaucoup de l’épidémie. À voix basse, ou trop fort au contraire et en riant, mais toujours en se surveillant mine de rien, des fois qu’un nouveau cas se déclarerait là, dans la foule. Des plaisantins simulaient, le public appréciait plus ou moins. En réaction à son mime, un gamin reçut de sa mère une taloche qui valut à celle-ci les gros yeux des témoins. Devant l’étal d’huîtres de la Manche – belle affluence, comme d’habitude, malgré la fin de la saison –, une vieille dame fit un malaise. On crut de loin à un coup de Pierre, ou aux prémices d’une bagarre (celle de la boulangerie ayant été mise au nombre des méfaits du Caillou).

Cyril et Chloé eurent la vedette. La petite Hangard, surtout. On lui demanda des nouvelles de son compagnon. Il était rentré à la maison, il se reposait. Les examens n’avaient rien donné. Mais qu’est-ce qui s’était passé exactement ? Chloé resta évasive : une crise d’angoisse. Ça étonnait bien un peu ; une baraque comme lui. Enfin, Dermot était un artiste. Ceux qui n’avaient pas encore revu Cyril l’interrogèrent sur son séjour à Singapour. Il les renseigna, heureux de leur apprendre qu’il y avait retrouvé des copains de l’Hydro ! Et alors, qu’est-ce qu’on en disait, là-bas, du Caillou ? Déjà, les Français l’appelaient toujours la Pierre, pour éviter la confusion avec la Nouvelle-Calédonie.

On s’épiait, mais on n’oubliait pas de lever de temps en temps un œil dans sa direction à Elle. Le temps de l’indifférence était passé. Il reviendrait peut-être. En attendant, il fallait assurer le quotidien, pas ? Bavarder y aidait. C’était se vérifier.

Muriel était à son poste, avec ses produits fermiers. La petite Clémence, bien mignonne, tenait la caisse. Roger ? Oui, tout à fait rétabli. Oh ! il s’en voulait ! Il avait même proposé de s’occuper personnellement de Jean-Claude, mais c’est Cynthia qui l’avait pris chez elle. Oui, ça allait mieux. Il se remettait.

Soudain, la foule s’écarta. Pas pour laisser passer Planteur, quand même !

Pas pour lui, en effet.

À son côté marchait un curieux personnage. On eût dit un échassier embourbé.

Il avançait à grands pas alentis, les yeux masqués par des lunettes noires, une canne blanche à la main.

Il portait un costume ignoré d’Octeville, où l’on n’est pas familier des stylistes aborigènes d’Australie.

De type européen pourtant, la quarantaine bien sonnée.

Il s’entretenait avec Planteur, et aussi avec Tony, qui les avait rejoints.

Il avait un léger accent québécois.

C’était Alan Bathurst.

 

Anissa se refit un thé, que comme les deux précédents elle laissa à moitié bu quelque part sur le trajet sinueux entre son labo, la cuisine, le jardin, la chambre et le bureau.

Pleurer l’avait un peu calmée. Parler à Chloé aussi. Elle ne se rendait pas compte si elle avait eu raison d’accepter son invitation. À un moment, elle faillit la rappeler pour décliner. Elle n’osa pas. Et puis, ça lui ferait du bien de se forcer. Non, il lui fallait un conseil. Elle appela Cynthia.

C’est justement la secrétaire médicale qui l’avait alertée : Tu as vu ? ils ont repris ton idée. Elle faisait allusion à la campagne de communication de l’association Aurore (« Ayons l’élégance d’aider ceux qui n’ont rien ») et à ces photos de SDF estampillées de pastiches de grands noms de la mode. Dès l’automne, Anissa avait conçu un projet identique, mais au moment de le proposer à une autre association elle s’était dégonflée, et voilà qu’on lui avait coupé l’herbe sous le pied sans qu’elle puisse rien prouver, elle n’était même pas sûre que ce ne soit pas un hasard. Heureusement qu’il lui restait Solos, la collaboration avec Tony, ça, putain, s’ils lui prenaient leur bébé, ça chierait fécal et pas que.

– Alors ? Tu vas mieux ?

– Ouais, moyen. J’ai besoin d’un conseil.

Elle lui parla de l’invitation chez les Donohue.

– Quoi ? Avec Bathurst ? Je croyais que Dermot voulait pas le rencontrer. C’est même toi qui lui avais proposé, non ?

Encore une fois, Anissa s’était laissé doubler. Elle ne releva pas.

– Écoute, je sais pas comment Chloé s’y est prise, mais Bathurst était au marché d’Octeville, ils ont fait connaissance, ils ont parlé Australie avec Cyril, il y avait Planteur aussi, et Tony, Chloé a invité Bathurst à déjeuner, entre Dermot et lui ç’a été le coup de foudre, il y passe l’après-midi, ils vont le garder à dîner, ils m’invitent et je le ramènerai. Qu’est-ce t’en penses ? Je vais pas me sentir de trop ? Tu crois qu’ils en ont quelque chose à foutre de mon travail ?

– Y aura Tony ?

– Oui. T’as raison, je vais y aller. Avec Tony, au moins, je me sentirai en confiance. Et dis-moi, comment va Jean-Claude ?

 

Indiscutablement, le courant passait bien entre l’aveugle et celui qui craignait de le devenir. Mais ce qu’Anissa perçut dès son arrivée, et avec la plus grande force, c’est que Bathurst était tombé sous le charme de Chloé.

Elle n’avait pourtant pas assisté à leur rencontre, ni à ce déjeuner où la jeune femme avait réussi à imposer le poète, lequel prononça un vibrant éloge du marché d’Octeville, le mettant très haut pour ses ressources sensorielles, olfactives notamment, plus haut encore que celui de Sainte-Cécile. Elle s’était épargné le soupçon que ce dithyrambe visât à rendre hommage à l’hôtesse improvisée. Certes, Bathurst et Dermot faisaient déjà une paire d’amis, quand Anissa débarqua vers la fin de l’après-midi ils en étaient à leur dixième tour de jardin après avoir passé quatre heures dans l’atelier et descendu quelques Wrasslers, pendant que Nestor remportait la belle sur TOTO481, personne apparemment ne se doutait de rien, mais cela sautait aux yeux, Bathurst kiffait Chloé.

Ignorant le secret de Dermot, Anissa ne pouvait savoir que le peintre était allé jusqu’à confier au poète ses appréhensions irraisonnées. Elle ne comprit pas non plus le regard inquiet de Chloé quand, à l’apéritif, Dermot proposa à Bathurst de goûter son Barry Crockett : c’est qu’elle se demandait, peur tout aussi mal fondée, si ce whiskey n’avait pas contribué au déclenchement de la première crise. Bathurst le déclara somptueux. Il jugeait en connaisseur, comme le prouva l’échange qui suivit avec Dermot et Tony (Anissa se réjouit de le voir enfin arriver, accompagné d’Amandine, une fille cool), et où l’on compara les pure malt irlandais et écossais, rivalisant de lyrisme et de mauvaise foi. Chloé resplendissait, Anissa picolait, se goinfrait d’amuse-gueule, elle avait presque oublié son chagrin.

Au dîner, elle fut à son affaire. On causa photographie. Le projet Solos émerveilla Bathurst. Là encore, Anissa eut l’impression que ses effusions débordaient sur Chloé, leur vraie destinataire. Elle savoura quand même des encouragements et des compliments si bien sentis. Prié de s’exprimer sur sa propre activité de photographe, le poète aveugle fut beaucoup plus réservé, presque timide. Il osa cependant se moquer des artistes qui voyaient trop bien ce qu’ils faisaient. On parla du flou, du bougé, du hasard. Des reflets, aussi. Il loua le travail de Florence White, exemplaire par sa rigueur et sa sensibilité, gages d’ouverture en somme, un travail qui provoquait le dialogue au point de lui avoir inspiré quelques babioles, des poèmes écrits à l’aveugle. Puis on évoqua Oliver Sacks. Anissa depuis un moment était songeuse. Que se serait-il passé si Bathurst avait pu voir les yeux de Chloé ? Mais quelle question ! C’était comme les photos de Florence White ou les tableaux de Dermot : il les voyait.

On but encore, et devant Nestor mi-fâché, mi-ravi, Tony révéla enfin qui était TOTO481, tout en félicitant le jeune vainqueur. Je suis bête, j’aurais dû m’en douter, dit celui-ci, mais pourquoi 481 ? Parce que c’est le code Insee d’Octeville. Le code postal aurait été trop parlant.

Bathurst, on l’avait deviné, était joueur de go. Mais Chloé interrompit leur conversation pour envoyer Nestor au lit.

– Mais y a pas école ! C’est les vacances !

– Il est très tard, mon bonhomme. Dis au revoir et va faire des yeux pour demain.

L’expression acheva de conquérir l’aveugle.

 

(À suivre.)

 

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