La Pierre, épisode 15

Publié le par Louis Racine

La Pierre, épisode 15

 

15.

 

Même sans la Pierre pour la guider, elle eût facilement trouvé son chemin. Elle l’avait parcouru plein de fois depuis une semaine, mentalement ou pour de vrai, comme pas plus tard que cet après-midi en rentrant de l’école avec Nestor, qui connaissait son plan et l’approuvait, même s’il transformait son soutien en défi : T’es pas cap’ ! Ça avait fini de la convaincre que ce n’était pas n’importe quel projet, qu’il méritait une certaine considération.

La Pierre en tout cas était là, et bien là, pas aussi belle qu’avant, la faute aux balises, mais comme ça elle ne causerait pas d’accidents. Clémence lui adressa un amical salut. Brave Pierre à qui elle devait tant !

Elle n’était pas trop inquiète du côté des parents. Puisqu’ils comprenaient tout si bien et qu’ils la trouvaient si grande, ils comprendraient sans peine que ce qu’elle faisait là c’était un truc de grande. Elle sentait quand même un léger problème concernant le dessin qu’elle avait laissé dans sa chambre : elle était capable de percevoir la contradiction. Mais elle était tout aussi capable de vivre avec ; c’était décidément une grande, on n’a pas tort de dire que sept ans c’est l’âge de raison.

Ce qu’il y avait c’est qu’elle ne savait pas vraiment au-devant de quoi elle allait.

Cela prit la forme d’un fantôme tout blanc, qui semblait l’attendre, perché sur une poubelle au bout de la cavée, en bordure de la Promenade.

Terrorisée, elle réussit à faire encore un pas ou deux, et même à articuler : Alors, on nest pas couché, monsieur le goéland ?

Et toi, petite ?

Ça, elle l’imaginait, mais ce qui était réel c’est qu’il s’était mis à déployer ses ailes et à ouvrir le bec en la regardant fixement. Elle détala.

Tant pis pour ce que dirait Nestor. Elle courait à toutes jambes, prête à hurler si le monstre se lançait à sa poursuite et l’attrapait aux cheveux ou essayait de lui arracher son sac à dos Hello Kitty, mais quand elle se retourna elle vit qu’il n’avait pas bougé, les ailes démesurément étendues, l’air furieux. Sûrement celui de l’autre jour.

Les chiens jappèrent mais ne réveillèrent pas ses parents. Vite, elle regagna sa chambre, et avant de se coucher alla glisser sous l’oreiller de son père le dessin qu’elle lui avait fait avec écrit « Papa je t’aime ». La balade l’ayant inspirée, elle y avait ajouté « Maman aussi », sinon peut-être sa mère risquait d’être un peu jalouse.

 

Désormais bonnes dernières, les handballeuses d’Octeville avaient toutes chances de le rester ; leur défaite à domicile 17-26 contre Mérignac, antépénultième au classement général, laissait mal augurer du déplacement à Cannes, le 2 mai. Et pourtant, les filles étaient bien décidées à « garder la tête haute jusqu’au bout ».

Au rendez-vous des philosophes, on était surtout remonté contre l’entraîneur girondin. « Ce n’est jamais facile de s’imposer à Octeville, avait-il déclaré, car même lorsque [les Octevillaises] sont diminuées, il y a toujours un supplément d’âme ici. » Le sens profond de ces paroles n’échappait à personne : Benedetto s’était foutu de leur gueule. Le supplément d’âme, c’était ce fichu caillou qui de toute évidence perturbait l’équipe locale.

La récente actualité villageoise ne risquait pas de lui redonner le moral.

Jusqu’alors personne parmi les journalistes, même des moins exigeants, n’avait osé employer à propos de l’affaire d’Octeville l’expression pierre de folie. Hélas ! en quelques heures elle conquit les médias, à la faveur de ce qui parut à quelques beaux esprits mériter le nom d’épidémie. Terme pertinent – quant à leur propre maladie, si prompte à se propager.

Certes, le premier cas se déclara au plus près de la Pierre, et en rapport étroit avec elle. Mais l’élément déclencheur était d’origine exotique : c’était une pièce jointe à un courriel adressé par Tony Lemétais à Cédric Lepiller, un genre de relevé épigraphique. Tony avait eu beau l’envelopper d’une épaisse couche de précautions oratoires, Cédric en le découvrant à son lever, vers dix heures et demie, poussa un cri de terreur (ou l’équivalent) et se précipita quasi nu dans son jardin. Les badauds arrêtés sur la Promenade comprirent qu’il avait besoin d’être secouru et alertèrent la police et le SAMU. Il échappa à l’interpellation pour attentat à la pudeur mais fut transporté aux urgences de l’hôpital Jacques Monod, où il se révéla incapable de s’expliquer sinon avec la plus grande confusion, malgré l’assistance d’un interprète – pas Amandine, hélas ! – et les encouragements de Dermot Donohue, qui arriva sur ces entrefaites.

Il demandait à être admis pour des examens neurologiques. Chloé l’accompagnait, en larmes. Elle avait passé une partie de la nuit à le raisonner, à le câliner ; à l’aube, il s’était enfin endormi pour une couple d’heures ; mais, au cours de la matinée, le symptôme s’était manifesté trois fois. Dermot n’avait pas attendu la quatrième.

C’était pitié de voir cette force de la nature perdre tous ses moyens sous les coups d’un harcèlement pernicieux ­– invisible, sans jeu de mots. L’étrangeté du mal contribuait fortement à l’aggraver. La détresse de Dermot se lisait dans son regard, mais s’épanchait à travers les larmes de Chloé, qui lui procuraient un exutoire d’autant plus efficace qu’elle-même aurait voulu souffrir à sa place. Lui revint alors cette idée qui l’avait visitée comme un rêve, un jour qu’elle écoutait la chanson de Camille : que la Pierre était venue prendre leur douleur. Un fantasme que démentait cruellement leur propre souffrance, et qui faisait naître de drôles de questions : qui eût-il fallu soulager ? Eux ? L’humanité entière ? De quelle douleur, secrète dans leur cas – ils n’avaient jamais été aussi heureux ? Non, ça n’avait pas de sens.

Mais qu’est-ce qui en avait s’agissant de cette Pierre ? Voilà maintenant que de temps à autre, de plus en plus souvent, elle s’effaçait un court instant du paysage, pour Dermot et pour lui seul ! Dès la première fois, Chloé avait été frappée par la réaction de son compagnon. Elle ne le connaissait pas depuis très longtemps, mais jamais elle n’eût soupçonné qu’il pût paraître aussi angoissé. Ils avaient attribué ce mirage à la fatigue : Dermot s’était jeté tout entier dans son nouveau projet, il y travaillait et y pensait nuit et jour, de quoi être épuisé. Mais, si plausible fût-elle, l’explication n’avait pas semblé le satisfaire, et il gardait dorénavant sur le visage une nuance d’effarement qu’elle ne lui eût jamais imaginée. De son côté, elle avait eu des doutes. Non quant à la sincérité de Dermot, dont le désarroi ne pouvait être feint – et pourquoi eût-il joué à ce jeu ? Quelle drôle d’idée, encore ! –, mais concernant sa solidité mentale. La deuxième fois, surtout. Ils prenaient le thé dans le jardin. Dermot en avait laissé tomber sa tasse, puis il avait été pris de tremblements. C’est alors qu’il lui avait confié la crainte qu’il avait de perdre la vue. Une éventualité aussi gratuite que dénuée de rapport avec ses hallucinations. Elle n’avait pas eu de mal à le lui faire reconnaître. Mais cette angoisse qu’il disait ancienne s’était mise à le hanter en permanence. Elle avait du reste pu être ravivée récemment par une conversation qu’il avaient eue avec Anissa, la plasticienne et photographe amie de Tony, lors d’un dîner où il les avait invités ensemble. Il y avait là aussi un couple de Havrais, elle chanteuse, lui pianiste. Au cours de la soirée, Anissa leur avait parlé d’Alan Bathurst, le poète aveugle. Il venait de se lancer dans la photographie. Dermot avait marqué un vif intérêt pour son parcours, mais quand Anissa lui avait proposé d’organiser une rencontre, Bathurst s’étant justement établi au Havre pour six mois, il avait battu en retraite, comme terrifié par le risque d’une contagion, et il avait fallu changer de sujet.

Ainsi, alors même que leur relation se concrétisait dans l’enfant à naître, elle subissait les atteintes sournoises d’un mal inconnu, qui ne tirait sa force que de la peur qu’il inspirait.

Debout côte à côte dans la salle d’attente bondée, ils attendaient. Dermot s’était calmé, les yeux de Chloé avaient retrouvé leur éclat ordinaire. Brusquement elle eut un de ces sourires que les romanciers repèrent les premiers sur les lèvres de leurs personnages mais qu’ils ne savent pas forcément décrire. Bah ! qu’ils s’en laissent charmer, cela fait partie des joies du métier. Dermot bien sûr n’y fut pas insensible.

Et, malgré son angoisse, il comprit.

Il tendit la main comme elle voulait la lui prendre pour la poser sur son ventre.

 

Pendant que Cédric recevait des soins et que Dermot s’entretenait avec un médecin, Planteur déboulait à son tour aux urgences dans la voiture de Cynthia, pour apprendre que la personne qu’il cherchait n’était pas là. Allez voir à l’hôpital de l’Estuaire, lui conseilla-t-on. Damned ! il avait oublié ce concurrent fraîchement implanté tout près d’Octeville au nom des intérêts de la médecine privée. Il repartit, décida de passer quand même chez les Hauchecorne, et fit bien, car il tomba sur Muriel, qui cherchait quelqu’un pour lui confier les enfants avant de retourner auprès de son mari.

Une heure plus tôt, en effet…

Roger était occupé à repeindre les colombages du futur gîte. Il sifflotait.

Il avait plutôt bien géré les suites de la bagarre à la boulangerie. Tout le monde savait que le couple Paimparay battait de l’aile, il n’avait pas l’intention d’accabler Monique. Il n’était pas trop en colère non plus contre les gens du village. Ils s’étaient montrés relativement corrects pendant ces huit années. Le plus important, et le plus incroyable en fait, c’était que Clémence eût été épargnée par les rumeurs. Peut-être qu’au cours de sa scolarité ça aurait changé ; sûrement même, au collège, quand on entendait Cynthia parler de sa nièce, de ce qu’elle lui racontait – ou pas –, tout ça.

Maintenant le mal était fait. Et pour le bien de toute la famille.

Muriel ? Oh ! c’était à elle – avec Clémence – qu’il en voulait le moins. Elle avait eu son heure de gloire à la boulangerie. Ça valait largement le fric qu’elle leur avait filé pendant des semaines et les croissants qu’ils pouvaient maintenant se carrer où il pensait.

Il sourit. Un sacré bout de femme que la sienne.

Il posa son pinceau en équilibre sur le bord du pot, et du revers de sa manche s’épongea le front. Le soleil rasait la Pierre, l’atteignant en plein visage. Là-bas, derrière la Promenade, les voitures des flics et du SAMU quittaient le domicile de Cédric Lepiller. Non, ça ne le regardait pas. Il constatait seulement.

Il allait reprendre son pinceau, quand le téléphone sonna. Il hésita, puis acheva son geste. Muriel répondrait. Mais la sonnerie se prolongeait. Qu’est-ce qu’elle fichait ?

Il y eut un silence de quelques secondes, puis on rappela. Il dévala l’échelle et courut vers la maison, conscient de s’énerver pour rien, sûr de son aptitude à se dominer mais étonné par l’intensité de son agacement.

Il crut qu’il arriverait trop tard, décrocha sans doute à la dernière seconde.

– Monsieur Hauchecorne ? C’est Chloé. Désolée, j’arrive pas à joindre votre dame. C’était pour vous demander si vous pouviez prendre Nestor à déjeuner et le garder une partie de l’après-midi, il faut que j’emmène Dermot aux urgences ; c’est pas grave, mais (il entendit une grosse voix protester en arrière-plan)… Bon, je compte sur vous, on se rappelle… Un grand merci !

La panique. Elle n’allait pas le gagner lui aussi ? Vu l’heure, Muriel devait juste être allée chercher Clémence à l’école. Mais pourquoi elle répondait pas ?

Il composa le numéro de son portable et l’entendit sonner dans l’entrée. Elle était partie sans ; sa veste n’était plus là, ni son sac.

Alors, toujours partagé entre la lucidité et une espèce d’aveuglement volontaire, il attrapa les clés de la voiture et se précipita vers le garage. Il démarra, franchit le portail en trombe, faillit heurter les chiens, il n’aurait plus manqué que ça, prit le chemin à une vitesse insensée, puis le raccourci, à savoir la route condamnée, accéléra encore, les barrières avaient été enlevées, il savait qu’il n’avait pas besoin de tant se dépêcher, mais c’était plus fort que lui, de toute façon les badauds l’avaient entendu arriver, ils n’allaient pas traverser, il passa à toute vitesse, ignorant cris et doigts d’honneur, retrouva la route principale et un peu de cette tranquillité qui faisait le fond de sa réputation, qu’est-ce qui m’arrive, se dit-il, qu’est-ce qui nous arrive à tous, c’est quand même pas cette Pierre, et quand à la sortie du virage il vit l’anorak rouge il était trop tard.

 

(À suivre.)

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